Luciano ALLENDE, ou l’entraide comme force vitale

Désignés comme des adversaires politiques dangereux par le Reich hitlérien et internés à ce titre, les anarchistes et républicains espagnols ne furent cependant pas considérés comme des détenus politiques (Schutzhäftlinge) mais constituèrent une catégorie spécifique à l’intérieur des camps de concentration nazis, identifiés seulement par la référence à leur origine nationale sous la catégorie Rotspanier (Espagnols rouges). .A l’intérieur des camps de concentration, les Espagnols rouges étaient reconnaissables au port d’un triangle bleu.

Déportés dès le début de l’occupation allemande de la France à l’été 1940, la très grande majorité des Espagnols rouges furent concentrés à Mauthausen. Combattants antifascistes endurcis, les anarchistes et républicains espagnols étaient considérés par la Gestapo comme des menaces et non rééducables. Ils furent dès dirigés vers des camps d’« extermination lente » d’épuisement par le travail, principalement Mauthausen, mais aussi Neuengamme.

A Mauthausen, ils furent 7288 espagnols à recevoir un matricule, dont 6 920 entre le 6 août 1940 et la fin du mois de décembre 1941. Avec un taux de mortalité de 64,2% (contre 52 à 55% en moyenne pour les autres déportés de Mauthausen), incontestablement les anarchistes et républicains espagnols ont payé un lourd tribut en vies humaines au système concentrationnaire[1]. Ils subirent une dure répression et payé un lourd tribut en vies humaines, au profit de l’exploitation des carrières de granit de Mauthausen et de Gusen. II est difficile de savoir comment périrent tous les détenus espagnols à l’intérieur du réseau concentrationnaire. Cependant la mort ne frappait pas seulement de manière « naturelle » des détenus malades, épuisés ou qui souffraient des conséquences d’un mauvais traitement. II y eut aussi des exterminations planifiées de certains groupes de détenus, sur ordre des autorités centrales de 1’administration des camps ou simplement sur ordre de la Kommandantur de chaque camp, qui portaient généralement le nom d’« actions ». II existe pour le camp de Mauthausen un registre des décès « non naturels » que 1’administration SS distinguait des décès « naturels ». Cette opposition présente un caractère factice dans la mesure où tous les décès à l’intérieur des camps de concentration peuvent être considérés comme des assassinats. Depuis le printemps 1941, les SS commencèrent à trier les détenus considérés comme inaptes au travail. L’opération était codée sous le nom de « traitement spécial 14 F 13 » et placée sous le contrôle de l’organisation T4, qui dirigeait par ailleurs l’euthanasie des « vies indignes d’être vécues ».

Néanmoins, militants portés par une idéologie anarchiste ou communiste qui plaçait haut les valeurs humaines d’entraide et de fraternité, ils réussirent progressivement à constituer des réseaux d’entraide matérielle et morale très bien organisé, qui permirent d’assurer la survie de plusieurs internes durant certaines phases critiques de leur détention. Au-delà des aspects de survie, cette entraide permettait aux déportés de conserver ainsi le sens de la dignité humaine, de la valeur de l’homme, à l’intérieur d’un système conçu pour avilir les individus, en les réduisant à l’état de fauves tenaillés par la faim ou de larves apathiques, n’ayant plus même conscience de leur déchéance.

Une photo illustre la force morale qui animait ces militants.

L’homme qui porte sur ses épaules un autre de ses compagnons épuisé s’appelle Luciano Allende. Mais ses amis l’appelaient Toto. C’était un anarchosyndicaliste, un militant de la CNT-AIT, le syndicat anarchiste espagnol. Comme son compagnon qu’il porte, qui était avant-guerre portier de l’opéra du Liceu de Barcelone. C’est le symbole de la solidarité humaine qui nous relie et nous permet de rester Humains, face aux bourreaux.

Toto est né le 28 mai 1898 à Santander, en Espagne. Son enfance est pauvre et compliquée et en 1913 – il a 15 ans – il émigre à Lyon, peut-être pour échapper au service militaire et à la guerre coloniale que menait l’Espagne au Maroc.

