La ménorah libertaire. Les rédacteurs anarchistes juifs dans la guerre civile espagnole

Le texte ci-dessous, que l’on doit à Carlos Coca Durán, professeur dans divers centres d’éducation publique, licencié en théorie de la littérature et littérature comparée, a été publié sur le site de langue espagnole « Ser histórico » et a été traduit par Floréal Melgar qui l’a publié sur son site le 13 juin 2023[1].

L’étude des personnalités, nationales et étrangères, qui sont intervenues de quelque manière  dans la guerre civile espagnole est toujours une source inépuisable de recherche. La terre ibérique devint le centre d’opérations d’écrivains importants, d’artistes et d’idéalistes divers du monde entier, qui virent dans le conflit un lieu où mettre en pratique –  ou simplement expérimenter –  leurs préoccupations politiques, économiques ou littéraires.

Parmi les différents groupes qui ont répondu à l’appel de l’Espagne en guerre, l’arrivée d’un important contingent de personnes d’origine juive qui, d’une manière ou d’une autre, ont participé aux événements qui se sont déroulés entre 1936 et 1939, retient particulièrement l’attention. Au sein du secteur républicain, et surtout dans le camp libertaire, on note une présence notable de journalistes et d’écrivains juifs antifascistes qui cultivaient l’art de l’écriture ou voyaient dans la littérature une manière de comprendre la vie. La rareté des études consacrées à la question limite l’analyse de sa portée. Ce bref article vise à initier une telle approche, afin de combler une lacune historiographique sur un sujet passionnant et méconnu.

Le lien entre l’anarchisme juif internationaliste et les organisations libertaires espagnoles découlait d’une tradition historique développée principalement dans les pays européens et en Amérique du Nord. Dans ces pays, les militants libertaires juifs diffusaient des journaux anarchistes de premier plan ou occupaient des postes dans divers groupes anti-autoritaires – certains unis spécifiquement par la langue yiddish –, y compris les secrétariats de l’Association internationale des travailleurs (AIT), à laquelle était affilié le syndicat anarchiste espagnol, la Confédération nationale du travail (CNT). Alexandre Shapiro (1882-1946), journaliste juif russe, fit partie des fondateurs de l’AIT [dont il rédigea les principes de bases] et avait auparavant contribué à la création de la Fédération anarchiste de langue yiddish.

Ce travail culturel réalisé par les Juifs ne fut absolument pas minime. Il suffit de rappeler que certains textes d’importants théoriciens anarchistes ne furent publiés que sur le continent américain, sans jamais connaître d’édition espagnole. Par exemple, l’ouvrage comparatif de Kropotkine, Les idéaux et la réalité dans la littérature russe, fut traduit par Salomon Resnick (1894-1946), un écrivain argentin d’origine ashkénaze, et publié à Buenos Aires en 1926 par Manuel Gleizer (1889-1966), un éditeur juif russe basé en Argentine.

Le syndicalisme libertaire espagnol n’a jamais considéré les frontières comme un obstacle et, dans sa vaste activité de conquête de l’éducation pour les classes populaires, a toujours été réceptif aux mouvements culturels internationaux. Par exemple, le 27 février 1923, lors de la visite d’Albert Einstein (1879-1955) à Barcelone[2], une commission de militants de la CNT-AIT, parmi lesquels Ángel Pestaña, s’entretint avec le scientifique, qui recommanda aux ouvriers la lecture du philosophe séfarade Baruch Spinoza (1632-1677).

