14 décembre 1941 :« Cent juifs, communistes et anarchistes seront fusillés … »

Texte tiré de la brochure (à venir) : « Auschwitz, ne pas oublier. Des anarchistes dans l’enfer concentrationnaire« 

Le 14 décembre 1941 est une date fatidique et fondatrice dans le calendrier de la répression nazie pendant l’occupation : 95 otages furent fusillés ; 69 au Mont Valérien, 13 à Caen, et 9 à la Blisière, près de Châteaubriant. Sur le total de ces 95 fusillés, 83 avaient été arrêtés par la police Française et 6 par la Gendarmerie Nationale. Seuls 6 avaient été arrêtées par les autorités allemandes.

Ces exécutions sont les plus massives depuis le début de l’Occupation en 1940 et de la mise en œuvre, en août 1941, de « la politique des otages » des autorités occupantes. Mais elles signent aussi un changement radical de stratégie des Nazis dans la logique idéologique qui structure leur répression.

Du fait de la propagande résistentialiste du Parti Communiste après-guerre, on a surtout retenu cette date comme celle où Gabriel Péri, député Communiste d’avant-guerre, fut fusillé au Mont Valérien. Mais cette propagande occulta deux faits importants : d’une part que les anarchistes étaient également désignés par les nazis comme ennemis idéologique à abattre, et d’autre part que cette date fut celle où  les nazis fusillèrent les premiers otages juifs, préludant ainsi à la politique de leur déportation et massacre systématique.

L’avis publié par le Général commandant nazi en France (Militärbefehlshaber, Commandement militaire des forces allemandes en France, MBf), reprit par toute la presse annonce :

« Des soldats allemands ont été assassinés dans le dos et blessés. En aucun cas les assassins n’ont été arrêtés. Pour frapper les véritables auteurs de ces lâches attentats, j’ai ordonné l’exécution immédiate des mesures suivantes : … 100 Juifs, communistes et anarchistes, qui ont des rapports certains avec les auteurs des attentats, seront fusillés. »

Comme le remarque Gaël Eismann dans son article « Le tournant de l’été 1941 dans la politique répressive du Commandant militaire allemand en France »[1], « le terme « anarchiste » ne désigne pas, contrairement à ce qu’on écrit parfois (voir notamment C. Cardon-Hamet, Mille otages, op. cit.), ceux que le MBf et ses services désignaient comme « gaullistes ». Le « code des otages » distingue en effet clairement les « gaullistes » des « communistes et des anarchistes » ».

Le «code des otages » est un décret du MBf, publié le 28 septembre 1941, qui fixe le prix du sang pour les attentats dont les auteurs n’auront pas été retrouvés. Il réglemente la procédure du choix et de l’exécution d’otages dans ses moindres détails. Ce texte, établissant une nouvelle codification du concept d’otage qui n’avait concrètement plus aucune base juridique internationale, fondait la caractérisation de l’ennemi idéologique des nazis, accordant la priorité aux « communistes et anarchistes ».

Les anarchistes sont bien identifiés en tant que tels et considérés comme une menace. Dans son rapport justifiant son choix quant à la catégorie des otages à sélectionner, le Commandement militaire allemand se justifie : « d’après les observations faites jusqu’à présent, on peut supposer que les auteurs d’attentats proviennent des milieux terroristes communistes ou anarchistes », même si le MBf ne dispose toujours pas de preuve permettant de confirmer la piste criminelle communiste ou anarchiste. Gaël Eismann d’ajouter : « En associant aux communistes les « anarchistes », les hommes du Majestic[2] ont plutôt voulu inclure au côté des communistes tous les militants et sympathisants de l’anarchosyndicalisme, poursuivis en Allemagne même par le régime nazi depuis 1933 ».

En effet, malgré l’interdiction en Mars 1933 – soit deux mois après l’arrivée d’Hitler au pouvoir – de l’organisation anarchosyndicaliste Allemande, la FAUD, les militants s’étaient organisés en un réseau qui continuait son activité clandestine en Allemagne, distribuant tracts, journaux et brochures. De plus, l’action des anarchosyndicalistes allemands exilés en Espagne et leur participation aux combats contre les fascistes et les nazis pendant la Révolution Espagnole était encore fraîche dans les mémoires des services de sécurités Nazis. En effet, en Juillet 1936 au déclenchement de la Révolution espagnole, le Groupe des Anarchosyndicalistes Allemands en exil (DAS, Gruppe Deutsche Anarcho-Syndikalisten im Ausland) à Barcelone a réalisé des perquisitions et des expropriations dans les appartements de sympathisants et militants nazis allemands, d’associations politico-culturelles nazies (NSDAP en Espagne, Front du Travail Allemand) ainsi que du Consulat allemand de Barcelone. Ils y ont saisis de nombreux documents, publiés en 1937 ans un livre de « dénonciation de l’impérialisme hitlérien », qui était diffusé sous le manteau en Allemagne.

