[La Grève des Loyers] 1911 : Cochon, inventeur du coup médiatique permanent et du « réformisme radical »

(Chapitre de la Brochure sur l’histoire de la grève des loyers)

Georges Alexandre Cochon est souvent présenté comme le premier squatter de l’histoire. Il a pourtant laissé des souvenirs contrastés, notamment dans le milieu anarchiste, et représente bien la dynamique, mais aussi les limites que peut présenter toute lutte pour un droit spécifique (ici celui au logement) – quand elle ne s’inscrit pas dans une perspective révolutionnaire.

Carte postale avec la photo et un autographe
de Cochon

Cochon, ouvrier en tapisserie, gravite autour du mouvement anarchiste parisien dans les années 1900. Marié, père de trois enfants, il a servi dans la marine, pris part à la guerre en Crète et est devenu antimilitariste, ce qui lui valut de passer par les terribles bataillons punitifs d’Afrique pour objection de conscience. Il fondit un phalanstère communiste à Vanves, qui ne dura que deux mois.

Selon un journaliste de l’époque « il parlait de façon très agréable, avec une voix à la fois masculine et tendre, qui devait convaincre plus les femmes que les hommes ». Lorsqu’il avait la trentaine, Cochon aimait se distinguer par son look original et extravagant, mais très élégant : ni bourgeois à chapeau melon ni prolétaire à casquette, il portait un grand chapeau noir cerclé d’une bande de rouge, et arborait énorme moustache et lavallière. Il aimait ne pas passer inaperçu.

Déménagement à la cloche de bois

Renouant avec l’esprit anarchisant de la Ligue des anti-proprios des années 1890 de Joseph Tortelier, et après une première tentative sans lendemain de Syndicat CGT des locataires par l’anarchiste Pennelier en 1903, l’Union syndicale des locataires ouvriers et employés est fondée à Clichy en 1909. Il s’agit de répondre à la création d’une association de propriétaires. L’initiative en revient à Constant, alias Jean Breton, dynamique secrétaire de la Bourse du Travail. Constant a pris part à la Commune de Paris, fut condamné à la déportation, puis amnistié en 1884. Il fut secrétaire du syndicat des voituriers dans le département de la Seine, affilié à la CGT. Il fut un des plus actifs au sein de la Ligue de la grève des loyers et des loyers fermiers en 1884-1888. Élu secrétaire de la Fédération Nationale des Ouvriers en Voiture en 1911, il rejoint la même année la nouvellement créée Fédération Communiste Anarchiste (FCA). Les objectifs de Constant étaient la baisse initiale des loyers, et la réparation des logements délabrés, l’opposition militante aux expulsions, et à long terme, la grève générale des locataires.

Bientôt des tensions apparaissent au sein du syndicat entre les anarchistes, partisans de l’action directe et les socialistes, qui pensaient que les députés socialistes étaient les seuls à pouvoir agir efficacement. C’est à ce moment-là que Cochon, qui cherchait la synthèse entre les deux courants devint trésorier puis secrétaire général de l’Union syndicale, en février 1911.

Les revendications de base de l’Union sont claires :

– l’assainissement des logements insalubres aux frais des propriétaires ;

– l’insaisissabilité du mobilier des locataires ;

– le paiement du loyer à terme échu (en fin de mois et non en avance) ;

– la taxation des loyers pour les propriétaires ;

– la suppression de la prime d’emménagement et du « denier à Dieu » au concierge (pourboires informels, mais obligatoires dus par le locataire)

Les méthodes employées sont originales et cherchent à mettre la population du côté des locataires par le rire et la médiatisation. Cochin avait eu l’idée de créer une fanfare, le fameux « raffut de Saint-Polycarpe » :

« Les pauvres gens qui ne pouvaient payer leur loyer et étaient menacés d’expulsion étaient déménagés – par la porte ou par la fenêtre –, les compagnons entassaient le mobilier dans des charrettes à bras, et, aux accents d’une fanfare hétéroclite, tandis que des compagnons secouaient à tour de bras une énorme cloche de bois, les commandos de Georges Cochon partaient gaiement à l’assaut des logements vides » (May Picqueray, Le Réfractaire, mars 1979). Le chansonnier libertaire Charles d’Avray avait composé pour ces occasions la chanson La marche des locataires.

C’est ainsi que trois ans durant, par l’action directe et en fanfare, Cochon et ses compagnons rivalisent d’astuces subversives pour investir logements libres et lieux publics improbables : occuper la cour de la Préfecture de Police ou la Bourse, construire des abris de fortune dans le Jardin des Tuileries, installer une famille de dompteur – animaux compris – chez un conseiller municipal récalcitrant ou négocier avec la Comtesse de La Rochefoucauld l’hospitalité de son hôtel particulier pour cinquante expulsés.