Einstein à Barcelone

La solidarité et les problèmes du peuple juif, à l’époque un collectif sans État, historiquement persécuté et souffrant encore des méfaits du déracinement, apparaissaient dans la presse ouvrière libertaire. Dans un article du journal de la CNT-AIT de Barcelone, Solidaridad Obrera, on peut lire : « La tragédie vécue par les Juifs en Europe et hors d’Europe n’a pas de nom. Nous nous souvenons, en ce moment, des noms universels que la race hébraïque a donnés au monde. Nous nous souvenons des amis enthousiastes que notre Kropotkine comptait parmi les Juifs de Londres. Nous nous souvenons enfin que notre camarade Rocker a trouvé parmi les Juifs anglais et américains le soutien solidaire le plus loyal et le plus ferme. »

La situation révolutionnaire espagnole consécutive au triomphe populaire contre le fascisme dans les principales villes industrielles [le 19 juillet 1936] a conduit un grand nombre de militants anarchistes juifs à s’installer en Espagne à partir de juillet 1936, notamment à Barcelone. La majorité se mettra rapidement au service de l’organisation ouvrière hégémonique, la CNT-AIT, en collaborant à la gestion des vastes zones de la géographie républicaine où la centrale anarchosyndicaliste avait de l’influence, principalement pendant la première phase de la guerre. Pour eux, la nouvelle Sefarad[3] aurait pour insigne le drapeau rouge et noir [des anarchosyndicalistes].

Un groupe important d’écrivains et d’activistes libertaires d’origine juive se trouvait en Espagne au début de la guerre civile. Dans cette esquisse, nous en identifierons quelques-uns.

Waldo Frank

L’éminent philologue américain Waldo Frank (1887-1967) connaissait bien notre pays. Il y avait voyagé, ce qui donna lieu à l’un de ses livres les plus célèbres, España Virgen (« L’Espagne vierge »), traduit en espagnol par l’un de ses amis proches, le poète León Felipe (1884-1968). Frank était séfarade et parlait le ladino, la langue que ses ancêtres lui avaient apprise dans son enfance. Bien qu’il ne se trouvait pas en Espagne au début de la guerre, il décida, lorsque celle-ci éclata, de retourner dans la péninsule en tant que collaborateur de la presse américaine, se heurtant à l’opposition directe des communistes catalans (qui allèrent jusqu’à le menacer). Pour sauvegarder son intégrité, il chercha le soutien des anarchistes, et fut protégé par Jacinto Toryho (1909-1989), directeur du populaire quotidien confédéral Solidaridad Obrera. Près de quarante ans plus tard, dans ses Mémoires, le journaliste originaire de Zamora se souviendra du plaisir qu’il eut à se promener avec l’écrivain dans les rues de l’ancien quartier juif de Barcelone, où l’érudit découvrira une vétuste enseigne médiévale en alphabet hébraïque.

Etta Federn

Jacinto Toryho, déjà cité, entretenait des relations intenses avec la communauté juive. Sa compagne était Rosa Zimmerman Segalevich, une jeune écrivaine issue d’une famille juive originaire d’Odessa. Polyglotte, Zimmerman participa aux services de presse et d’information de la CNT-FAI pendant la guerre, et c’est là qu’elle rencontra Toryho. Cette maîtrise de plusieurs langues amènera Rosa à servir d’espionne pour les organisations anarchistes catalanes, traduisant les conversations téléphoniques des responsables du consulat soviétique de Barcelone.

La ville catalane a également accueilli une exilée autrichienne, Etta Federn (1883-1951). Federn était une importante philologue, écrivaine et militante infatigable de la FAUD, l’organisation anarchosyndicaliste allemande. [Menacée par les nazis dès 1927 après qu’elle ait publiée une biographie du politicien libéral Walter Rathenau, assassiné par des officiers d’extrême droite, elle s’exile en Espagne dès 1932 pour fuir la montée au pouvoir du Nazisme. En 1933, Hitler ordonne que ses livres soient brûlés publiquement]  À Barcelone, elle s’engagea dans le mouvement anarchiste féminin Mujeres Libres (Femmes Libres). Fidèle aux théories pédagogiques de Francisco Ferrer Guardia, elle créa un centre scolaire libertaire dans la province de Gérone pendant la guerre. À la fin de celle-ci, Federn s’est exilée en France, où elle survécut aux persécutions de la Gestapo pendant un certain temps. [Elle participa à la Résistance, traduisant divers documents en Allemand ou depuis l’Allemand. L’un de ses fils, Hans, était le responsable d’un groupe local de Résistance et fut tué en août 1944 lors des combats de la Libération. Son autre fils, Michael, avait également participé à la Résistance dans les Pyrénées.]

