Mai 1944 : le sauvetage périlleux des 60 membres de l’Organisation Juive de Combat

(Extrait de la brochure des anarchistes espagnols en Résistance, tome 1, Editions CNT-AIT)

Auteur : Xavier Montanyà, traduction CNT-AIT France (2019)

L’aventure de cette caravane de Juifs perdus dans les Pyrénées est l’une des histoires les plus impressionnantes que je connaisse au sujet des réseaux d’évasion de la Seconde Guerre mondiale. Je résume l’odyssée, telle que me l’a expliqué l’un de ses principaux protagonistes, Floreal Barberà [1].

Il n’avait alors que vingt-trois ans. Alors qu’il était poursuivi par la Gestapo, Mme Cassagnavére, directrice de la Croix-Rouge de Toulouse, lui offrit deux possibilités: soit partir se cacher dans un couvent de moines trappistes, soit participer à une mission de franchissement clandestin de la frontière avec l’Espagne. Il choisit la seconde option …. C’était une aventure et cela pourrait faciliter ses recherches pour retrouver son frère – qui était alors emprisonné à Barcelone parce qu’antifasciste – pour essayer de le ramener en France.

L’Organisation Juive de Combat (OJC)  [2] avait organisé une expédition de combattants juifs qui fuyaient les les nazis. Floreal avait pour mission de protéger la vie d’un certain Dika. Il ne le savait pas, mais Dika était le pseudonyme du Capitaine Jules Jefroykin, fondateur de l’OJC et très recherché par les nazis et leurs valets vichystes. « En cas de confrontation avec les nazis dans la montagne, vous devrez abandonner tout le monde et vous sauverez tous les deux. Dika ne peut pas tomber en vie entre les mains des Allemands. « Tel était l’ordre secret reçu par Floreal Barberà, qui compris clairement qu’il ne pouvait pas non plus se faire prendre vivant.

Maquisards de l’Organisation Juive de Combat à Espinasse

Le réseau organisa clandestinement tous les déplacements des participants de l’expédition pour les rassembler sur différents itinéraires en direction de la montagne, près de Saint-Girons (Ariège). Là, y attendait Dika et le reste de l’expédition : deux guides français et soixante-deux personnes, dont cinq filles et quelques hommes âgés. L’un était le beau-père de Dika. Un peu de nourriture et quelques mitraillettes furent réparties : «aussi peu d’armes pour autant de gens», pensa Barberà, équipé d’un pistolet mitrailleur Sten et qui portait par ailleurs son pistolet Beretta.

Ils marchèrent de nuit, en petits groupes. Au sommet de la montagne, les guides furent payés et, après qu’ils aient donné des instructions aux membres du groupe, ils les abandonnèrent. En fait, ils les trahirent. Ils les laissèrent seuls, sans carte ni boussole. C’était le principe de la trahison. Ils leur avaient dit de se rendre à Esterri d’Àneu, où les attendaient un contact de l’organisation. Suivant les instructions des guides, ils commencèrent à marcher, mais au bout de quelques heures, Barberà commença à avoir des soupçons : il avait l’impression qu’ils tournaient en cercle et que leur route ne les conduisait pas en Espagne. Alors Dika, que Floréal avait alerté, lui ordonna de prendre le commandement. Ils reprirent leur route mais sans direction particulière, ne connaissant pas la montagne.

Ils rencontrèrent un berger qui leur indiqua que leurs pas les ramenaient en France et que, dans la forêt devant eux se trouvaient des Allemands. Ils reculèrent rapidement, mais le brouillard se leva et les Allemands commencèrent à tirer. Ils leurs répondirent sans cesser de courir. Ils revinrent à leur point de départ où ils purent se réfugier dans une cabane en bois. Cette nuit-là, il n’arrêta pas de neiger.

Dans le sombre profond de la nuit, Barberà ne pouvait pas dormir : s’il suivait les ordres, il devait quitter le groupe et s’en aller avec Dika. Finalement, il décida de n’abandonner personne, même si cela aurait été plus facile. Il a choisi de désobéir aux ordres.

S’ensuivirent des heures de forte tension. Floreal Barberà supposa que les nazis ne tireraient plus parce qu’ils voulaient capturer Dika vivant. Ne sachant pas quelle direction prendre, ils décidèrent de partir à l’opposé de celle indiquée par les guides perfides. Ils gravirent des montagnes très difficiles, marchant pendant des heures et des heures, avec parfois de la neige jusqu’à la taille. Ils étaient perdus. Certains tombèrent dans la montagne et il fallait retourner les chercher.

