Anselmo Lorenzo et Karl Marx

Pierre Reole, Le Combat Syndicaliste, n°659, 10 juin 1971

Le mouvement anarchiste international, historiquement parlant, a fourni un nombre considérable de fortes personnalités, se détachant dans tous les domaines de la pensée et de l’action et même de la science. Certains sont universellement connus, car leurs œuvres ou leurs actes ont été divulgués par l’écrit, l’anecdote, et souvent aussi, par la légende.

La renommée et la popularité de beaucoup d’autres n’ont pas dépassé les frontières géographiques et linguistiques de leur pays d’origine. Ainsi en est de tel ou tel compagnon roumain, bulgare, allemand, japonais, américain ou espagnol. Nous ne pouvons les citer tous, mais par la connaissance de leur langue et par l’éclectisme autodidactique qui permet aux studieux de puiser dans l’immense trésor de la bibliographie anarchiste, nous sommes assez de par le monde pour sortir de l’oubli ces hommes et ces femmes qui ont joué un rôle de premier plan dans l’organisation de la classe ouvrière et dans la propagation de l’anarchisme dans ses principes fondamentaux. Dans tous les continents, ces militants dévoués à l’idéal anarchiste et à la cause suprême de la libération humaine, ont lutté et souffert l’emprisonnement et quelque fois la mort.

Étant donné le confusionnisme idéologique qui règne actuellement chez beaucoup de nos jeunes sympathisants, nous avons choisi délibérément de parler dans cet article du plus vénérable des militants de l’anarcho-syndicalisme espagnol, Anselmo Lorenzo, et surtout de mettre en relief une phase décisive de son comportement qui touche à l’implantation de la première Association internationale des travailleurs en Espagne et surtout à l’orientation apolitique et anarcho-syndicaliste d’une grande fraction de la classe ouvrière et paysanne espagnole.

Anselmo Lorenzo naquit à Tolède en 1841 et mourut à Barcelone en novembre de 1914. Ouvrier typographe, il adhéra très jeune au Parti républicain fédéral de Francisco Pi y Margall, l’éminent traducteur en espagnol des principales oeuvres de Proudhon. Ce sont certainement les thèses sociales, économiques et fédéralistes du grand penseur français qui complétaient la doctrine trop étroite du fédéralisme politique, qui décidèrent Lorenzo à abandonner l’arène parlementariste et à devenir l’un des pionniers du socialisme libertaire espagnol.

C’est dans la société de tendance libérale Fomento de las Artes qu’Anselmo Lorenzo commença à former sa culture, auprès d’universitaires avancés comme Serrano Oteiza et le recteur don Fernando de Castro. C’est dans cette société éclectique qu’il connut le graveur Tomàs Gonzalez Morago, déjà averti des problèmes socialistes et véritable introducteur avec Rubau Donadeu, de l’envoyé de Bakounine en Espagne, Giuseppe Fanelli.

On sait que la mission de Fanelli était de constituer le noyau organisateur de la Section espagnole de l’AIT.

Le comité organisateur provisoire est effectivement formé le 24 décembre 1869, et dans la commission de propagande nous y relevons le nom de Lorenzo. Une des grandes initiatives de cette commission est de convoquer le Congrès constitutif de la Région espagnole, congrès qui a lieu à Barcelone le 19 juin 1870. Dans ses assises historiques nous y notons la présence très active du militant internationaliste marseillais Basteleica, alors réfugié politique en Espagne.

Dans le premier Conseil fédéral de la Région espagnole déjà officiellement constitué, nous retrouvons Anselmo Lorenzo et c’est dans la Conférence secrète du 10 au 18 septembre 1871 qui se déroule à Valencia, qu’Anselmo Lorenzo est nommé délégué de la Fédération espagnole à la Conférence de Londres.