D’autres formations politiques ont également compté dans leurs rangs des dirigeants espagnols d’origine juive. Le cas le mieux illustré est peut-être celui de Margarita Nelken (1894-1968), députée socialiste, écrivaine et critique d’art.

Anita Brenner (1905-1974) se trouvait en Espagne depuis 1933 et écrivait des chroniques – à tonalité très marquée à gauche – pour des journaux américains : The New York Times, The Nation, The Brooklyn Daily Eagle et Current History. Brenner avait grandi au Mexique et pendant la guerre civile espagnole (qu’elle appelait toujours la « révolution » dans ses écrits[4]), elle défendit avec acharnement les conquêtes révolutionnaires des anarchosyndicalistes et des membres du POUM[5].

La figure de León Azerrat Cohén (dit Ben Krimo), séfarade originaire d’Alcazarquivir (Kasr-el-Rif au Rif marocain à l’époque sous protectorat espagnol), chroniqueur populaire très proche de la CNT-AIT pendant la Seconde République et la guerre civile, est très marquante. Il écrivit dans la presse du mouvement libertaire et proposa même au secrétaire général du comité national de la CNT-AIT que les médias libertaires s’intéressent aux problèmes des descendants de la diaspora séfarade. Rafael Cansinos Assens (1882-1964) lui consacre un chapitre attachant dans son ouvrage Los judíos de Sefarad. [Il milita aussi pour que l’Espagne révolutionnaire accorde l’indépendance au Maroc espagnol]

D’autre part, au printemps 1933, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, un phénomène de migration des Juifs antifascistes vers d’autres pays européens s’est produit. Des militants libertaires sont alors arrivés en Espagne, en particulier à Barcelone. Isak Aufseher (1905-1977), né dans une famille hassidique en Ukraine, est arrivé à Barcelone avec sa compagne, Margot Tiertz, en 1933. Là, ils ouvrirent une librairie sur la Rambla Santa Mónica. Après la consolidation du processus révolutionnaire, à l’été 1936, ils rejoignirent le groupe Deutsche Anarchosyndikalisten (DAS), et lui devint secrétaire du Comité international des émigrants antifascistes (CIDEA), qui réquisitionna le local d’un ordre religieux allemand lié à des éléments nazis. Le couple quitta la Catalogne après les événements contre-révolutionnaires de mai 1937, un affrontement qui marqua également le déclin du DAS.

Le DAS, composé principalement d’anarchosyndicalistes allemands exilés, sera un instrument de contrôle et de surveillance efficace des nazis vivant à Barcelone pendant la gestion révolutionnaire de la ville, agissant en étroite collaboration avec la CNT-AIT (il avait même ses bureaux dans l’immeuble de la CNT-FAI, située sur la Vía Layetana), qui contrôlait la frontière française et le port de la capitale catalane. La pression que les membres du DAS exerçaient sur le personnel allemand lié au nazisme échappait aux ordres de la Generalitat de Catalogne et de ses conseillers, et ils surveillaient également les activités menées par le consulat allemand.

De nombreux Juifs allemands libertaires rejoignirent le DAS. Martha Wüstemann -Lewin (1908-1992), et celui qui était alors son mari Arthur Lewin (1907-1976) arrivèrent à Barcelone en 1933 et rejoignirent rapidement le groupe ainsi que les Jeunesses libertaires. Tous deux avaient été imprimeurs du journal du syndicat anarchiste allemand interdit (la FAUD) et participaient avec enthousiasme au mouvement espérantiste. Lors des événements de mai 1937, ils furent emprisonnés et firent l’objet d’une enquête de la part des staliniens, puis ont dû partir pour la France. Arthur s’est retrouvé dans le camp d’extermination d’Auschwitz, auquel il a survécu jusqu’à sa libération en 1945.

