L’action directe, d’Emile Pouget

jeudi 31 août 2006

Préface 2023

Dans « le sabotage » (1911) et « l’action directe » (1904), ces deux textes majeurs du syndicalisme révolutionnaire français précurseur de l’anarchosyndicalisme, Émile Pouget, fondateur du journal anarchiste « Le Père peinard », expose ses théories sur l’action directe, la grève générale, le boycott et le sabotage comme instruments de lutte préalables à la révolution. Il s’en prend directement aux institutions et aux représentants du capitalisme, mais aussi à certaines illusions et duperies de la lutte politique, y compris celles des partis ouvriers à l’égard du peuple. A l’époque pleinement investi dans la lutte syndicale comme co-directeur de « La Voix du Peuple » et Secrétaire adjoint de la toute jeune Confédération Générale du Travail (CGT), où il défend la tendance révolutionnaire du syndicalisme contre les réformistes, il justifie sa célèbre maxime « À mauvaise paye mauvais travail ! » en faisant adopter ces principes comme moyens d’action du mouvement ouvrier sur le patronat. Plus d’un siècle plus tard, ces deux beaux textes de combat n’ont pas pris une ride

L’ACTION DIRECTE [Emile POUGET, 1904]

Ce qu’on entend par « Action directe »

L’Action directe est la symbolisation du syndicalisme agissant. Cette formule est représentative de la bataille livrée à l’exploi­tation et à l’oppression. Elle proclame, avec une netteté qu’elle porte en soi, le sens et l’orientation de l’effort de la classe ouvrière dans l’assaut livré par elle, et sans répit, au capitalisme.

L’Action directe est une notion d’une telle clarté, d’une si évi­dente limpidité, qu’elle se définit et s’explique par son propre énoncé. Elle signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres con­ditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action. Elle signifie que, contre la société actuelle qui ne connaît que le citoyen, se dresse désormais le producteur. Celui-ci, ayant reconnu qu’un agrégat social est modelé sur son système de production, entend s’attaquer directement au mode de production capitaliste pour le transformer, en éliminer le patron et conquérir ainsi sa souverai­neté à l’atelier – condition essentielle pour jouir de la liberté réelle.

Négation du démocratisme

L’Action directe implique donc que la classe ouvrière se ré­clame des notions de liberté et d’autonomie au lieu de plier sous le principe d’autorité. Or, c’est grâce au principe d’autorité, pivot du monde moderne – dont le démocratisme est l’expression der­nière – que l’être humain, enchaîné par mille liens, tant moraux que matériels, est châtré de toute possibilité de volonté et d’initiative.

De cette négation du démocratisme, mensonger, et hypocrite, et forme ultime de cristallisation de l’autorité, découle toute la méthode syndicaliste. L’Action directe apparaît ainsi comme n’étant rien d’autre que la matérialisation du principe de liberté, sa réalisation dans les masses : non plus en formules abstraites, vagues et nébuleuses, mais en notions claires et pratiques, généra­trices de la combativité qu’exigent les nécessités de l’heure ; c’est la ruine de l’esprit de soumission et de résignation, qui aveulit les individus, fait d’eux des esclaves volontaires, – et c’est la floraison de l’esprit de révolte, élément fécondant des sociétés humaines.

Cette rupture fondamentale et complète, entre la société capita­liste et le monde ouvrier, que synthétise l’Action directe, l’Association internationale des Travailleurs l’avait exprimée dans sa devise : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes ». Et elle avait contribué à faire de cette rup­ture une réalité en attachant une importance primordiale aux groupements économiques. Mais confuse encore était la prépon­dérance qu’elle leur attribuait. Cependant, elle avait pressenti que l’œuvre de transformation sociale doit se commencer par la base et que les modifications politiques ne sont qu’une conséquence des changements apportés au régime de la production. C’est pourquoi elle exaltait l’action des groupements corporatifs et, naturellement, elle légitimait le procédé de manifestation de leur vitalité et de leur influence, adéquat à leur organisme – et qui n’est autre que l’Action directe.

L’Action directe est, en effet, fonction normale des syndicats, caractère essentiel de leur constitution ; il serait d’une absurdité criante que de tels groupements se bornassent à agglutiner les salariés pour les mieux adapter au sort auquel les a condamnés la société bourgeoise – à produire pour autrui. Il est bien évident que, dans le syndicat, s’agglomèrent pour leur self-défense, pour lutter personnellement et directement, des individus sans idées sociales bien nettes. L’identité des intérêts les y attire ; ils y vien­nent d’instinct. Là, en ce foyer de vie, se fait un travail de fermen­tation, d’élaboration, d’éducation : le syndicat élève à la con­science les travailleurs encore aveuglés par les préjugés que leur inculque la classe dirigeante : il fait éclater à leurs yeux l’impé­rieuse nécessité de la lutte, de la révolte ; il les prépare aux ba­tailles sociales par la cohésion des efforts communs. D’un tel en­seignement, il se dégage que chacun doit agir, sans s’en rapporter jamais sur autrui du soin de besogner pour soi. Et c’est en cette gymnastique d’imprégnation en l’individu de sa valeur propre, et d’exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l’Action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! A ne s’en rapporter qu’à soi ! A être maître de soi ! A agir soi-même !

Or, si on compare les méthodes en usage dans les groupements et formations démocratiques, on constate qu’elles n’ont rien de commun avec cette constante tendance à davantage de conscience, non plus qu’avec cette adaptation à l’action qui est l’atmosphère des groupements économiques. Et il n’y a pas à supposer que les méthodes en vigueur dans ceux-ci puissent se transvaser dans ceux-là. Ailleurs que sur le terrain économique, l’Action directe est une formule vide de sens, car elle est contradictoire avec le fonctionne­ment des agrégats démocratiques dont le mécanisme obligé est le système représentatif qui implique, à la base, l’inaction des indivi­dus. Il s’agit de faire confiance aux représentants ! De s’en rappor­ter à eux ! De compter sur eux ! De les laisser agir !

Le caractère d’action autonome et personnelle de la classe ou­vrière, que synthétise l’Action directe, est précisé et accentué par sa manifestation sur le plan économique, où toutes les équivoques s’effritent, où il ne peut y avoir de malentendus, où tout effort est utile. Sur ce plan se dissocient les combinaisons artificielles du démocratisme qui amalgament des individus dont les intérêts sociaux sont antagoniques. Ici, l’ennemi est visible. L’exploiteur, l’oppresseur ne peuvent espérer se dérober sous les masques trompeurs, ou illusionner en s’affublant d’oripeaux idéologiques : ennemis de classe ils sont, et tels ils apparaissent franchement, brutalement ! Ici, la lutte s’engage face à face et tous les coups portent. Tout effort aboutit à un résultat tangible, perceptible : il se traduit immédiatement par une diminution de l’autorité patro­nale, par le relâchement des entraves qui enserrent l’ouvrier à l’atelier, par un mieux-être relatif. Et c’est pourquoi, logiquement, s’évoque l’impérieuse nécessité de l’entente entre frères de classe, pour aller côte à côte à la bataille, faisant ensemble front contre l’ennemi commun.

