Pablo Casals, un grand artiste, libre et digne [Federica Montseny]

Pour se souvenir du grand artiste et du grand humaniste que fut Pablo Casals, disparu il y a 50 ans, nous traduisons l’article que lui avait consacrée Federica Montseny pour saluer sa mémoire dans le journal Espoir CNT-AIT numéro 608 du 11 novembre 1973

À la longue liste de personnalités espagnoles mortes dans l’exil imposé par la victoire du fascisme sur la démocratie, par le triomphe de la réaction sur la révolution, il faut ajouter un nom de plus.

Peut-être le plus aimé. Nous éprouvons de l’admiration pour Machado, pour Juan Ramón el Jiménez, pour le Dr Márquez, pour León Felipe, pour Picasso. Nous respectons et reconnaissons la valeur individuelle de Largo Caballero, d’Indalecio Prieto, de Jiménez de Asúa, de tant d’autres qui ont disparu au cours de ce long et sans fin exil.

Mais peut-être que celui qui était le plus proche de nos cœurs, de milliers de cœurs, était Pablo Casals. Je me souviens encore de lui, lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, à Perpignan, lors d’un festival de la Solidarité Internationale Antifasciste (SIA) qu’il a honoré de sa présence. Je le vois là saluant [les participants], appuyé sur mon bras et celui d’Alberto Carsi, qui était l’un de ses meilleurs amis[1]. Petit, fragile, déjà vieux, mais tellement fort ! Moralement fort, avec une force de caractère qui aura été mesurée par ceux qui, dans ses dernières années, l’ont entouré et l’ont vu rejeter toutes les séductions, opposant une résistance passive à toutes les pressions qui pourraient être exercées par la famille et les amis, contacté à leur tour par les émissaires de l’Espagne officielle (franquiste], qui auraient donné beaucoup pour que Picasso et Casals reviennent en Espagne. Les deux hommes ont obstinément maintenu leur attitude de dignité. Ils la gardèrent alors qu’ils auraient pu s’excuser et se pardonner une faiblesse, puisqu’ils étaient deux hommes âgés et seuls. Les femmes avec lesquelles ils s’associèrent les dernières années de leur vie ne pouvaient pas ressentir ou partager leurs idées, les motivations profondes qui le poussaient à maintenir une telle attitude irréductible. Mais ils la maintinrent.

Casals est décédé à Porto Rico, où il a vécu de nombreuses années et, depuis qu’il a quitté Moligt-les-Bains, Prades et ses festivals, fréquentés par des mélomanes du monde entier, à commencer par la reine Elizabeth de Belgique, aussi vieille que lui, comme lui  tenace et libre d’esprit.

Se souvenir de la vie de Casals, c’est évoquer les étapes merveilleuses d’une légende. Du garçon dont la reine María Cristina paya les études, sans qu’elle parvienne à enchaîner la conscience du jeune catalan rebelle, jusqu’au vieil homme qui dort d’un sommeil éternel sur l’Île Verte, combien d’années, combien de péripéties, quelle extraordinaire aventure humaine !

Le monde admire en Pablo Casas le sublime violoncelliste, le plus brillant interprète de Bach, Schumann, Brahms, Mozart, Chopin, Mendelssohn, Ravel et tant de grands musiciens. Mais aussi admirable que le mâitre est l’homme qui, rompant avec l’adulation et les immenses possibilités économiques que lui offrait la classe dominante , fonda avec un groupe d’ouvriers catalans, parmi lesquels il y avait de nombreux membres confédérés de la CNT-AIT , l’«Association des Concerts ouvriers », un exemple unique d’entité musicale, parrainée et soutenue exclusivement par les travailleurs eux-mêmes.

Lorsque l’insurrection fasciste éclata [le 18 juillet 1936], Pablo Casals se rangea immédiatement du côté des antifascistes. Son nom était le drapeau qui ralliait une multitude d’artistes et d’intellectuels. Lorsque la révolution et la guerre furent perdues [en 1939], Casals s’exila, comme un demi-million d’hommes et de femmes jetés dans toutes les vicissitudes des années sinistres. Et quand, à la fin de la guerre mondiale, avec le triomphe des soi-disant démocraties et l’écrasement de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, les nations démocratiques laissèrent derrière elles le coin fasciste de l’Espagne, Casals prit la décision de se déclarer incompatible avec ceux qui avaient infligé une telle offense à ses amis et à sa patrie.

