L’exemple de la SARL CINEMA UTOPIA
Article publié dans le Combat Syndicaliste Midi Pyrénées, n°89, mars avril 2005
Le soir du 3 février, avait lieu au cinéma Utopia à Toulouse la soirée d’ouverture du cycle « Haro sur le boulot », cycle dont le thème étant la critique virulente des méfaits du capitalisme.
Le cinéma Utopia est peu banal : c’est une salle « militante » qui défend haut et fort le cinéma indépendant contre les lois du marché. C’est aussi un lieu très engagé politiquement, qui soutient toutes les luttes progressistes. D’ailleurs, l’extrême majorité des organisations de gauche y a recours. Bref, c’est une véritable institution de la contestation toulousaine, tellement incontournable qu’un groupe qui n’y a pas recours ne peut pas être tout à fait pris au sérieux. C’est pourtant à un tel « manque de sérieux » que s’est toujours livrée la CNT-AIT, n’ayant pas pour habitude de demander l’autorisation à un patron pour développer une propagande anti-patronale.
C’est donc sans son autorisation que les militants de notre syndicat ont dénoncé la patronne d’Utopia le soir de l’ouverture de son cycle contre le travail. Ces militants ont révélé, en effet, dans un tract, le contenu d’un document interne à l’entreprise : le compte-rendu de la réunion d’équipe du jeudi 25 novembre 2004. Ce dernier annonce que des licenciements sont possibles, entre autre, pour « manque de conscience politique » et qu’un des critères de l’attribution des primes est le « travail bénévole, en interne, hors du temps de travail… ». A la lumière de ces informations, le cycle « Haro sur le boulot » prenait un sens tout à fait nouveau, et l’on pouvait se demander si la critique du travail qu’affichait la direction de ce cinéma visait son caractère trop ou pas assez aliénant.
En effet, un patron « normal » se préoccupe souvent peu de la « conscience politique » de son salarié, du moment que celui-ci effectue le travail pour lequel il est payé. Il ne s’y intéresse que si le travailleur manifeste trop cette conscience, en contestant par exemple ses conditions de travail et l’exploitation dont il fait l’objet. Dans les deux cas, elle reste une activité propre à l’individu, qui ne peut être monnayée et échappe donc aux transactions marchandes. Ce n’est plus le cas pour un patron « social », comme celui d’Utopia, puisqu’il annonce sanctionner un manque de conscience politique de son salarié. Notons qu’il est le seul, par son pouvoir de patron, à définir le contenu de celle-ci et à juger de sa valeur, c’est-à-dire de sa conformité à la sienne. Penser comme son patron devient une prestation que doit fournir le travailleur contre le salaire qui lui est versé, en plus de la prestation technique pour laquelle il a été embauché (projection de films, vente de billets…). Du moment que cette conscience fait partie du contrat de travail, le travailleur n’en dispose plus. L’utiliser pour critiquer son patron reviendrait alors à une faute professionnelle. Dernière question : comment procède la direction d’Utopia pour évaluer en salaire la valeur de la conscience en question ? Combien de kilos de conscience politique doit fournir un smicard et combien de kilos supplémentaires doit-il produire pour espérer une augmentation ? Les directeurs de conscience de la SARL Utopia ne s’arrêtent cependant pas à cette transaction « conscience contre salaire », ils en proposent une autre tout aussi progressiste : « bénévolat du salarié contre prime ». Il se trouve que le droit capitaliste prévoit que tout travail mérite salaire et que tout travail supplémentaire est payé en heures supplémentaires. La plupart des capitalistes, bon gré mal gré, l’appliquent. Mais nos patrons de « gôche », tout en menant une critique théorique du capitalisme, procèdent à une critique en acte des derniers acquis sociaux qui y subsistent et proposent à leurs salariés de fournir un travail « bénévole » contre une hypothétique « prime ». Seulement, cela reste éloigné de l’Utopie par eux visée, puisque comme ils l’annoncent dans leur dernière gazette, de véritables bénévoles travaillent aussi à promouvoir cette SARL, parallèlement aux salariés qui, eux, ne sont bénévoles qu’occasionnellement. Mais revenons à la soirée du 3 février.