Aussi, est-il naturel que, dès qu’un groupement corporatif est constitué, on puisse inférer de sa naissance que, consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui s’y agglomèrent se préparent à faire eux-mêmes leurs affaires ; qu’ils ont la volonté de se dresser contre leurs maîtres et n’escomptent de résultats que de leurs propres forces ; qu’ils entendent agir directement, sans intermé­diaires, sans se reposer sur autrui du soin de mener à bien les be­sognes nécessaires. L’Action directe, c’est donc purement l’action syndicale, in­demne de tout alliage, franche de toutes les impuretés, sans aucun des tampons qui amortissent les chocs entre les belligérants, sans aucune des déviations qui altèrent le sens et la portée de la lutte : c’est l’action syndicale sans compromissions capitalistes, sans les acoquinades avec les patrons que rêvent les thuriféraires de la « paix sociale » ; c’est l’action syndicale, sans accointances gou­vernementales, sans intrusion dans le débat de « personnes inter­posées ».

Exaltation de l’individu

L’Action directe, c’est la libération des foules humaines jusqu’ici façonnées à l’acceptation des croyances imposées, c’est leur montée vers l’examen, vers la conscience. C’est l’appel à tous pour participer à l’œuvre commune : chacun est invité à ne plus être un zéro humain, à ne plus attendre d’en haut ou de l’extérieur son salut ; chacun est incité à mettre la main à la pâte, à ne plus subir passivement les fatalités sociales. L’Action directe clôt le cycle des miracles – miracles du ciel, miracles de l’Etat-et en opposition aux espoirs en les « providences », de quelque espèce que ce soit, elle proclame la mise en pratique de la maxime : le salut est en nous !

Cette incomparable puissance rayonnante de l’Action directe, des hommes d’opinions et de tempéraments divers l’ont recon­nue, rendant ainsi hommage à cette méthode dont la féconde valeur sociale est incontestable.

C’est Keufer qui, en juin 1902, au sujet de la situation syndicale des ouvriers verriers, alors précaire, leurs organisations étant dis­loquées, écrivait :

« Nous ne serions Pas surpris que la politique ne soit pas étrangère à ces divisions, car trop souvent, dans les mêlées sociales, beaucoup de camara­des croient à l’efficacité de l’intervention des hommes politiques dans la défense de leurs intérêts économiques.

« Nous pensons, au contraire, que les travailleurs, solidement organisés dans les syndicats et fédérations de métier ou d’industrie, acquerront une plus grande force et une autorité suffisante pour traiter avec les industriels en cas de conflits, d’une façon directe et sans autre concours que celui de la classe ouvrière qui ne lui fera pas défaut. Il faut que le prolétariat fasse ses affaires lui-même…

C’est Marcel Sembat qui, au parlement, s’exprimait comme suit :

« L’action directe ? Mais c’est tout simplement de grouper les tra­vailleurs en syndicats et en fédérations ouvrières pour arriver ainsi, au lieu de tout attendre de l’État, de la Chambre, au lieu de tendre perpétuel­lement sa casquette au parlement pour qu’il y jette dédaigneusement un sou de temps en temps, à ce que les travailleurs se groupent, se concertent.

« Entente des travailleurs entre eux, action directe sur le patronat, pres­sion sur le législateur pour l’obliger, quand son intervention est nécessaire, à s’occuper des ouvriers…

… « Nous savons – disent les syndiqués – que les mœurs précèdent la loi, et nous voulons créer les meurs par avance afin que la loi s’applique plus aisément si on nous la donne ou pour qu’on soit obligé de la voter si on nous fait trop attendre ! Car ils veulent aussi – ils ne le dissimulent Pas -forcer à l’occasion la main du législateur.

« Nous, législateurs, n’avons-nous jamais besoin que l’on nous force la main ? Nous occupons-nous toujours spontanément des maux et des abus ? N’est-il pas utile que ceux qui souffrent de ces maux, qui sont lésés par ces abus protestent et s’agitent pour attirer l’attention sur eux et impo­sent même le remède ou la réforme qui sont devenus nécessaires ?

« Voilà pourquoi, Messieurs, on aurait tort d’essayer de vous indisposer contre ces hommes qui prêchent l’action directe : s’ils essaient de se passer la plus possible de députés, ne leur en sachez pas mauvais gré… « Il y en a suffisamment qui ne se Passent pas assez de vous pour que vous soyez satisfaits de voir des ouvriers tàcher de grouper leur classe syndicalement, en organisations économiques, et faire le plus possible leur besogne eux-mêmes… »

C’est Vandemelde écrivant dans le Peuple de Bruxelles :

« … Pour arracher au capitalisme un os dans lequel il y ait quelque moelle, point né suffit que la classe ouvrière donne mandat à ses représen­tants de lutter en son lieu et place.

« Nous le lui avons dit maintes fois, mais nous ne saurions le lui dire as­sez, et c’est la grande part de vérité qui se trouve dans la théorie de l’action directe, on n’obtient fias de réformes sérieuses par personnes interposées…

« Or, s’il est permis de faire un reproche à cette classe ouvrière belge qui, laissée par ses exploiteurs et ses maîtres dans l’ignorance et la misère, a donné, depuis vingt ans, tant de Preuves de vaillance et d’esprit de sacrifice, c’est, peut-être, d’avoir trop compté sur l’action politique et sur l’action coopérative, qui exigeaient le moindre effort ; c’est de n’avoir pas assez fait pour l’action syndicale ; c’est d’avoir un peu trop cédé à cette illusion dangereuse que, le jour où elle aurait des mandataires à la Cham­bre, les réformes lui tomberaient comme des alouettes rôties dans la bou­che… »

Ainsi, de l’avis des hommes cités ci-dessus – et aussi de notre avis à nous – l’Action directe développe le sentiment de la per­sonnalité humaine, en même temps que l’esprit d’initiative. En opposition à la veulerie démocratique, qui se satisfait de mouton­niers et de suiveurs, elle secoue la torpeur des individus et les élève à la conscience. Elle n’enrégimente pas et n’immatricule pas les travailleurs.

Au contraire ! Elle éveille en eux le sens de leur valeur et de leur force, et les groupements qu’ils constituent en s’inspirant d’elle sont des agglomérats vivants et vibrants où, sous le poids de sa simple pesanteur, de son immobilité inconsciente, le nombre ne fait pas la loi à la valeur. Les hommes d’initiative n’y sont pas étouffés et les minorités qui sont – et ont toujours été – l’élément de progrès, peuvent s’y épanouir sans entraves et, par leur effort de propagande, y accomplir l’œuvre de coordination qui précède l’action.