Installation d’une famille dans une écurie

Doué d’un véritable sens du coup d’éclat (de rire), Cochon gagne la sympathie des chansonniers de Montmartre et de toutes les gauches, de l’intransigeante Guerre Sociale de Gustave Hervé, jusqu’aux socialistes de Jaurès. Même si ce sont les anarchistes qui sont les « petites mains » de ses actions, car comme l’indique le Libertaire du 13 avril 1912 : « Les camarades de Cochon font très bien les choses. C’est l’antichambre de l’expropriation révolutionnaire qu’ils ont institués ».

La personnalité charismatique de Cochon et ses éloges, en musique ou dans la rue, firent de lui une célébrité et le coupèrent du reste des militants du syndicat des locataires. Les actions spectaculaires, bien que mettant en lumière le problème des logements, ne focalisèrent les médias que sur Cochon, ce qui augmenta encore sa popularité.

S’ajoute également à ça la venue de socialistes dans le syndicat. Ces deux évolutions signifiaient que le syndicat commençait à s’éloigner des principes libertaires de ses débuts. Cochon essaya au début de réconcilier les deux pôles, les révolutionnaires et les réformistes. Mais bientôt, il s’éloigna de ses positions anarchistes initiales. L’action directe se confondait avec action médiatique, un simple faire-valoir pour porter des revendications réformistes auprès des politiciens. « Au sein de l’Union Syndicale des locataires, le principe de l’action comme vecteur d’une revendication que l’on porte et non comme action directe est en soi un enjeu de lutte. Par ailleurs, au fur et à mesure que, parallèlement à l’évolution des modes d’action, les objectifs se transforment en revendications, ils se modifient, passant d’une contestation du loyer à une demande de logement pour les familles adressée à l’État. Ces évolutions, parce qu’elles autorisent bientôt l’usage de modes d’action directement liés à la compétition électorale, vont participer de la scission du syndicat ».[1]

La décision fut prise d’envoyer une lettre ouverte au Parlement. Les anarchistes s’y opposèrent vigoureusement, voyant là une façon policée de mettre la pression sur le Parlement plutôt de s’en remettre à l’action directe. En octobre 1911, Cochon devient un employé à temps complet du syndicat. Constant quitte le syndicat qu’il a créé, par dégoût contre « le fonctionnarisme syndical » et plusieurs sections protestent.

Le 14 décembre 1911, menacé d’expulsion, se barricade dans son appartement, accroche une banderole à son balcon, hisse le drapeau rouge et convoque la presse. Le DAL a repris ses méthodes de coups médiatiques pour faire pression sur l’État, 100 ans après

Aveuglé par sa popularité, Cochon annonce sa candidature pour les élections municipales de mai 1912. La fragile synthèse du réformisme et de l’action directe revendicative s’est prise à son propre piège. C’en est trop. La Guerre Sociale titre « quelle triste fin. Cochon, la vanité t’a perdu ». Le Liberaire renchérit « Puisse sont acte guérir du culte des individus. Merci d’avoir été salaud ! ».

Privé du soutien des anarchistes, Cochon finira par saborder la dynamique d’un mouvement trop identifié à son seul leader. Il est exclu du syndicat.

Il continue ses actions, créant un syndicat concurrent, la Fédération nationale et internationale des locataires. Mais seule la presse bourgeoise rend compte des frasques, devenu le bouffon de service de la République.

Le mouvement est achevé par l’entrée dans la Première Guerre mondiale.

Le Petit Journal, supplément illustré, 11 février 1912.

Le 28 janvier 1912, opération « Maison avec Jardin » : le syndicat investit le jardin des Tuileries, y construit une cabane pour dénoncer l’expulsion de la famille Husson. Embarqués au commissariat sans suites, une solution est trouvée pour la famille en la personne d’un bourgeois qui se sent généreux.« On peut lire sur une grande pancarte : maison avec jardin, offerte par l’Union Syndicale de Locataires et le Syndicat du Bâtiment de la CGT, à une famille de 10 personnes sans logis, chassés par les propriétaires parisiens, abandonnés par l’Assistance publique. Un jardin et pas n’importe lequel, un jardin de rois, celui des Tuileries » Le Petit Journal, supplément illustré, 11 février 1912.


[1] Cécile PÉCHU, op. cité.


Ce texte est un des chapitre de notre brochure en 4 tomes : « GREVE DES LOYERS : ACTION DIRECTE CONTRE LA VIE CHERE ET POUR UN LOGEMENT DIGNE« 

Chapitre précédent : 1907 : Balayer l’injustice, la grève des locataires de Buenos-Aires et le rôle des femmes anarchistes

Chapitre suivant : 1922 : « Je ne paye pas, je fais la grève des loyers » Quand des internationalistes et des prostituées font exploser la marmite sociale au Mexique….

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