Margarethe Michaelis (1902-1985), épouse de Rudolf Michaelis (1907-1990), l’un des fondateurs de la DAS, était originaire de Pologne et arriva en Espagne pendant la Seconde République, où elle ouvrit son studio de photographie. À ce sujet, Díaz Nosty, dans son étude sur les journalistes étrangers dans la guerre d’Espagne, écrit que, « au début de la guerre civile, elle travailla à la section graphique du bureau de propagande extérieure de la CNT-AIT à Barcelone. Durant les premiers mois, elle photographia les zones collectivisées par les anarchistes en Aragon et à Valence, et accompagna Emma Goldman lors de sa première visite en Espagne pendant la guerre ». Son travail photographique peut être consulté à l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam.

Une vingtaine d’Allemands, juifs pour la plupart, également liés à la maison d’édition libertaire [de la DAS] ASY Verlag, vivaient à Barcelone depuis 1935 et étaient membres du DAS. Parmi eux, Gunther Wannirch, Karl Brauner, Elly Götze, Willi Winkelmann et Heinz Rosenstein (1904-1939) ; ce dernier a été fusillé à Camp de la Bota par les franquistes.

Enfin, il est très intéressant d’analyser le collectif Union Fraternelle Agudad Ahim. Cette confrérie hébraïque fut fondée en 1926 par un groupe de Juifs séfarades originaires de différentes parties de l’Empire ottoman et arrivés à Barcelone après avoir fui la Première Guerre mondiale. La plupart d’entre eux vivaient dans le quartier barcelonais de Poble-Sec et certains, comme Jaime Toledo Romano, étaient également membres du syndicat hégémonique en Catalogne, la CNT-AIT. Une partie de la communauté juive de Barcelone s’est identifiée sincèrement aux idées anarchosyndicalistes mises en pratique. Comme le souligne Manu Valentín : « Penser à l’Agudad Ahim, c’est aussi penser aux représailles de la guerre civile espagnole. On l’oublie parfois, mais parmi les combattants, armés ou non, qui ont affronté les militaires putschistes, il y avait aussi des Juifs, non seulement étrangers mais aussi de nationalité espagnole. » Mordo Sevy, fils du président de l’Agudad Ahim de l’époque, s’est engagé comme volontaire dans les colonnes des milices antifascistes et a perdu la vie au début de la guerre.

Le futur président du Tribunal spécial pour la répression de la franc-maçonnerie et du communisme, Marcelino Ulibarri, ancien carliste et antisémite déclaré, a immédiatement demandé à la police de Barcelone de lui envoyer toute la documentation appartenant au Centre israélite Agudad Ahim après la prise de la ville de Barcelone par les troupes franquistes. Le vieux requeté[6] ne pouvait consentir à l’impunité des membres de la communauté juive qui avaient joué à retourner à Sefarad et, encore moins, à ce que les Archives de Salamanque (Archives générales de la guerre civile espagnole) – où sont encore conservées aujourd’hui celles de l’association –, institution qu’il allait être amené à diriger, n’aient pas parmi leurs tâches ardues de contribuer  à la poursuite de centaines de Juifs. De même, la synagogue et le centre communautaire juif de la rue Provenza seront saccagés. De nombreux membres subiront des représailles ou s’exileront. D’autres, comme Jaime Esquenazi, finiront dans le camp de concentration franquiste de Miranda de Ebro.

Pour conclure ce chapitre, certains membres de la communauté juive de Barcelone se sont imprégnés de l’environnement culturel qui a émergé avec le nouvel ordre révolutionnaire. Marcos Friedmann (né dans un village de Galicie polonaise en 1909) et, selon son témoignage, une fille du docteur Freud, Anna Freud (1895-1982), étudièrent à l’Université populaire impulsée par les Jeunesses libertaires.

* * *

Aux brèves biographies présentées précédemment, il conviendrait d’ajouter celles de tous ceux qui sont arrivés en Espagne républicaine après le coup d’État de juillet 1936. La liste est sûrement beaucoup plus longue, mais seuls ceux qui ont été cités dans d’autres études sont repris ci-dessous.