L’Action directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caracté­rise par la culture de l’autonomie, l’exaltation de l’individualité, l’impulsion d’initiative dont elle est le ferment. Et cette surabon­dance de vitalité, d’expansion du « moi » n’est en rien contradic­toire avec la solidarité économique qui lie les travailleurs entre eux car, loin d’être oppositionnelle à leurs intérêts communs, elle les concilie et les renforce : l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente.

L’Action directe dégage donc l’être humain de la gangue de passivité et de non-vouloir en laquelle tend à le confiner et l’immobiliser le démocratisme. Elle lui enseigne à vouloir, au lieu de se borner à obéir, à faire acte de souveraineté, au lieu d’en déléguer sa parcelle. De ce fait, elle change l’axe d’orientation sociale, en sorte que les énergies humaines, au lieu de s’épuiser en une activité pernicieuse et déprimante, trouvent dans une ex­pansion légitime l’aliment nécessaire à leur continuel dévelop­pement.

Éducation expropriatrice

Il y a une cinquantaine d’années, dans la période dix-huit cent quarante-huitarde, alors que les républicains avaient encore des convictions, ils avouaient combien était illusoire, mensonger et impuissant le système représentatif et ils cherchaient le moyen d’obvier à ses tares. Rittinghausen, trop hypnotisé par les superfé­tations politiques qu’il supposait indispensables au progrès hu­main, crut avoir trouvé la solution dans la « représentation di­recte ». Proudhon, au contraire, pressentant le syndicalisme, évo­quait le fédéralisme économique qui se prépare et qui dépasse, de toute la supériorité de la vie, les concepts inféconds de tout le politicanisme : le fédéralisme économique qui est en gestation dans les organisations ouvrières implique la résorption par les éléments corporatifs des quelques fonctions utiles grâce auxquel­les l’État illusionne sur sa raison d’être et, en même temps, l’élimination de ses fonctions nuisibles, compressives et répressi­ves, grâce auxquelles se perpétue la société capitaliste.

Mais, pour que cette floraison sociale soit possible, il faut qu’un travail préparatoire ait, au sein de la société actuelle, coordonné les éléments qui auront fonction de la réaliser. C’est à cela que s’emploie la classe ouvrière. De même que c’est par la base que se construit un édifice, c’est par la base que s’accomplit cette beso­gne interne qui est, simultanément, oeuvre de désagrégation des éléments du vieux monde et oeuvre de gestation de la réédifica­tion nouvelle. Il ne s’agit plus de s’emparer de l’État, non plus que de modifier ses rouages ou changer son personnel ; il s’agit de transformer le mécanisme de la production, en éliminant le patron de l’atelier ; de l’usine, et en substituant, à la production à son profit, la production en commun et au bénéfice de tous… ce qui a pour conséquence logique la ruine de l’État.

Cette oeuvre d’expropriation est commencée : pied à pied elle se poursuit par les luttes quotidiennes contre le maître actuel de la production, le capitaliste ; ses privilèges sont sapés et amoindris, la légitimité de sa fonction directrice et maîtresse est niée, la dîme qu’il prélève sur la production de chacun, sous prétexte de rému­nération du capital, est tenue pour vol. Aussi, petit à petit, est-il refoulé hors de l’atelier – en attendant qu’il en soit chassé défini­tivement et radicalement.

Tout cela, cette besogne intérieure qui va s’amplifiant et s’intensifiant chaque jour, c’est de l’Action directe en épanouis­sement. Et quand la classe ouvrière, ayant grandi en force et en conscience, sera apte à l’œuvre de prise de possession et y procé­dera, ce sera encore de l’Action directe !

Lorsque l’expropriation capitaliste sera en voie de réalisation, alors que les actionnaires des Compagnies de chemins de fer verront leurs titres – « parchemins » de l’aristocratie financière – tombés à zéro, alors que la séquelle parasitaire des directeurs et autres magnats du rail ne sera plus entretenue à rien faire, les trains continueront à rouler… Et cela, parce que les travailleurs des chemins de fer seront intervenus directement : leur syndicat, de groupement de combat, s’étant mué en groupement de pro­duction, aura désormais la charge de l’exploitation – non plus en vue de profits personnels, pas même simplement et étroitement corporatifs, mais pour le bien commun.

Ce qui se sera fait dans les chemins de fer pareillement se fera dans toutes les branches de la production.

Mais, pour mener à bien cette oeuvre de liquidation du vieux monde d’exploitation, il faut que la classe ouvrière se soit familia­risée avec les conditions de réalisation du milieu nouveau, qu’elle ait acquis la capacité et la volonté de le réaliser elle-même ; il faut qu’elle ne table, pour faire face aux difficultés qui surgiront, que sur son effort direct, sur les compétences qu’elle puisera en elle, et non sur la gràce de « personnes interposées », d’hommes pro­videntiels, d’évêques nouveau style – auquel cas l’exploitation ne serait pas extirpée et se continuerait sur un mode différent.

La Révolution est oeuvre d’action quotidienne

Il s’agit donc, pour préparer la voie, d’opposer aux conceptions déprimantes, aux formules mortes, représentatives d’un passé qui persiste, des notions qui nous aiguillent vers les indispensables matérialisations de volonté. Or, ces notions nouvelles ne peuvent découler que de la mise en oeuvre systématique des méthodes d’Action directe. C’est, en effet, du profond courant d’autonomie et de solidarité humaine, intensifié par la pratique de l’action, que jaillit et prend corps l’idée de substituer au désordre social actuel une organisation où il n’y ait place que pour le travail et où cha­cun aura libre épanouissement de sa personnalité et de ses facul­tés.

Cette oeuvre préparatoire de l’avenir n’est, grâce à l’Action di­recte, nullement contradictoire avec la lutte quotidienne. La su­périorité tactique de l’Action directe est justement son incompa­rable plasticité : les organisations que vivifie sa pratique n’ont garde de se confiner dans l’attente, en pose hiératique, de la transformation sociales. Elles vivent l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir ni l’avenir au présent. Aussi résulte-t-il, de cette aptitude à faire face simultanément aux nécessités du moment et à celles du devenir, et de cette concordance entre la double besogne à mener de front, que l’idéal poursuivi, loin d’être obscurci ou négligé, se trouve, par ce fait même, clarifié, précisé, mieux entrevu.

Et c’est pourquoi il est aussi stupide que mensonger de qualifier de « partisans du tout eu rien » les révolutionnaires qu’inspirent les méthodes de l’Action directe. Certes, ils sont partisans de TOUT arracher à la bourgeoisie ! Mais, en attendant d’être assez forts pour accomplir cette besogne d’expropriation générale, ils ne restent pas inactifs et ne négligent aucune occasion de con­quérir des améliorations parcellaires qui, réalisées par une dimi­nution des privilèges capitalistes, constituent une sorte d’expro­priation partielle et ouvrent la voie à des revendication de plus grande amplitude.