Il trouve un  travail à la verrerie de Vénissieux dans la banlieue lyonnaise. C’est un boulot de merde d’être vitrier. Le feu vous brûle les yeux et le mélange de certains minéraux utilisés comme colorants brûle vos poumons. Malgré cela, il n’a jamais baissé les yeux ni cessé d’aspirer la vie à grande bouffée.

Au printemps 1914 il arrive dans la région parisienne et travaille à la verrerie de Clichy. Il était déjà militant anarchiste et  au début de la guerre il se lie d’amitié avec Gaston Rolland, militant anarchiste de 27 ans, qui refuse d’aller se faire tuer pour la bourgeoisie et le nationalisme.

Dans les années 1920 il participe aux activités des groupes anarchistes espagnols exilés – notamment la mobilisation contre la guerre du Maroc en 1925. Il fréquente aussi deux espagnols alors exilés en France et qui mettaient en garde contre le fascisme à venir, Buenaventura Durruti et Francisco Ascaso. Il est également en liaison avec les militants français de l’Union Anarchiste dont Louis Anderson dit Ander. Pendant la révolution puis la guerre d’Espagne en 1936, ce dernier remua ciel et terre – même s’il ne croyait pas vraiment au ciel – pour évacuer la colonie d’enfants (orphelins ou réfugiés) de Llansa en France vers une zone sûre et leur offrant des conditions de vue décentes.

Après le coup d’État fasciste du 19 juillet 1936, un élan révolutionnaire soulève les travailleurs Espagnols, notamment en Catalogne.  Allende retourne en Espagne pour rejoindre les milices anarchistes de la CNT-AIT, et s’enrôle dans une unité confédérale anarchiste où il combattit jusqu’à la fin du conflit.

Il traverse toute la guerre jusqu’à la défaite finale, et traverse la frontière à pied pour être jeté avec des milliers d’autres combattants antifascistes espagnols et étrangers sur les plages d’Argelès dont il s’évada – puis à celui de Saint-Cyprien  La République française ouvre pour ces « combattants de la liberté » des camps de concentration et les laisse crever de faim et de froid, alors que le fascisme et la guerre grondent à ses portes. Sa seule issue pour sortir de l’enfer du Camp était de s’incorporer dans une Compagnies de Travailleurs étrangers (CTE). Il conserve son esprit de résistance, et n’attend pas 1941 pour entrer en Résistance, contrairement aux communistes. Il s’engagea dans la résistance en Savoie sous le pseudonyme de Toto ; il appartenait à une unité appelée « Bataillon de la mort ». Il rendit de nombreux services à la résistance avant d’être arrêté par la Gestapo le 18 mars 1944 à Montmélian (Savoie). Les nazis l’ont torturé mais n’ayant rien pu obtenir de lui lors de son interrogatoire, ils le déportèrent à Neuengamme, une ancienne briqueterie utilisée comme usine d’horreur par les SS. 106 000 personnes, hommes et femmes, y sont passées. Plus de la moitié ont péri. Luciano a survécu. Le 4 mai 1945, c’est cet homme qui regarde la caméra en portant un compagnon sur son dos sur ses épaules,  car il a toujours assumé sa responsabilité dans un monde qui, sans des gars comme lui, serait pire, nous rendrait encore pire.

A son retour en France, Luciano Allende a continué de militer jusqu’à la fin de sa vie à la CNT-AIT en exil en France et à la Fédération espagnole des déportés et internés politiques (FEDIP). Il s’était alors installé avec sa compagne comme apiculteur près d’Antibes, sur les rives de la Méditerranée, ce verre azur dans lequel il pouvait perdre son regard et se souvenir de ces vies qui donnaient un sens à tout. Luciano Allende est décédé le 23 janvier 1983. C’est dans la paix d’un bourdonnement d’abeille, que ses cendres ont été dispersées dans le jardin d’un bon ami, le libertaire Paul Ferrare. Nous devons cultiver notre jardin.

D’après un texte en espagnol sur la page Facebook de la CNT-AIT Gijón
(28 mai 2023, https://www.facebook.com/cntaitgijon)


[1]   Les « Espagnols rouges » à Mauthausen (1940-1945), Michel Fabréguet,
Guerres mondiales et conflits contemporains, No. 162, Avril 1991


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