Il n’est que juste de reconnaître les sportifs qui se sont installés à Barcelone pour les Olympiades populaires, même s’ils se trouvaient déjà sur le sol espagnol avant le 19 juillet. Cet événement sportif est né en réponse aux Jeux olympiques officiels, organisés cette année-là dans le Berlin nazi, et a eu pour principaux promoteurs les organisations ouvrières de la ville et le gouvernement autonome de gauche. L’Association culturelle juive (ACJ), composée d’une poignée de réfugiés juifs antifascistes, figurait parmi les initiateurs. L’événement devait se dérouler du 19 au 26 juillet, mais le soulèvement militaire a fait avorter ce qui promettait jusque-là d’être le plus grand spectacle sportif antifasciste. Des centaines de jeunes sportifs, dont des dizaines de Juifs (la première Maccabeada a eu lieu en 1932), venus du monde entier pour participer aux compétitions, observant la situation révolutionnaire qui s’ouvrait devant leurs yeux, décidèrent de rester à Barcelone pour soutenir leurs camarades espagnols dans la lutte contre le fascisme.

Clara Thalmann (1908-1987) s’était inscrite comme nageuse dans l’équipe suisse aux Olympiades populaires. Lorsque le coup d’État fut étouffé dans les rues de Barcelone, elle décida de rester en Espagne pour rejoindre les tranchées et lutter contre le fascisme, bientôt rejointe par son mari, Pavel Thalmann (1901-1980), tous deux travaillant pour la presse et les colonnes du POUM. À Barcelone, où ils rencontrèrent George Orwell en 1937, ils assistèrent à la destruction de la passion révolutionnaire par les staliniens.

Clara Thalmann

D’autres personnalités culturelles juives de premier plan, influencées par la pratique des propositions libertaires, sont arrivées plus tard. Simone Weil (1909-1943), philosophe et écrivaine française, s’est enrôlée comme reporter pour rejoindre le groupe des miliciens étrangers de la colonne Durruti, du nom du fameux militant de la CNT-AIT. Elle fut constamment confrontée à un dilemme moral, car ses positions personnelles défendaient un anarchisme pacifiste, remettant toujours en question la violence, c’est-à-dire la contamination de la révolution par la guerre.

Aux côtés de Buenaventura Durruti (1896-1936), Carl Einstein (1885-1940), écrivain et critique d’art influent et promoteur des mouvements d’avant-garde dans l’Allemagne pré-nazie, a également combattu. Après la mort du leader anarchiste, il publia une épitaphe émouvante. Einstein resta en Espagne jusqu’à la fin de la guerre et, finalement, face à l’avancée irrésistible des nazis en France, il décida de se suicider.

Carl EINSTEIN

Le journaliste soviétique Ilya Ehrenburg (1891-1967), bien qu’il n’ait jamais manifesté beaucoup de sympathie pour l’anarchisme, a interviewé Durruti à plusieurs reprises ; un chapitre de son récit, Espagne, République de travailleurs, évoque ce populaire homme d’action.

D’autres Juifs ont rejoint les milices anarchistes : Carlo Roselli (1899-1937), célèbre journaliste italien, qui participa à la colonne Ascaso, puis au bataillon Matteotti avec les Arditi del Popolo ; et George Sossenko (1918-2013), d’origine russe, arrivé en Espagne pour rejoindre les troupes de Durruti (la centurie Sébastien-Faure) à l’âge de 16 ans.

Outre les volontaires des colonnes spécifiquement anarchistes, un petit groupe de combattants juifs (18 personnes) s’est constitué dès le début de la guerre, appelé Groupe juif Thälmann dans la presse de l’époque. Et vers la fin de la guerre, au sein de la structure organisationnelle des Brigades internationales, fonctionna l’unité juive Botwin.

Kati Horna (1902-2000) est née dans une famille juive hongroise aisée. Elle étudia la photographie à Berlin, où elle fréquenta l’école du Bauhaus et, des années plus tard, elle rencontra Robert Capa (1913-1954), un autre futur Juif illustre qui viendra en Espagne avec son appareil photo, en compagnie de Gerda Taro (1910-1937), auteur de quelques-unes des photographies emblématiques d’une société en guerre. En janvier 1937, Horna se rendit à Barcelone sous un nom fictif – pour éviter les services secrets allemands – et se présenta avec son appareil photo au bureau de la propagande extérieure de la CNT-AIT, dirigé par Augustín Souchy. On lui donna alors un autre nom, Catalina Partos, sous lequel elle reçut sa carte de membre de la CNT-AIT. Elle réalisa des reportages photographiques pour les journaux et revues libertaires, illustrant la révolution sociale en cours.