Il apparaît donc que l’Action directe est la nette et pure concré­tion de l’esprit de révolte : elle matérialise la lutte de classes qu’elle fait passer du domaine de la théorie et de l’abstraction dans le domaine de la pratique et de la réalisation. En consé­quence, l’Action directe, c’est la lutte de classes vécue au jour le jour, c’est l’assaut permanent contre le capitalisme.

Et c’est pour cela qu’elle est tant honnie par les politiciens – si­gisbées d’un genre spécial – qui s’étaient constitués les « représen­tants », les « évêques » de la démocratie. Or, si la classe ouvrière, dédaignant la démocratie, la dépasse et cherche sa voie au-delà, sur le terrain économique, que deviendront les « personnes inter­posées » qui s’érigeaient en avocats du prolétariat ?

Et c’est pour cela qu’elle est encore plus honnie et réprouvée par la bourgeoisie ! Celle-ci voit sa ruine rudement accélérée par le fait que la classe ouvrière, puisant dans l’Action directe une force et une exaltation grandissante, rompant définitivement avec le passé, et se constituant par ses moyens propres une mentalité nouvelle, est en passe de réaliser le milieu nouveau.

Nécessité de l’effort

Il peut sembler paradoxal qu’il soit besoin d’exalter la nécessité de l’effort, tant la lutte contre les obstacles de tout ordre qui s’opposent à l’expansion humaine est normale.

Hors de l’action, en effet, qu’y a-t-il, sinon inertie, veulerie, acceptation passive de la servitude ? En période de dépression, d’inertie, les hommes s’abaissent au rang des bêtes de somme, ils sont des esclaves trimant sans espoir ; leurs cerveaux restent infé­conds, sans vibrations, sans idées ; l’horizon est fermé ; l’avenir ne se suppose pas, ne se voit pas meilleur que le présent.

Mais, vienne l’action ! Les torpeurs se secouent, les cerveaux ankylosés fonctionnent et une énergie rayonnante transforme et féconde les masses humaines.

C’est que l’action est le sel de la vie… Ou, plus simplement et plus exactement, elle est la vie même ! Vivre, c’est agir… Agir, c’est vivre !

Le miracle catastrophique

Ce sont là des constatations banales ! Et, cependant, il est né­cessaire d’y insister, de glorifier l’effort, parce qu’un enseigne­ment déprimant a saturé la génération qui passe, l’a imprégnée de formules débilitantes. L’inutilité de l’effort a été érigée en théorie et on a prêché que toute réalisation révolutionnaire découlerait du jeu fatal des événements : la catastrophe, annonçait-on, se pro­duirait automatiquement. Lorsque, par un processus fatidique, les institutions capitalistes seraient parvenues à leur maximum de ten­sion. Alors, d’elles-mêmes, elles éclateraient ! L’effort de l’homme dans le plan économique était proclamé superflu, son action con­tre le milieu compressif dont il pâtit était affirmée inopérante. On ne lui laissait qu’un espoir : infiltrer des siens dans les parlements bourgeois et attendre l’inévitable déclenchement catastrophique.

On nous apprenait que celui-ci se produirait à son heure, mé­caniquement, fatalement : la concentration capitaliste s’accom­plissant par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, le nombre des potentats du capital, usurpateurs et monopolisateurs allait toujours diminuant… si bien qu’un jour viendrait où, gràce à la conquête du pouvoir politique, les élus du peuple exproprieraient à coups de lois et de décrets la poignée de grands barons du Capital.

Dangereuse et déprimante illusion que cette attente passive en la venue du messie-révolution ! En combien d’ans ou de siècles seront conquis les pouvoirs publics ? Et puis, à les supposer con­quis, à ce moment le nombre des magnats du Capital aura-t-il tant diminué ? En admettant même que la trustification ait absorbé la bourgeoisie moyenne, s’en suivra-t-il que celle-ci aura été rejetée dans le prolétariat ? Ne lui aura-t-on pas, plutôt, fait une place dans les trusts et le nombre des parasites vivant sans produire ne se trouvera-t-il pas au moins égal à ce qu’il est aujourd’hui ? Si oui, n’est-il pas à supposer que les bénéficiaires de la vieille société résisteront aux lois et décrets d’expropriation ?

Autant de problèmes qui se posent et devant lesquels la classe ouvrière se trouverait impuissante, ne sachant que faire, si elle avait eu le tort de continuer à s’hypnotiser dans l’espoir d’une révolution survenant sans effort direct de sa part.

La prétendue « loi d’airain »

En même temps qu’on nous leurrait avec cette croyance mes­sianique en la Révolution, pour nous déprimer davantage, pour mieux nous persuader qu’il n’y avait rien à tenter, rien à faire, pour nous plonger plus complètement dans la crasse de l’inac­tion, on nous endoctrinait avec la « loi d’airain des salaires ». On nous apprenait qu’en vertu de cette inéluctable formule (due surtout à Ferdinand Lassalle), dans la société actuelle tout effort est perdu, toute action vaine, car les répercussions économiques ont tôt fait de rétablir le niveau de misère au-dessus duquel ne peut émerger le prolétariat.

En vertu de cette loi d’airain – dont on faisait alors la pierre an­gulaire du socialisme – il était proclamé que « le salaire moyen ne saurait normalement dépasser le taux strictement nécessaire à la vie de l’ouvrier ». Et on disait : « Ce taux est réglé par l’unique pression capitaliste et celle-ci peut même le faire descendre au ­dessous du minimum nécessaire à la subsistance de l’ouvrier… La seule règle du taux des salaires est l’abondance ou la rareté de la main-d’œuvre… »

Pour preuve de l’inexorable fonctionnement de cette loi des .sa­laires, on comparaît l’ouvrier à une marchandise : si, au marché, il y a abondance de pommes de terre, elle sont à bon compte ; s’il y a rareté, elles renchérissent… De même en est-il de l’ouvrier, affirmait-on : son salaire varie avec l’abondance ou la pénurie de la chair à travail !

Contre l’enchaînement logique de ce raisonnement absurde, nulle objection ne s’élève ; aussi la loi des salaires peut-elle être tenue pour exacte… tant que l’ouvrier consent à être une mar­chandise ! Tant que, pareil à un sac de pommes de terre, il reste passif, inerte, et subit les fluctuations du marché… Tant qu’il courbe l’échine, endure toutes les avanies patronales, … la loi des salaires fonctionne. Mais, il en va autrement dès qu’une lueur de conscience anime l’ouvrier-pomme de terre. Quand, au lieu de se confire en inertie, veulerie, résignation et passivité, l’ouvrier prend conscience de sa valeur humaine, s’imprègne d’esprit de révolte ; quand il vibre, énergique, volontaire, actif ; quand, au lieu de rester sottement accolé à ses semblables (telle une pomme de terre à côté de ses pareilles), il entre en contact avec eux, réagit avec eux, de même qu’ils réagissent sur lui ; quand le bloc ouvrier se vivifie, s’anime… alors, le ridicule équilibre de la loi des salaires est rompu.