Depuis de nombreuses années, depuis son refuge dans les Pyrénées françaises, face aux montagnes de sa Catalogne natale, Casals a organisé le festival de musique Prades, qui étaient autant d’actes de protestation contre la dictature et contre ceux qui l’aidaient. Ni les offres fabuleuses d’argent, ni les promesses de succès indicibles, de réceptions formidables, ne purent changer son attitude. Nous savons de manière fiable quelle pression a été exercée sur lui, tout ce qui a été fait pour le forcer à changer de position. Un jour mémorable, alors que son entourage croyait l’avoir vaincu et l’emmenait à Barcelone  pour un concert où ils devaient être reçu en triomphe, il prit subrepticement l’avion et partit pour Porto Rico, laissant trompés et stupéfaits ceux qui croyaient l’avoir vaincu et convaincu.

C’était un homme simple, sans manières et gentil. Il aimait la liberté plus que sa vie et sa passion pour la Catalogne se confond avec tout ce qui parle en lui de solidarité avec le peuple, d’admiration pour ses actes héroïques, pour son esprit libertaire.

Ma fille Blanca a pu le voir et le serrer dans ses bras à Porto Rico il y a un an [en 1972]. Il apparut émouvant et fragile, comme un personnage presque irréel, soutenu par son épouse et sa secrétaire. Mais quand elle s’est approchée de lui et lui a dit mon nom, qu’elle lui a parlé de la Catalogne, des échos du passé, ses yeux se sont illuminés et il l’a serrée dans ses bras.

Maintenant, il est mort. Le franquisme, qui aurait voulu récupérer sa dépouille, ne pourra pas s’en servir comme d’un étendard. Le petit vieillard était, mais avec une volonté indomptable, il a décidé que ses restes dormiraient à Porto Rico jusqu’à ce qu’ils puissent retourner en Espagne, « libérée de la dictature ». Jusque dans sa mort, le maestro Pau Casals continue de condamner le franquisme, défendant les idées de liberté pour lesquelles tant de milliers d’hommes ont donné leur vie.

Le violoncelle du maestro restera silencieux pour toujours. Personne ne lui extraira plus les notes émouvantes dont il enrichissait encore les œuvres immortelles. Mais sa mémoire vivra toujours. Nous n’oublions pas les hommes qui, en plus d’être de grands artistes, ont aussi su être libres et dignes.

Federica Montseny


[1] Alberto Carsí Lacasa (Valenciae, 12 février 1876 – Perpignan, France, 1960) était un géologue et ingénieur espagnol, expert en hydrogéologie. Clairement fédéraliste et favorable à la Deuxième République espagnole, il évoluavers l’anarchosyndicalisme et rejoingnit la CNT-AIT en 1931 Il fut un défenseur du libre accès à l’eau comme l’un des Droits de l’Homme, lutta contre le monopole de la Compagnie Générale des Eaux de Barcelone –CGEB) dans les année 1920. Grâce à l’insurrection révolutionaire du 19 juillet 1936, ses idées d’un service public universel de l’eau purent être mises en œuvre par les travailleurs de la CGEB qui collectivisèrent l’entreprise, améliorant la qualité et le service et mettant en palce un tarif unique de l’eau pour tous les Barcelonais. Il fut également rapporteur pour l’évolution de l’enseignement supérieur au sein du Conseil de l’Education Nouvelle unifiée (CENU).

Il avait fait connaissance de Pablo Casals en 1905, au cours de randonnées dans la montagne, et pendant lequels ils discutaient de leurs opinions pacifistes. Avec l’astronome anarchiste Comas ils formèrent tous les trois le « Comité Catalan contre la guerre », première organisation anti-guerre connue au moins en Espagne.

Pendant la révolution espagnole de 193, il retrouva Pablo Casals au sein du Conseil des Relations Culturelles de Catalogne, dont ils étaient membre tous les deux. A la victoire des franquistes, il pris le chemin de l’exil et s’installa à Perpignan. Là, il partagea avec Casals l’isolement d’un exil dans les pyrénées catalanes, refusant tout compromis avec le franquisme et ses alliés.

Pour en savoir plus :

Alberto CARSI, hydroéologue, anarchosyndicaliste et précurseur oublié de l’écologie sociale

Alberto CARSI, hydrogéologue, anarchosyndicaliste et précurseur oublié de l’écologie sociale

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