C’est cette délégation à Londres qui met face à face Marx et Lorenzo. Nous traduisons de l’œuvre de Lorenzo lui-même, El proletariado militante, le récit de cette rencontre et les impressions qu’il en rapporta. Etant donné l’importance tant historique que psychologique de ce témoignage nous pensons qu’il est utile d’en faire connaître aux lecteurs de langue française le long passage que voici :

« Profondément ému de ma nomination je me dirigeais immédiatement à Madrid, d’où je devais prendre l’express pour Paris. Traverser toute la France en passant par Paris, pour assister à une réunion de l’Internationale au moment où la répression contre la Commune battait son plein était dangereux et il était utile de prendre quelques précautions. Me rendant de la gare d’Orléans à celle de St-Lazare, je pus regarder l’Hôtel-de-Ville en ruines, la partie incendiée du Musée du Louvre, le piédestal sans colonne de la place Vendôme. Partout je voyais les effets épouvantables de la semaine sanglante. A la sortie de Paris après le pont d’Asnières j’ai vu les troupes prussiennes qui campaient.

J’ai touché la terre anglaise tard dans la soirée. En sortant de la gare Victoria, de Londres, j’ai donné l’adresse écrite de Engels à un cocher et me voici après avoir parcouru quantité de grandes artères rectilignes, à Regent’s Park, au terminus de mon voyage. Le cocher sonna à une maison et aussitôt je vis apparaître au seuil de la porte un vieillard qui illumine par un réverbère tout proche me fit penser à un patriarche sorti d’un tableau d’un artiste. Je m’approchais avec timidité et respect, m’annonçant comme le délégué de la Fédération espagnole de l’Internationale, et cet homme me serra dans ses bras, m’embrassa au front, m’adressa des paroles affectueuses en espagnol et me fit pénétrer dans la maison. Cet homme était Karl Marx. Sa famille s’étant déjà retirée vu l’heure tardive, c’est Marx lui-même qui me servit le dîner. Ensuite nous dégustâmes le thé tout en parlant des idées révolutionnaires, de la propagande, de l’organisation, se montrant très satisfait du travail réalisé en Espagne. Puis mon respectable interlocuteur me parla de littérature espagnole qu’il connaissait très bien Cervantes, Calderon, Lope de Vega, Tirso de Molina, furent analysés de façon claire et très justement résumés.

La matinée s’annonçait déjà, lorsque Marx m’accompagne à la chambre qui m’était destinée.

Le lendemain je fus présenté aux filles du penseur allemand, ainsi qu’à plusieurs délégués et à d’autres personnages. La fille aînée très belle et séduisante connaissait l’espagnol, mais comme son père elle le prononçait assez mal. Elle me conduisit à la bibliothèque, qui était grande et remplie de livres et dans le rayon réservé à la littérature espagnole elle prit deux volumes, « Don Quichotte » et « La vida es suño ». De l’œuvre géniale de Cervantes, elle me pria de lui lire le discours aux chevriers et quelques tirades des vers de Calderon reconnus comme joyaux de la langue espagnole.

La réunion préparatoire de la Conférence devait avoir lieu tard dans la soirée, le Conseil Général, devant recevoir dans l’après-midi les délégués. Marx m’accompagna au local du Conseil. A l’entrée avec d’autres membres du Conseil, se trouvait Bastelica, le camarade français qui avait présidé la première séance du Congrès de Barcelone. Me reconnaissant il me présenta aux compagnons, quelques uns déjà très connus dans l’Internationale, Eccarius, Jong, Jhan Hates, Serrailler, Vaillant, membre rescapé de la Commune de Paris.

Marx me présenta à Engels, lequel fut mon hôte pendant le reste de mon séjour à Londres. Déjà dans la salle je saluais les délégués belges dont César de Paepe, quelques français, le suisse Henry Perret, et le russe Outine figure sinistre et antipathique qui me sembla pendant la Conférence de n’avoir d’autre but que d’exciter la haine et d’empoisonner les passions, semblant être totalement étranger au grand idéal qui animait nos représentés, les travailleurs internationaux.

De la semaine que dura cette Conférence je garde un triste souvenir.

L’effet causé dans mon esprit fut désastreux. Je m’attendais à me trouver en présence et parmi de grands penseurs, sincères défenseurs des travailleurs, fervents propagandistes des idées nouvelles, précurseurs d’une société transformée par la Révolution, société dans laquelle devrait enfin régner la justice et le bonheur. Au lieu de cela, j’ai pu constater de grandes animosités et de graves rancœurs parmi ceux-là mêmes qui devaient rester unis et fraternels.