Un facteur nouveau : la volonté ouvrière !

Un élément nouveau apparaît sur le marché du travail : la volon­té ouvrière. Et cet élément, inconnu quand il s’agit de fixer le prix d’un boisseau de pommes de terre, influe sur la fixation du sa­laire ; son action peut être plus ou moins grande, suivant le degré de tension de la force ouvrière, qui est une résultante de l’accord des volontés individuelles vibrant à l’unisson – mais, forte ou faible, elle est incontestable.

La cohésion ouvrière dresse alors, contre la puissance capita­liste, une force capable de lui résister. L’inégalité des deux adver­saires – incontestable quand l’exploiteur n’avait en face de lui qu’un ouvrier isolé – s’atténue proportionnellement au degré de cohérence atteint par le bloc ouvrier. La résistance prolétarienne, latente ou aiguë, est désormais de tous les jours ; les conflits entre le travail et le capital s’avivent, grandissent en acuité. Le travail ne sort pas toujours victorieux de ces luttes partielles ; cependant, même quand il est battu, il y a encore profit pour les ouvriers en lutte : leur résistance a entravé la compression patronale et, sou­vent même, a obligé le patron à concéder une partie des réclama­tions formulées. En ce cas se vérifie le caractère de haute solidari­té du syndicalisme : du résultat de la lutte bénéficient des faux frères, des inconscients, et les grévistes se satisfont de la joie mo­rale d’avoir combattu pour le mieux-être général.

Que la cohésion ouvrière fasse hausser les salaires, les théori­ciens de la « loi d’airain » le concèdent d’assez bonne grâce. Les faits sont tellement tangibles qu’il leur serait difficile d’y apporter une sérieuse dénégation. Mais, ils objectent que, parallèlement à l’accroissement des salaires, se manifeste un renchérissement du coût de la vie, de telle sorte que la puissance de consommation de l’ouvrier ne s’accroît pas et que le bénéfice de son plus haut sa­laire se trouve, de ce fait, annulé.

Il y a des circonstances où cette répercussion se constate ; mais cette montée du coût de la vie, en rapport direct avec la montée du salaire, n’a pas une constance telle qu’elle puisse s’ériger en principe. D’ailleurs, quand ce renchérissement se produit, il est – dans la plupart des cas – la preuve que le travailleur, après avoir lutté en qualité de producteur contre son patron, a négligé de se défendre en qualité de consommateur. Très souvent, c’est la passivi­té de l’acheteur à l’égard du commerçant, du locataire à l’égard du propriétaire, etc., qui permet aux propriétaires, commerçants, etc., de récupérer par des augmentations sur l’ouvrier, en tant que consommateur, le bénéfice des améliorations qu’il a acquises en tant que producteur.

Au surplus, l’irréfutable démonstration que le taux du salaire n’a pas pour inéluctable conséquence un renchérissement paral­lèle de la vie est faite dans les pays à courtes journées et à hauts salaires : La vie y est moins coûteuse et moins restreinte que dans les pays à longues journées et à bas salaires.

Le salaire et le coût de la vie

En Angleterre, aux États-Unis, en Australie, la durée quoti­dienne du travail est souvent de huit heures (neuf heures au plus), le repos hebdomadaire y est pratiqué, les salaires y sont plus élevés que chez nous. Malgré cela, la vie y est plus facile. D’abord, du fait qu’en six jours de travail, ou mieux en cinq et demi (le travail étant suspendu, dans la plupart des cas, l’après-midi du samedi) l’ouvrier gagne pour se suffire pendant les sept jours de la semaine ; ensuite parce que, en règle générale, le coût des cho­ses nécessaires à l’existence y est moindre qu’en France, ou tout au moins à meilleur compte, relativement aux taux du salaire [1].

Ces constations infirment la « loi d’airain ». Elles l’infirment d’autant mieux qu’il est impossible de prétendre que les hauts salaires des pays en question sont la simple conséquence d’une pénurie de bras. Aux Etats-Unis, et aussi en Australie, tout comme en Angleterre, le chômage sévit âprement. Il est donc évident que si, en ces pays, les conditions de travail sont meilleures, c’est qu’il entre dans leur établissement un facteur autre que l’abondance ou la rareté de bras : la volonté ouvrière ! Ces conditions meilleures sont le résultat de l’effort ouvrier, de la volonté prolétarienne se refusant à accepter une vie végétative et limitée, et c’est par la lutte contre le Capital qu’elles ont été conquises. Cependant, les batailles économiques qui ont amélioré ces conditions, pour vio­lentes qu’elles aient été, n’ont pas créé une situation révolution­naire : elles n’ont pas dressé, face à face, en ennemis, le travail contre le Capital. Les travailleurs n’y ont pas, au moins dans l’ensemble, acquis leur conscience de classe ; leurs aspirations ont, jusqu’ici, été trop limitées à une meilleure adaptation au sein de la société actuelle. Mais, les temps changent ! Cette conscience de classe qui leur manquait, Anglais, Yankees, etc., sont en passe de l’acquérir.

Si de l’examen des pays à hauts salaires et à courtes journées on passe à l’examen de nos régions paysannes où, sûrs de trouver une population ignorante et docile, nombre d’industriels installent leurs usines, le phénomène contraire se constate : les salaires y sont très bas et les conditions de travail excessives. C’est que, ici, la volonté ouvrière étant en léthargie, la pression capitaliste détermine seule les conditions de travail ; l’ouvrier s’ignorant et ne connais­sant pas sa force est encore réduit à l’état de « marchandise », de sorte que la prétendue « loi des salaires » fonctionne contre lui, sans aucun contrepoids. Mais qu’une flamme de révolte vienne vivifier cet exploité et la situation sera modifiée ! Il va suffire que la poussière humaine, qui a été jusque-là la masse prolétarienne, se coagule en un bloc syndical pour que la pression patronale soit neutralisée par une force – faible et inhabile aux débuts – mais qui grandira vite en puissance et en conscience.

Ainsi, il se vérifie, à la lumière des faits, combien est illusoire et mensongère cette prétendue loi des salaires. « Loi d’airain » on l’a baptisée ? Allons donc ! elle n’est même pas une loi de caout­chouc ! Le malheur est que plus graves qu’une simple erreur de raison­nement ont été les conséquences de l’infiltration dans le monde ouvrier de cette formule fatidique. Que de souffrances et de dé­ceptions elle a engendrées ! Trop longtemps, hélas, la classe ou­vrière a paressé et somnolé sur ce décevant oreiller. C’était un enchaînement logique v la théorie de l’inutilité de l’effort engen­drait l’inaction. Puisque était proclamée la stérilité de l’acte, l’inanité de la lutte, l’impossibilité d’une amélioration immédiate, toute velléité de révolte était étouffée. En effet, à quoi bon com­battre, si l’effort est d’avance reconnu vain et infructueux, si l’on sait courir à un échec ? Puisque dans la bataille ne doivent se ré­colter que des horions – sans espoir d’un léger profit – ne vaut-il pas mieux rester tranquille ?