Kati HORNA

[Il faut encore citer] le couple formé par Rudolf Rocker (1873-1958) et Milly Witkop (1877-1955), tous deux vétérans libertaires, le premier, né à Mayence (Allemagne), et elle, juive, née en Ukraine. [Alors qu’il était en exil à Londres à partir de 1895], Rocker, sans être juif, [s’était immergé dans le mouvement anarchiste juif, essentiellement composé de travailleurs immigrés misérables, le plus souvent des tailleurs et le plus souvent originaires de Russie ou de Pologne. Il y rencontra Willy Witkop, une des militantes les plus actives du mouvement juif à londonien, avec laquelle il se lia bientôt pour la vie.]. Il prit en charge la rédaction de quelques-uns des plus importants journaux anarchistes en langue yiddish, langue [qu’il apprit et qu’il maitrisa rapidement. Il participa en 1902 à la création de la Fédération des groupes anarchistes de langue yiddish de Grande-Bretagne et de Paris. Retourné en Allemagne après la chute de l’Empire et la fin de la première guerre mondiale, il participe à la création de la FAUD et est l’un des principaux artisans de la création de l’AIT avec Schapiro à Berlin en décembre 1922.] En pleine révolution, Rocker écrira La tragédie de l’Espagne, un document éclairant dans lequel il dévoile les intérêts politico-économiques des puissances européennes à l’égard de l’Espagne, opposés au mouvement révolutionnaire des travailleurs.

Voyageuse perpétuelle, Emma Goldman (1869-1940) est née à Kaunas (Lituanie), fille de Juifs orthodoxes. [Expulsée des USA en Russie en 1917 après la révolution russe, elle s’enfuit en 1921 d’Union Soviétique en 1921, critiquant la mise en place de la dictature bolchévique. En exil en Europe puis] aux États-Unis, elle arriva à Barcelone à la mi-septembre 1936 pour intervenir dans les émissions radiophoniques en anglais de ECN1 Radio CNT-FAI, destinées au monde anglophone, et pour encourager les initiatives de collectivisation agraire en Aragon. L’écrivaine et révolutionnaire, habituée à aller en prison et à défendre des causes justes, a  été qualifiée par le FBI de « femme la plus dangereuse du monde ». Son désir infatigable de construire un monde meilleur et sa passion débridée pour la joie se reflètent dans l’une de ses sentences les plus populaires : « Si je ne peux pas danser, ta révolution ne m’intéresse pas. »

Goldman, habituée de la radio confédérale de la CNT-AIT, lancera des critiques acerbes sur la neutralité des pays démocratiques face au conflit : « Mais même l’homme le plus enthousiaste ne peut se battre sans armes. Regarderez-vous tranquillement le fascisme assassiner vos frères et conquérir le pouvoir ? Appel à vous, hommes et femmes des pays anglophones, pour aider les courageux combattants d’Espagne. Chaque heure perdue renforce la position de l’ennemi. Protestez contre l’hypocrisie de la neutralité à l’égard des antifascistes espagnols, alors que l’autre camp est soutenu par les puissances réactionnaires ! »

La radio de la CNT-AIT incluait dans sa programmation des émissions en différentes langues. L’espéranto, langue internationale créée par un Juif polonais, Louis-Lazare Zamenhof (1859-1917), qui jouissait à l’époque d’un grand prestige et d’un grand nombre de locuteurs, avait lui aussi son espace radiophonique.


