1907 : Balayer l’injustice, la grève des locataires de Buenos Aires et le rôle des femmes anarchistes

En 1907, l’Argentine était un pays d’émigration. Les ouvriers et les familles, souvent récemment arrivées d’Europe, moins fréquemment d’autres régions du monde (notamment Moyen-Orient) devaient donc louer leurs logements. La grande majorité des locataires, qui étaient donc des étrangers, vivait à Buenos Aires, principale zone d’activité économique du pays. Le recensement municipal de 1904 indique que la ville comptait alors 950 000 habitants, dont 140 000, soit près de 15 % vivaient dans des conventillos ou casas de inquilinatos, mélange de pensions de famille et d’hôtels meublés souvent véritables taudis.

Que les locations soient dans des maisons particulières ou des casas de inquinilatos, chaque appartement hébergeait en moyenne 4 à 5 familles soit 11,5 personnes, la plupart du temps dans une seule pièce de quelques mètres carrés, sans ventilation. 22 % des conventillos n’avaient aucun sanitaire. Tous devaient partager la salle de bain ou les latrines, la buanderie et le patio dans un univers multiculturel, où différentes langues et coutumes se mêlaient. L’anarchiste catalan Eduardo Gilimón a décrit ces taudis : « les familles s’étaient habituées à vivre dans une seule pièce de quatre mètres sur cinq, dans laquelle vous deviez manger et dormir, mêlant parents et enfants, dans laquelle les femmes [qui ne travaillaient pas à l’époque, car la société ne l’acceptait pas] devaient respirer toute la journée dans une atmosphère fétide où les odeurs de nourriture et le brouillard respiratoire ne disparaissent jamais ». Les maladies, telles que la tuberculose ou la fièvre jaune, régnaient en maitre dans cet enfer. Enfin, la cuisine et le chauffage se faisaient au charbon ce qui outre la fumée que cela dégageait faisait toujours courir des risques d’incendies, souvent mortels.

Plus de 35 % des ménages étaient soumis à des demandes abusives de triplement des loyers alors que les salaires restaient stables, en plus des conditions de caution exigées par les agents immobiliers. Les locataires, en absence de réglementation, étaient contraints d’accepter, sous peine d’être jetés brutalement à la porte de leur logement. En 1907, les anarchistes empêchèrent ces abus en déclenchant une grande grève des loyers, qui fut victorieuse malgré une répression brutale. Parti de Buenos Aires, le mouvement s’étendit à toute l’Argentine : Rosario, Bahía Blanca, La Plata et Mar del Plata et dans la banlieue à Avellaneda, Lanús et Lomas de Zamora. Témoignage d’une des protagonistes de l’époque, Juana Rouco Buella.

Fin 1907, la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA), d’orientation anarchiste-communiste[1], organisa une grève des locataires, à laquelle toute la ville de Buenos Aires répondit, exigeant la réduction des loyers. Meetings, réunions, assemblées, commissions qui allaient de maison en maison pour convaincre les locataires de rejoindre le mouvement.

Commission des locataires du conventillo« El Cuatro Diques », qui se trouvait rue Ituzaingó 255, 279 et 325 dans lequel vivaient 132 familles

Tout Buenos Aires était dans la tourmente, et ce sont les anarchistes qui orientaient ce grand mouvement, dans lequel une série d’actes sanglants se sont produits, provoqués par les autorités, qui ne pouvaient pas faire face à toutes ces personnes qui s’étaient levées en grève, exigeant une chose juste : la réduction des loyers. Ces faits sont historiques. Les protagonistes eurent droit à tout : prisons, expulsions, déportations, mais à la fin ils triomphèrent : les loyers furent réduits, ce qui était exigé.

En 1907, les voisins demandent que le loyer ne soit pas augmenté. Comme les hommes devaient partir travailler, les leaders de ce mouvement furent les femmes, qui utilisaient les balais ‘escobas) comme emblème : « Balayer les propriétaires », « balayer l’injustice »

[La répression fut confiée par le gouvernement au chef de la police, le colonel Ramón Falcón[2], qui dirigeait en personne les opérations. Il reçut mission de procéder à l’expulsion (appelée cyniquement « délogement » par les autorités) de familles ouvrières qui avaient refusé d’accepter l’augmentation des loyers unilatéralement décidée par les propriétaires de leur logement. Mécontents des pouvoirs publics, qui s’abstenaient de réglementer en matière de logement, et des conditions de vie dans les immeubles de location, qui se trouvaient dans un état lamentable pour la majorité d’entre eux, des femmes et des enfants d’ouvriers descendirent alors dans la rue avec des balais, sous le mot d’ordre « balayer l’injustice ». En juillet 1907 (c’est-à-dire en plein hiver austral) ― avec l’aide du corps de sapeurs-pompiers de Buenos Aires, qui réprimait toute velléité de protestation en projetant sur les familles de l’eau glacée avec des lances à incendie sous haute pression ―, Falcón mit à exécution les expulsions massives. Les locataires durent chercher à se reloger dans les campements montés par les anarchosyndicalistes de la FORA.]