Affiche du groupe anarchosyndicaliste allemand de Barcelone, DAS, réalisée en 1937 par Arthur Lewin. Les avions, sous la direction d’Hitler, se dirigent vers la France représentée par un enfant souriant. Le slogan, d’autant plus prophétique que nous sommes en 1937, est : « Aujourd’hui, l’Espagne, demain, le Monde ».

Pour faire cesser cette propagande clandestine, la Gestapo procède en 1937 à des rafles, détruisant ainsi le réseau de résistants anarchosyndicalistes. Deux cents militantes et militants sont arrêtés. « Les hommes arrêtés sont tous des partisans convaincus du mouvement anarchosyndicaliste  », écrit dans son rapport le policier chargé de coordonner l’action. Il ajoute : «  Ils sont tellement convaincus de la justesse de leurs idées qu’ils ne pourront que difficilement être rééduqués pour devenir des membres utiles à la communauté du peuple allemand. ».

Certains de ces militants allemands qui avaient combattus le nazisme en Espagne se trouvaient en France depuis 1939, dans les camps où étaient concentrés les anciens combattants de la Guerre d’Espagne. Profitant du chaos de la capitulation, certains réussirent à s’enfuir. D’autres  rejoignirent les rangs de la Résistance anti-nazi. Ainsi Thomas HELMUT, qui avait rejoint le maquis Faïta et qui fut exécuté le 27 juillet 1944 par des soldats allemands lors d’une action anti-partisans menée conjointement avec la Milice française.

Militant du DAS dans un camp de concentration français en 1939 : Karl BRAUNER (1914-1994), Helmut Helmut Klose (1904-1987 ) Georg Gernsheimer, Egon Illfeb (1914 – ?)

Mais  la France hébergeait aussi des dizaines de milliers d’anarchosyndicalistes espagnols ou italiens qui avaient fui après la chute de la République Espagnole en 1939, et qui avaient connu l’épreuve du feu pendant la Guerre civile espagnole, où certains avait démontré des capacités certaines en matière de guérilla et d’action clandestine. Ils représentaient donc une menace militaire réelle pour les forces d’occupation allemandes.

Les nazis ne se trompaient pas de cible, car on estime que près de 30 000 espagnols antifascistes – dont de nombreux anarchistes – prirent part, d’une façon ou d’une autre participèrent à la Résistance en France, et ce dès 1940, sur un total de 200 000 résistants estimés au début 144. On trouve des traces des anarchosyndicalistes espagnols dans tous les maquis de France, notamment ceux du Limousin ou des Glières. Pour ne citer qu’un exemple, le réseau Ponzan, du nom de son principal animateur, militant de la CNT AIT espagnole, fut le plus grand réseau d’évasion pendant toute la durée de l’occupation. Ponzan lui-même, arrêté en 1943 à Toulouse, fut fusillé par les Allemands lors de leur évacuation de Toulouse en juillet 1944.

Le 14 Décembre 1941, l’avis du Commandement Militaire allemand en France annonce donc que « Cent juifs, communistes et anarchistes seront fusillés ». Depuis le début du mois de décembre 1941, les communiqués officiels du MBf recourent à une image préfabriquée de l’ennemi, qui assimile le communiste ou l’anarchiste au Juif. Les « mesures expiatoires » allemandes sont désormais censées les frapper indistinctement. La répression de la résistance s’enracine, à compter du mois de décembre 1941, de manière plus évidente encore qu’auparavant dans la persécution des Juifs. Le 14 décembre 1941, les représailles allemandes annoncées publiquement par le MBf pour répondre à une série d’attentats commis depuis la fin du mois de novembre en région parisienne, sont pour la première fois dirigées plus spécifiquement contre les Juifs, même si les opposants idéologiques ne sont pas épargnés. Toutefois consciente de l’effet contreproductif de ces exécutions sur la population française, les Autorités nazis introduisent par ailleurs en France occupée une nouvelle forme de sanctions collectives : la déportation de représailles des victimes « expiatoires » de la résistance à l’occupant, amalgamant Juifs, communistes et anarchistes, ce qui contribuera à la mise en route de la solution finale en France.


[1]    Revue historique 2014/1 (n° 669), pages 109 à 141, https://www.cairn.info/revue-historique-2014-1-page-109.htm#no26

[2]   Hôtel ou se situait le siège du haut commandement militaire allemand en France, MBF

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