Le beau-père de Dika décéda le lendemain. Certains voulurent l’enterrer et prier, mais Barberà s’y opposa. Leur mission était de sauver les vivants, pas d’enterrer les morts.

En fait, ils n’ont jamais su où ils étaient, m’a-t-il avoué. Ils savaient seulement qu’il fallait partir vers le sud. Le découragement faisait rage. Il y avait des blessés, ils avaient faim, soif, certains avaient des crises d’hystérie, ils mangeaient la neige qui leur brûla la bouche. Ils durent les faire taire en les menaçant de leurs armes pointées, car les allemands auraient pu les entendre. C’était inutile, la nervosité les gagnait parfois.

Floreal forma alors un petit groupe des plus endurcis pour tenter de trouver le bon chemin. L’un d’entre eux mourra en tombant dans un ravin. C’était la deuxième mort de l’expédition. Il faisait très froid, il y avait beaucoup de neige. Dika tomba, Floreal le porta. À un moment donné, l’homme déclara: «Je n’en peux plus. Retournons-en, revenons en France et livrons nous à la police française ». Mais Floreal le persuada que l’Espagne se trouvait derrière la prochaine chaîne de montagnes. « Vous êtes le Chef ; mais le chef du convoi, c’est moi. Ici personne ne se rend. Donnez-moi votre confiance Nous allons nous en sortir. Comment ? Je ne sais pas. Mais nous allons réussir.« , répondit Floreal Barberà. Et le lendemain, après beaucoup de dangers et de souffrance, ils réussirent.

Après un bref séjour à la prison de Lleida, Dika et Floreal Barberà furent libérés. L’American Joint Distribution Commmitee (qui s’occupait de récupérer en Espagne les personnes qui fuyaient la persécution nazie) avait très bien tout organisé. Barberà disposait d’un passeport français, au nom de François Buhler. Il aurait pu partir en Afrique du Nord avec le reste de l’expédition, mais il refusa. Il voulait retrouver son frère et fuir avec lui vers l’État français.

En juillet 44, il fut arrêté en Cerdagne alors qu’il effectuait une autre mission. Il fut emprisonné à Gérone et à Barcelone jusqu’à Noël 1945, et son son frère jusqu’à 1946.

En 1957, Jules Jefroykin rencontra à Paris Floreal Barberà et son épouse. Le capitaine lui dit : «Si je suis en vie, c’est grâce votre mari. Mais j’ai aussi un mérite: celui de lui avoir fait confiance. »

Barberà ne revit jamais les autres membres de l’expédition.

Attestation de Jules Jefroykin pour Floréal Barberà.

[1] Floreal Barberà était né dans une famille anarchiste en 1921. Son père, militant de la CNT-AIT en Espagne du chercher asile en France en 1924 avec sa famille, dont ses deux enfants Calmisto et Floréal qui furent scolarisés à Toulouse. La maitrise de la langue et la culture française lui sera fondamentale dans le succès de ses futures missions clandestines. Lorsque la Révolution éclate en Espagne en juillet 1936, la famille retourne en Espagne, à Barcelone. Le père présidera l’Industrie de fonderie socialisée, tandis que les deux fils intégreront les milices anarchosyndicalistes et se battront en première ligne contre les fascistes franquistes.

Après la fin de la seconde guerre mondiale, alors que les Alliés des démocraties occidentales laissent la dictature fasciste en place en Espagne et même l’intègrent dans le chœur des Nations, Floreal continue la lutte antifasciste, essayant de monter des maquis et des réseaux clandestins en Espagne jusque dans les années 60. Il participa à la résurgence du mouvement anarchiste en Espagne après la mort de Franco en 1975 et resta un anarchiste jusqu’à son dernier souffle, à 98 ans, le 28 Juillet 2019. Pour en savoir plus : « Floreal Barberà : un siècle de lutte anarchosyndicaliste et antifasciste », http://cnt-ait.info/2019/12/18/floreal-barbera-un-siecle-de-lutte-anarchosyndicaliste-et-antifasciste/

[2] L’Armée juive (AJ), ou Organisation juive de combat (OJC), est une organisation de résistance créée en 1942 à Toulouse par Abraham Polonski, qui permet le passage en Espagne de centaines de Juifs, qui en fournit d’autres en faux-papiers et qui participe aux combats de la Libération.