Et c’est la thèse qui domina ! La classe ouvrière s’accommoda d’une apathie qui faisait le jeu de la bourgeoisie. Aussi lorsque, sous la pression des circonstances, les ouvriers étaient acculés à un conflit, la lutte n’était acceptée qu’à regret ; on en vint à tenir la grève pour un mal qu’on subissait, faute de ne pouvoir l’éviter, et auquel on se résignait, sans espoir que de son issue favorable puisse sortir une amélioration réelle.

L’excès du mal n’est pas ferment de révolte !

Parallèlement à cette croyance néfaste en l’impossibilité de bri­ser le cercle de fer de la « loi des salaires », et comme une déduc­tion excessive, tant de cette « loi que de la confiance en la venue fatale de la Révolution par le jeu normal des événements, sans intervention de l’effort des travailleurs, certains se réjouissaient s’ils constataient le grandissement de la « paupérisation », l’accroissement de la misère, de l’arbitraire patronal, de l’oppres­sion gouvernementale, etc. A entendre ces pauvres raisonneurs, de l’excès de mal devait jaillir la Révolution ! Donc, toute recru­descence de misères, de calamités, etc., leur semblait un bien, rapprochait de l’heure fatidique. Erreur folle ! Absurdité ! L’abondance des maux – quelle que soit leur espèce – n’a d’autre résultat que de déprimer ceux qui en pâtissent. Il est d’ailleurs facile de s’en rendre compte. Au lieu de se payer de phrases, il suffit de regarder et d’observer autour de soi.

Quelles sont les corporations où l’activité syndicale est la plus accentuée ? Ce sont celles où, la durée du travail n’étant pas exa­gérée, les camarades peuvent, leur besogne finie, vivre une vie de relation, aller aux réunions, s’occuper des affaires communes ; ce sont celles où le salaire n’est pas réduit à une modicité telle que tout prélèvement pour une cotisation, un abonnement à un journal, l’achat d’un livre équivaut à la suppression d’une miche sur la table.

Au contraire, dans les métiers où la durée et l’intensité du tra­vail sont excessives, quand l’ouvrier sort du bagne patronal, il est « tué » physiquement et cérébralement ; alors, il n’a que le désir, avant de rentrer chez lui, pour manger et dormir, d’avaler quel­ques gorgées d’alcool, afin de se secouer, se remonter, se donner un coup de fouet. Il ne songe pas à aller au syndicat, à fréquenter les réunions, il n’y peut pas songer tant son corps est moulu de fatigue, tant son cerveau déprimé est inapte à fonctionner. De même, de quel effort est capable le malheureux dégringolé dans la misère endémique, le loqueteux que le manque de travail et les privations ont élimé ? Peut-être, dans un soubresaut de rage, esquissera-t-il un geste de révolte… mais ce sera un geste sans réci­dive ! La misère l’a vidé de toute volonté, de tout esprit de révolte.

Ces constatations – qu’il est loisible à chacun de vérifier et de multiplier – sont l’infirmation de cette étrange théorie que l’excès de misère et d’oppression est un ferment de révolution. Le con­traire est seul exact, seul vrai ! L’être faible, dont le sort est pré­caire, qui a une vie restreinte, qui est matériellement et morale­ment esclave, n’osera regimber sous l’exploitation ; par crainte du pire, il se recroquevillera, ne tentera aucun mouvement, aucun effort et croupira dans sa situation douloureuse. Il en va autre­ment de celui qui par la lutte s’est fait homme, qui, ayant une vie moins étroite, a l’esprit plus ouvert, et qui, ayant regardé son ex­ploiteur en face, se sait son égal.

C’est pourquoi les améliorations partielles n’ont pas pour résul­tat d’endormir les travailleurs ; au contraire, elles sont pour eux un réconfort et un excitant à réclamer et exiger davantage. Le mieux-être, qui est toujours une conséquence de la manifestation de la force prolétarienne – soit que les intéressés l’arrachent de haute lutte, soit que la bourgeoisie juge prudent et habile, pour atténuer les chocs qu’elle prévoit ou redoute, de faire des conces­sions – a pour résultat d’élever la dignité et la conscience de la classe ouvrière, et aussi – et surtout ! – d’accroître et d’accentuer sa combativité. En émergeant de la misère physiologique et intel­lectuelle, la classe ouvrière s’affine ; elle acquiert une sensibilité plus grande, ressent davantage l’exploitation qu’elle subit et a d’autant plus la volonté de s’en libérer ; elle acquiert aussi une vision plus nette de l’opposition irréductible qu’il y a entre ses intérêts et ceux de la classe capitaliste. Mais, pour si importantes qu’on les suppose, les améliorations de détail ne peuvent suppléer à la Révolution, en faire l’éco­nomie : l’expropriation capitaliste reste nécessaire, pour que soit réalisable la libération complète. En effet, à supposer qu’on parvienne à comprimer fortement les bénéfices du capital, à annihiler en partie le rôle néfaste de l’État, il est improbable que cette compression puisse atteindre à zéro. Les rapports n’auraient pas changé pour cela : il y aurait encore, d’un côté, des salariés, des gouvernés, de l’autre, des pa­trons, des dirigeants.

Il est évident que les conquêtes partielles (pour si importantes qu’on les suppose et quand bien même elles rogneraient fort les privilèges) n’ont pas pour conséquence de modifier les rapports économiques, qui sont ceux de patron à ouvrier, de dirigeant à dirigé. Donc, persiste la subordination du travailleur, à l’égard du Capital et à l’égard de l’État. Donc, il s’ensuit que le problème social reste entier et que la « barricade » qui sépare les produc­teurs des parasites vivant d’eux n’est pas déplacée, encore moins aplanie. Pour si courte que puisse devenir la durée du travail, pour si haute que soit la paye, pour si « confortable » que soit l’usine au point de vue hygiène, etc., tant que subsisteront les rapports de salariant à salarié, de gouvernant à gouverné, il y aura deux clas­ses, lutte de l’une contre l’autre. Et ce combat gagnera en acuité et en étendue, au fur et à mesure que la classe exploitée et oppri­mée, grandissant en force et en conscience, aura une notion plus exacte de sa valeur sociale : par conséquent, au fur et à mesure qu’elle s’élèvera, qu’elle s’éduquera, qu’elle s’améliorera, c’est avec toujours davantage d’énergie qu’elle sapera les privilèges de la classe antagoniste et parasitaire.

Et ce jusqu’au déclenchement général ! Jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fré­quentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif… Et ce sera l’Action directe portée à son maximum : la Grève Générale !