Tentative d’expulsion en 1907. Les ouvriers, bras croisés, font face aux huissiers…

Dans l’une des nombreuses expulsions que la police tenta de mener, dans l’immeuble appelé « 14 provinces » et qui abritait plus de 200 familles, situées à Chacabuco et San Juan, les femmes se sont défendues en jetant de l’eau bouillante sur la police et les pompiers à travers les couloirs. Les policiers, sur ordre de leur chef Ramón Falcón qui était présent, tirèrent sur ses habitants, femmes, hommes et enfants. Terrifiés par les coups de feu perpétrés en toute impunité par les policiers dans leurs propres maisons, ils se défendirent courageusement, forçant les pompiers et la police à se retirer.

Une victime succomba sous les balles de la police, un garçon de 17 ans nommé Miguel Pepe. Cette mort indigna tous les habitants de l’immeuble, qui défendirent leur maison et leurs enfants contre cette attaque policière. Toute la ville de Buenos Aires fut également indignée par ce fait qui eut pour effet de rallumer l’esprit de révolte de tous les grévistes et habitants de la ville, qui fut couronnée du triomphe le plus retentissant de ce mouvement.

Les femmes portent le cercueil de Miguel Pepe à bout de bras

La FORA se chargea d’organiser les obsèques de Miguel Pepe, auxquelles des milliers et des milliers de personnes de toutes les catégories sociales défilèrent. Les funérailles furent impressionnantes. Des milliers de personnes attendaient sur les trottoirs et les rues que la procession funèbre démarre. Le cercueil fut porté à bout de bras par des femmes, depuis Chacabuco et Humberto 1° jusqu’à La Chacarita, mais à chaque instant, et tout au long du trajet, il y a eu des affrontements avec la police qui les obligeait à poser le cercueil au milieu de la rue pour les affrontements ensuite, la rue dégagée, à reprendre le chemin vers le cimetière.

Avant de l’enterrer, ses compagnons Tonietti, Anderson Pacheco, Artoneda, Balsan et moi-même, qui parlais au nom du Centre des femmes, nous lui avons adressé un dernier adieu au nom du peuple et de FORA. Nous sommes tous indignés du crime de la police dirigée par son propre patron le colonel Ramón Falcón, et avons appelé à la justice pour le mouvement des locataires. Sur la tombe de Miguel Pepe, une plaque a été apposée : Victime de la grève des locataires, assassiné par la police.

Après ce mouvement, la répression policière s’est faite immédiatement ressentir. La loi sur la résidence, qui avait été adoptée en 1902 par le gouvernement du général Roca, fut mise en application. Beaucoup de compagnons furent déportés. Parmi eux je me souviens de Pérez « le noir », Artoneda, Pañeda, García de la Mata, Forcat, Tonietti et Virginia Bolten. Je fus également atteinte par la loi sur la résidence ; à 18 ans, la police me considérait comme un élément dangereux pour la tranquillité du capitalisme et de l’État, et ils me déportèrent.

Meeting révolutionnaire dans le patio du conventillo, au cri de « vive l’Homme libre dans le Conventillo libre ! » Le mouvement s’installant dans le temps, les revendications s’étendirent au-delà de la seule question quantitative des loyers à des revendications qualitatives telles que l’amélioration des conditions d’hygiène et la fin du paiement anticipé des loyers.

La marche des balais (Marcha de las Escobas, Conventillo de La Boca


[1] La FORA (Fédération ouvrière régionale argentine) fut fondée en 1901 et, peu après fit sien le projet anarchiste-communiste ou anarchisme globaliste. À travers elle, les anarchistes exercèrent une importante influence sur le mouvement ouvrier pendant laquelle la FORA, qui compta jusqu’à 100 000 adhérents, livra des luttes d’une grande intensité. La CNT-AIT actuelle s’inspire de ses expériences et de son approche anarchiste globaliste. Pour en savoir plus se référer à nos brochures :

http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article919

[2] Ramón Falcón, réputé pour sa brutalité, se distingua ensuite par la répression de la manifestation du Premier Mai 1909 organisée par la FORA, ce qui déboucha sur les évènements de la Semaine Sanglante où la police tua plus d’une centaine de militants. Unanimement hait par tous les ouvriers de Buenos Aires, Falcón fut assassiné en novembre 1909 par Simón Radowitzky, jeune ouvrier d’origine juive de 18 ans, membre de la FORA, arrivé d’Ukraine récemment pour échapper à la répression tsariste. Condamnée à 21 ans d’exil à la Colonie pénitentiaire d’Ushuaia, dont il tentera de s’évader à de multiples reprises. Expulsé en 1933 en Uruguay, il participe à la résistance contre le général Terra, ce qui lui vaut encore d’être emprisonné sur l’ile de Flores dont il s’évade pour rejoindre l’Espagne. Il participera à la Révolution Espagnole dans les rangs de la CNT-AIT.

Texte extrait de la Brochure : GREVE DES LOYERS : ACTION DIRECTE CONTRE LA VIE CHERE ET POUR UN LOGEMENT DIGNE

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