Dans les bureaux de propagande de la CNT-FAI de Barcelone, la militante féministe rencontra un autre justicier mythique, Simón Radowitzky (1891-1956), qui avait exécuté en 1909 le colonel Falcón, responsable du massacre du 1er mai à Buenos Aires. Par miracle, Radowitzky échappa à la peine de mort mais passa plusieurs années en prison. Cependant, la classe ouvrière argentine l’a toujours considéré comme un héros. Lors de la chute de Barcelone, il fut l’un des responsables de la sauvegarde des volumineuses archives des organisations anarchistes  qui, après une longue errance, se retrouvèrent à Amsterdam.

Antonio Casanova et Simón Radowitzky sur le Front
d’Aragón en 1937

Autre iconoclaste juif, Tristan Tzara (1896-1963), poète et artiste, fondateur du dadaïsme, mit sa plume au service de la cause antifasciste. L’une de ses proclamations fut lue à la radio confédérale.

Le cas de Louis Frank est singulier. Il est né en Lituanie à la fin du XIXe siècle dans une famille juive qui émigra à New York en raison des pogroms russes. Il participa aux services secrets américains pendant la Première Guerre mondiale. Puis vint en Espagne comme volontaire dans les Brigades internationales, rejoignant ensuite la cause anarchiste avec ferveur. Il scénarisa et réalisa  deux documentaires, [produits par le Syndicat de l’industrie des spectacles de la CNT-AIT], sur la guerre et la propagande libertaire : Fury over Spain et Amanecer sobre España ; mais on ne lui connaît pas d’autres productions cinématographiques tout au long de sa vie, qui s’est achevée au Mexique.

De même, un certain nombre de journalistes juifs, venus rendre compte des événements de la guerre d’Espagne, furent à un moment donné attirés par la gestion des anarchistes dans le cadre d’une économie socialisée. Katia Landau (1905-1984), issue de Juifs orthodoxes autrichiens, fit une critique féroce de la répression par le Parti communiste espagnol des forces anarchosyndicalistes et trotskistes. Une autre Juive viennoise, Marie Langer (1910-1987), malgré son militantisme marxiste, rejoignit les colonnes anarchistes en Aragon pendant quelques mois. Quant à Clara Malraux (1897-1982), dont les parents étaient juifs de langue allemande, elle arriva à Madrid huit jours seulement après le coup d’État militaire. Accompagnée de son mari, l’écrivain universel André Malraux, elle découvrit rapidement la gravité de la situation. Pendant le séjour du couple en Espagne, Malraux et Clara furent séparés. Et cet éloignement, au cours duquel André renforça ses convictions communistes et Clara se rapprocha de l’anarchisme, entraîna une rupture idéologique mais aussi sentimentale entre les deux époux, qui fera de l’Espagne leur dernier destin commun.

Mika Feldman Etchebéhère

Simone Rachel Kahn (1887-1980), fille de riches Juifs d’origine alsacienne, fit des études de lettres à la Sorbonne. Pendant près d’une décennie, elle fut l’épouse d’un autre écrivain de renommée internationale, André Breton, et en 1938, pendant la guerre, elle décida de s’associer au sociologue Michel Collinet (1904-1977). À la même époque, avec Colette Audry, ils fondèrent à Paris la revue L’Espagne socialiste. Kahn rendit compte des premières expériences révolutionnaires à Barcelone : « C’est le cas de la gestion ouvrière de la cimenterie Fradera, à Vallcarca, qui employait 750 travailleurs et dont les propriétaires avaient fui au début de la guerre. La collectivisation de l’entreprise a permis l’amélioration des conditions de travail. »

Pour en conclure avec cette liste, Mika Feldman (1902-1992), fille de Juifs russes exilés en Argentine, arriva à Madrid une semaine seulement avant le coup d’État militaire, où l’attendait son compagnon, Hippolyte Etchebéhère. Tous deux, munis de passeports français, rejoignirent rapidement les milices populaires de la capitale. Elle collaborera à des actions culturelles et d’alphabétisation sur différents fronts, puis rejoindra le mouvement Mujeres Libres, dans la revue duquel elle écrira deux articles sur la guerre.