Si je n’avais pas été capable de faire la part des choses, dues à l’ambition, à la vanité, à la jalousie, la Conférence de Londres au lieu d’être une confirmation de mes idées et de mes espoirs, aurait été pour moi une désillusion définitive.

Mais, ouvrier alors, comme aujourd’hui trente ans après, sans aucun but égoïste ou ambitieux, aimant cette liberté unique et positive qui s’appuyant sur la collectivité fera disparaître la classe des opprimés, j’avais et j’ai la certitude que les aspirations populaires se développeront, prendront racine et consistance et que confirmées par la science et sanctionnées par la Révolution écarteront tous les obstacles, même ceux représentés par les saints prestigieux.

Peu de véritables travailleurs étaient présents dans cette Conférence. La majorité étaient des bourgeois (citoyens de la classe moyenne) et c’est eux qui avaient la direction dans cette réunion qui n’était pas autre chose qu’un prolongement du Conseil Général, une confirmation de ses plans, une parodie de parlementarisme politique, et dans tout cela, je ne pouvais rien voir de grand, rien de libérateur, rien en harmonie avec le langage employé pour la propagande.

Je peux affirmer que toute la substance de cette Conférence se réduisit à assurer la suprématie d’un homme présent, Karl Marx, contre un autre homme absent, Michel Bakounine.

Si dans les séances on respectait un semblant de régularité, dans les commissions restreintes, la haine se donnait libre cours, et c’est ainsi qu’ayant assisté une nuit dans la propre maison de Marx à une de ces réunions en vue de prendre une décision sur l’affaire de l’Alliance, j’ai vu le grand descendre du podium où l’avait placé mon admiration et mon respect, jusqu’au niveau le plus vulgaire. J’ai pu voir aussi avec consternation quelques uns de ses fidèles s’abaisser plus encore, comme de vils courtisans devant leur seigneur et maître.

J’ai eu l’honneur de présenter à cette Conférence le « Mémoire sur l’Organisation » adopté par la Conférence de Valencia. Ce fut le seul travail à caractère ouvrier. Devant les délégués de nations aussi industrialisées que l’Angleterre, l’Allemagne et la Belgique, habitués, surtout la première aux luttes de revendication économique, cet engrenage de Sociétés, de Fédérations de toutes les professions, avec ses commissions de correspondance et de propagande, ses statistiques, ses congrès, ses caisses de résistance et toute cette vie intellectuelle et d’action, visant non seulement à faire la Révolution Sociale, mais aussi à réorganiser rapidement le fonctionnement de la nouvelle société, fit sensation. Mais malgré cela, le Conseil Général et la majorité des délégués ne donnèrent aucune importance à mon rapport. Pour eux il n’était pas question de soutenir une force révolutionnaire et de la doter d’une organisation, mais de mettre cette grande réunion d’hommes et de volontés au service d’un chef politique.

Dans mes sentiments, je me trouvais seul. Peut-être, par un réflexe d’orgueil, je me considérais l’unique véritable internationaliste.

Mon intervention exprima ma peine et mon mécontentement, mais ils m’écoutèrent sans beaucoup d’intérêt. Voici comment, ils résumèrent l’apport de ma délégation : « La Conférence, remercie fraternellement les membres de la Fédération Espagnole pour son travail sur l’organisation, qui prouve une fois de plus, leur abnégation pour l’œuvre commune. » Je suis, retourné en Espagne convaincu que la réalisation de l’idéal social s’était éloigné et que beaucoup de ses pseudo-prônateurs, étaient en fait, ses ennemis.

Arrivé à Madrid, je rendis compte au Conseil Fédéral de ma mission, et de mes pénibles impressions. »

Ce face à face du maître à penser de toutes les tendances socialistes, étatistes et autoritaires et du plus éminent des libertaires espagnols, peut être mis en annexe, au dossier significatif des discordances idéologiques et éthiques qui séparèrent définitivement Marx de Proudhon et Bakounine.

Il n’y a qu’à étudier soigneusement ces désaccords fondamentaux, et analyser l’œuvre théorique dans ses différents contextes d’application, pour se convaincre que marxisme et anarchisme sont deux antithèses.

On ne fusionne pas l’eau et le feu. On ne peut donc, fusionner l’Autorité et la Liberté.