Ainsi, en résumé, l’examen précis des phénomènes sociaux nous permet de nous inscrire en faux contre la théorie fataliste qui proclame l’inutilité de l’effort et contre la tendance à suppo­ser que le mieux puisse sortir d’un excès de mal. Au contraire, d’une vision nette de ces phénomènes se dégage la notion d’un processus d’action grandissante : nous constatons que les recula­des de la bourgeoisie, les conquêtes parcellaires réalisées sur elle accentuent l’esprit de révolte ; et nous constatons aussi que, de même que la vie engendre la vie, l’action engendre l’action.

Force et violence

L’Action directe, manifestation de la force et de la volonté ou­vrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement.

Il n’y a donc pas de forme spécifique de l’Action directe. Cer­tains, très superficiellement informés, l’expliquent par un abat­tage copieux de carreaux. Se satisfaire d’une semblable définition – réjouissante pour les vitriers – serait considérer cet épanouisse­ment de la force prolétarienne sous un angle vraiment étroit ; ce serait ramener l’Action directe à un geste plus ou moins impulsif, et ce serait négliger d’elle ce qui fait sa haute valeur, ce serait ou­blier qu’elle est l’expression symbolique de la révolte ouvrière.

L’Action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur : c’est la force accouchant du droit nouveau – faisant le droit social !

La force est l’origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l’épa­nouissement de la force et, hors de la force, il n’y a que néant. Hors d’elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise.

Pour mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos en­nemis de classe nous ont seriné que la justice immanente n’a que faire de la force. Billevesées d’exploiteurs du peuple ! Sans la force, la justice n’est que duperie et mensonges. De cela, le dou­loureux martyrologe des peuples au cours des siècles en est le témoignage : malgré que leurs causes fussent justes, la force, au service des puissances religieuses et des maîtres séculiers, a écrasé, broyé les peuples ; et cela, au nom d’une prétendue justice qui n’était qu’une injustice monstrueuse. Et ce martyrologe continue !

Minorité contre minorité

Les masses ouvrières sont toujours exploitées et opprimées par une minorité parasitaire qui, si elle ne disposait que de ses forces propres, ne pourrait maintenir sa domination un jour, une heure ! Cette minorité puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes : ce sont celles-ci – source de toute force – qui, en se sacrifiant pour la classe qui vit d’elles, créent et perpétuent le Capital, soutiennent l’État.

Or, pas plus aujourd’hui qu’hier, il ne peut suffire, pour abattre cette minorité, de disséquer les mensonges sociaux qui lui servent de principes, de dévoiler son iniquité, d’étaler ses crimes. Contre la force brutale, l’idée réduite à ses seules moyens de persuasion est vaincue d’avance. C’est que l’idée, la pensée, tant belle soit-­elle, n’est que bulle de savon si elle ne s’étaye pas sur la force, si elle n’est pas fécondée par elle.

Donc, pour que cesse l’inconscient sacrifice des majorités à une minorité jouisseuse et scélérate, que faut-il ?

Qu’il se constitue une force capable de contrebalancer celle que la classe possédante et dirigeante tire de la veulerie et de l’ignorance populaires. Cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la matérialiser : le problème consiste, pour ceux qui ont 1a volonté de se soustraire au joug que les majorités se créent, à réagir contre tant de passivité et à se rechercher, s’entendre, se mettre d’accord.

Cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l’organisation syndicale : là se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer, d’abord, et annihiler, ensuite, les forces d’exploitation et d’oppression.

Cette puissance, toute de propagande et d’action, oeuvre d’abord pour éclairer les malheureux qui, en se faisant les défen­seurs de la classe bourgeoise, continuent l’écœurante épopée des esclaves, armés par leurs maîtres pour combattre les révoltés libé­rateurs. Sur cette besogne préparatoire, on ne saurait concentrer trop d’efforts. Il faut, en effet, bien se pénétrer de la puissance de compression que constitue le militarisme. Contre le peuple sans armes se dressent en permanence ses propres fils supérieurement armés. Or, les preuves historiques abondent montrant que tous les soulèvements populaires qui n’ont pas bénéficié, soit de la neutra­lité, soit de l’appui du peuple en capote qu’est l’armée ont échoué. C’est donc à paralyser cette force inconsciente, prêtée aux dirigeants par une partie de la classe ouvrière qu’il faut ten­dre continuellement.

Ce résultat obtenu, il restera encore à briser la force propre à la minorité parasitaire – qu’on aurait grand tort de tenir pour négli­geable. Telle est, dans ses grandes lignes, la besogne qui incombe aux travailleurs conscients.

La violence inéluctable

Quant à prévoir dans quelles conditions et à quel moment s’effectuera le choc décisif entre les forces du passé et celles de l’avenir, c’est du domaine de l’hypothèse. Ce qu’on peut certifier, c’est que des tiraillements, des heurts, des contacts plus ou moins brusques l’auront précédé et préparé. Et, ce qu’on peut affirmer aussi, c’est que les forces du passé ne se résoudront pas à abdiquer et se soumettre. Or, c’est justement cette résistance aveugle au progrès inéluctable qui a, trop souvent dans le passé, marqué de brutalités et de violences la réalisation des progrès sociaux. Et on ne saurait trop le souligner : la responsabilité de ces violences n’incombe pas aux hommes d’avenir. Pour que le peuple se dé­cide à la révolte catégorique, il faut que la nécessité l’y accule ; il ne s’y résout que lorsque toute une série d’expériences lui ont prouvé l’impossibilité d’évoluer par les voies pacifiques et – même en ces circonstances – sa violence n’est que la réplique, bénigne et humaine, aux violences excessives et barbares de ses maîtres.

Si le peuple avait des instincts violents, il ne subirait pas vingt ­quatre heures de plus la vie de misères, de privations, de dur la­beur – panachée de scélératesses et de crimes – qui est l’existence à laquelle l’oblige la minorité parasitaire et exploiteuse. Pas n’est besoin, à ce propos, de recourir à des explications philosophiques, de démontrer que les hommes naissent « ni bons ni mauvais » et qu’ils deviennent l’un ou l’autre suivant le milieu et les circons­tances. La question se résout par l’observation quotidienne : il est indubitable que le peuple, sentimental et d’humeur douce ; n’a rien de la violence endémique qui caractérise les classes dirigean­tes et qui est le ciment de leur domination – la légalité n’étant que la couche légère d’un badigeonnage d’hypocrisie destiné à mas­quer cette foncière violence.

Le peuple, déprimé par l’éducation qu’on lui inculque, saturé de préjugés, est obligé de faire un considérable effort pour s’élever à la conscience. Or, même quand il y est parvenu, loin de se laisser emporter par une légitime colère, il obéit au principe du moindre effort ; il cherche et suit la voie qui lui paraît la plus courte et la moins hérissée de difficultés. Il en est de lui comme des eaux qui, suivant la pente, vont à l’océan, ici paisibles, là grondantes, selon qu’elles rencontrent peu ou prou d’obstacles.