La bonne participation du collectif juif au sein du mouvement libertaire espagnol peut se comprendre grâce aux propositions plurielles et modernes des anarchistes ibériques. Dans de nombreux aspects politiques et sociaux, en accord avec les idées qu’ils défendaient, ils étaient véritablement en avance sur leur temps. Comme exemples, Mariano Rodríguez Vázquez, secrétaire général de la CNT-AIT pendant la guerre, était d’origine gitane ; et, malgré l’antipolitisme classique de l’anarchisme, une cénétiste, Federica Montseny, fut la première femme à occuper un poste ministériel en Espagne. De même, elle pourrait être liée à la motivation culturelle dérivée du concept hébraïque de justice sociale, le tikkun olam (réparer le monde), en tant que véritable aspiration à une société meilleure, l’anarchisme étant l’instrument utilisé à cette fin.

Quelques conclusions

  1. La participation de toute une génération d’écrivains étrangers d’origine juive et engagés dans l’anarchisme, qui virent en l’Espagne un lieu où développer leurs aspirations idéologiques et artistiques, est frappante. Barcelone fut la ville de rencontre par excellence.
  2. La non-religiosité du collectif était manifeste, nombre d’entre eux s’identifiant explicitement à l’athéisme. Inévitablement, ils étaient des Juifs culturels (la condition juive était héritée), mais pas pratiquants ; la conscience de classe, à son tour, prit le pas sur le sentiment d’appartenance ethnique ou linguistique.
  3.  En ce qui concerne les citoyens étrangers d’origine juive, la majorité d’entre eux provenait d’Europe centrale, avec une abondance de ceux provenant des zones administrées par le régime hitlérien. Évidemment, l’influence de la communauté séfarade est également perceptible.
  4. Le nombre exceptionnel de femmes impliquées. De plus, plusieurs d’entre elles étaient issues de familles juives très traditionnelles (un exemple bien connu est celui d’Emma Goldman), mais elles se sont rapidement identifiées à un féminisme militant lié à l’anarchisme. Des organisations libertaires spécifiquement féminines, comme Mujeres Libres, serviront de lien ou publieront leurs écrits dans la presse ouvrière.
  5. Le respect et l’accueil des organisations anarchistes à l’égard des collectifs de travailleurs juifs. La tolérance à l’égard de leurs pratiques religieuses a été un facteur déterminant dans le fait que la synagogue de Barcelone est restée ouverte jusqu’à la fin de la guerre.
  6. Malgré le grand nombre d’artistes, d’écrivains et de journalistes juifs impliqués dans les organisations du mouvement libertaire ibérique pendant la guerre, il existe peu de travaux sur ce sujet aujourd’hui. Il est nécessaire de poursuivre les recherches pour approfondir le sujet.

Carlos Coca Durán


[1]  https://serhistorico.net/2023/06/12/la-menora-libertaria-escritores-anarquistas-judios-en-la-guerra-civil-espanola/. Nous avons ajouté entre crochets quelques compléments, et aussi corrigé une erreur factuelle concernant Rudolf Rocker, qui n’était en Espagne pendant la Révolution contrairement à ce qu’affirme l’article original.

[2]  Sur cette visite du grand savant, cf. : https://florealanar.wordpress.com/2022/06/03/albert-einstein-a-barcelone/

[3]   Sefarad est le nom donné à l’Espagne par les Juifs de ce pays.

[4]   Note des rédacteurs : les anarchistes aussi utilisent le terme « révolution » pour décrire les évènements qui se sont déroulés en Espagne entre le 19 juillet 1936 et février 1939, là où les historiographes officiels, qu’ils soient capitalistes ou marxistes, utilisent exclusivement le terme de « guerre civile ».

[5]   Note des rédacteurs : POUM : Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, petit parti marxiste non stalinien. Le POUM n’était pas trotskiste, malgré une légende tenace entretenue
d’ailleurs par certains trotskystes. Trotsky adressa des critiques très sévères au POUM, y compris alors que les membres de ce dernier étaient torturés dans les prisons secrètes mises en place en Espagne par la police politique soviétique, le Guépéou.

[6]   Requeté : membre d’un corps de volontaires carlistes – monarchistes et catholiques traditionnalistes –  durant la guerre civile.

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