Certes, il va à la Révolution, malgré les entraves que les privilégiés accumulent sur sa route ; mais il y va avec des soubresauts et des hésitations qui sont la conséquence de son humeur paisible et de son désir d’éviter les solutions extrêmes. Aussi, lorsque la force populaire, brisant les obstacles qui s’opposent à elle, passe en ouragan révolutionnaire sur les vieilles sociétés, c’est qu’on ne lui a pas laissé d’autre moyen d’expansion. II est, en effet, incontesta­ble que, si cette force eut pu s’épanouir sans encombre, en vertu du principe du moindre effort, elle ne se fût pas extériorisée en actions violentes et se fût manifestée pacifiquement, majestueuse et calme. Le fleuve qui, dans une lenteur olympienne et irrésisti­ble, roule paisiblement vers la mer n’est-il pas formé des mêmes molécules liquides qui, coulant en torrents au travers des vallées encaissées, emportaient furieusement les obstacles qui s’oppo­saient à leur cours ? Ainsi en est-il de la force populaire.

Illusion des palliatifs

Mais, de ce que le peuple ne recourt pas à la force par plaisir, il serait dangereux d’espérer suppléer à ce recours en usant de pal­liatifs d’essence parlementaire et démocratique. Il n’y a donc pas de mécanisme de votation – ni le référendum, ni tout autre pro­cédé qui prétendrait dégager la dominante des desiderata popu­laires – gràce auquel on puisse escompter faire l’économie de mouvements révolutionnaires. Se bercer de semblables illusions, ce serait retomber dans les douloureuses expériences du passé, alors que les vertus miraculeuses attribuées au suffrage universel concentraient l’espoir général. Certes, il est plus commode de croire à la toute-puissance du suffrage universel, ou même du réfé­rendum, que de voir la réalité des choses : cela dispense d’agir – mais, par contre, cela ne rapproche pas de la libération économi­que.

En dernière analyse, il faut toujours en revenir à l’aboutissant inéluctable : le recours à la force !

Cependant, de ce qu’un quelconque procédé de votation, de référendum, etc., est inapte à révéler l’étendue et l’intensité de la conscience révolutionnaire, de même qu’à suppléer au recours à la force, il n’en faut pas conclure contre leur valeur relative. Le référendum, par exemple, peut avoir son utilité. En certaines cir­constances, rien de mieux que d’y recourir. Par lui, il est com­mode – pour des cas posés avec précision et netteté – de dégager l’orientation de la pensée ouvrière. D’ailleurs, les organisations syndicales savent en user, quand besoin est (aussi bien celles qui, ne s’étant pas encore dégagées complètement de l’emprise capita­liste, se réclament de l’interventionnisme étatiste, que celles qui sont nettement révolutionnaires). Et ce, depuis longtemps ! Ni les unes, ni les autres, n’ont attendu pour cela qu’on prétende l’ériger en système et qu’on cherche à faire de lui un dérivatif à l’Action directe.

Il est donc absurde d’arguer que le référendum s’oppose à la méthode révolutionnaire – de même le serait-il de prétendre qu’il est son complément inéluctable. Il est un mécanisme du calcul des quantités, insuffisant pour la mesure des qualités. C’est pour­quoi il serait imprudent d’escompter qu’il puisse être un levier capable d’ébranler les bases de la société capitaliste. Sa pratique, même si elle s’accentue, ne suppléera pas aux initiatives nécessai­res et à la vigueur indispensable lorsque sonneront les heures psychologiques.

Il est enfantin de parler de référendum, quand il s’agit d’action révolutionnaire, telle la prise de la Bastille… Si, au 14 juillet 1789, les Gardes françaises n’étaient pas passées au peuple, si une mino­rité consciente n’eut pas donné l’assaut à la forteresse… si on eut voulu, au préalable, préjuger du sort de l’odieuse prison par un référendum, il est probable qu’elle boucherait encore l’entrée du faubourg Antoine.

L’hypothèse émise à propos de la prise de la Bastille peut s’appliquer à tous les événements révolutionnaires : qu’on les soumette à l’épreuve d’un référendum hypothétique et on dédui­ra des conclusions semblables. Non ! II n’y a pas de panacée suffragiste ou référendiste qui puisse suppléer au recours à la force révolutionnaire. Mais, il faut nettement préciser la question : ce recours à la force n’implique pas l’inconscience de la masse. Au contraire ! Et il est d’autant plus efficace que celle-ci est douée d’une conscience plus éclairée.

Pour que la révolution économique que la société capitaliste porte dans ses flancs éclose enfin et aboutisse à des réalisations, pour que des mouvements de recul et de féroce réaction soient impossibles, il faut que ceux qui besognent à la grande oeuvre sachent ce qu’ils veulent et comment ils le veulent. Il faut qu’ils soient des êtres conscients et non des impulsés ! Or, la force nu­mérique, ne nous y méprenons pas, n’est vraiment efficace, au point de vue révolutionnaire, que si elle est fécondée par l’ini­tiative des individus, leur spontanéité. Par elle-même, elle n’est rien d’autre qu’un amoncellement d’hommes sans volonté, qu’on pourrait comparer à un amas de matière inerte subissant les im­pulsions qui lui sont transmises du dehors.

Ainsi, il s’avère que l’Action directe, tout en proclamant inéluc­table l’emploi de la force, prépare la ruine des régimes de force et de violence, pour y substituer une société de conscience et de concorde. Et cela parce qu’elle est la vulgarisation, dans la vieille société d’autoritarisme et d’exploitation, des notions créatrices qui libèrent l’être humain : développement de l’individu, culture de la volonté, entraînement à l’action.

Aussi est-on amené à conclure que l’Action directe, outre sa va­leur de fécondation sociale, porte en soi une valeur de féconda­tion morale, car elle affine et élève ceux qu’elle imprègne, les dégage de la gangue de passivité et les excite à s’irradier en force et en beauté.


[1] Sur le dire d’observateurs superficiels, bien des personnes acceptent sans contrôle et répètent de même que « la vie est chère » aux pays cités ci-dessus. Ce qui est exact, c’est que les objets de luxe y sont très coûteux ; la vie de « relations » y est très onéreuse ; par contre, tout ce qui est de première né­cessité y est à bon compte. D’ailleurs, ne sait-on pas que, des États-Unis, par exemple, nous arrivent du blé, des fruits, des conserves, des produits manu­facturés, etc., qui (malgré la majoration que leur fait subir le coût du trans­port et aussi malgré les droits de douane) viennent concurrencer, sur notre marché, les produits similaires ? Il est donc bien évident que ces produits ne se vendent pas, aux États-Unis, à des prix supérieurs… Bien d’autres faits probants seraient à évoquer. Le cadre d’une brochure ne le permet pas

1 commentaire sur L’action directe, d’Emile Pouget

Laisser un commentaire