Une cinquantaine de spectateurs s’étaient déplacés pour assister au film d’ouverture. Elle était constituée de syndicalistes, de militants de gauche (d’ATTAC principalement) et de « citoyens » intéressés par la question du travail. On peut aisément imaginer l’indignation qui allait être la leur une fois informés de ce qui précède. Mais le film allait bientôt commencer, ce n’est que lors du débat qui lui succède, qu’ils allaient pouvoir laisser éclater leur courroux. En attendant, Geneviève Azam, d’Attac, plus orwellienne que jamais, après avoir lu le tract, a couvert de louanges Utopia qu’elle a présenté comme un espace de liberté. Après le film, le débat s’engage et le public, indocile, critique vertement les conditions de travail … en Argentine, et non pas à Utopia Toulouse. Un jeune finit tout de même par s’alarmer du contenu du tract de la CNT-AIT. Une salariée accourt et lui répond en substance qu’Utopia est une sorte de paradis social. Que les patrons y sont très proches de leurs salariés, que ces derniers n’y travaillent que trente heures payées trente-cinq et que le fondateur rembourse de très lourds crédits. Seulement, cette zélée avocate de son couple de patrons oublia de préciser au public qu’elle était la fille de l’une et la belle fille de l’autre. Oh ! Il s’agit d’un léger, très léger, oubli. Evidemment, les spectateurs avertis auraient rectifié d’eux-mêmes et compris : « Maman et Beau-Papa sont très proches de moi, et Beau-Papa paie des crédits, mais se constitue un joli capital ».
Justement, quelques jours plus tard, Beau-Papa nous écrit une lettre furibonde. Son contenu, qu’on nous permettra de trouver extrêmement confus, ne mérite pas d’être cité intégralement ici (Vous pourrez retrouver bientôt cette lettre ainsi que les principales pièces du débat sur le site https://cnt-ait.info).
Son idée principale est qu’une entreprise culturelle, du moment qu’elle est culturelle, n’est plus une entreprise, et que par voie de conséquence, lui-même n’est plus vraiment un patron. Visitée par une sorte de Saint-Esprit Culturel, la SARL enfante, par une conception immaculée, une nouvelle structure d’où disparaît, paraît-il, toute subordination, toute exploitation. La « Culture » sera le nouvel opium du peuple ou ne sera pas, semble-nous dire Beau-Papa, patron culturel.
Un exemple parmi d’autres : « Vous-mêmes [la CNT-AIT] êtes-vous payés pour aller à une manif ou participer à une réunion syndicale ?« . Triste époque que la nôtre où de tels patrons poussent l’insolence jusqu’à comparer notre activité, entièrement bénévole, dans un syndicat anticapitaliste, à l’exploitation du travail salarié dans leur entreprise…
Sur le plan factuel, la lettre de Beau-Papa affirme uniquement un fait : « Il faut pourtant que vous sachiez que les « esclaves » d’Utopia font en moyenne chaque semaine entre 30 et 35 heures et personne ne les empêche d’aller prendre un chocolat au bistrot à condition de faire correctement leur boulot« . Deux textes émanant de la direction d’Utopia démentent formellement cette affirmation et mettent en lumière la duplicité de ces propos. Un texte interne sur les plannings, semble-en partie- dire la même chose : « le planning est dit fixe, c’est-à-dire qu’il est la trame de base qui tourne sur quatre semaines. Si les nouveaux sont comptés à 35 heures autant que possible régulières, le plus anciens sont la plupart du temps au-dessous, avec un volant d’heures gérées à la guise de chacun« . Cependant, la manière dont il définit les termes « à la guise de chacun » ne laisse pas de place au doute puisqu’il le fait par les exemples suivants : « séances scolaires, remplacements, travail de gazette, imprévus, etc…« . On est bien loin « d’aller prendre un chocolat au bistrot« . On s’en éloigne encore plus, et on se rapproche d’autant de « l’esprit Mac Donald’s » quand on lit dans le règlement intérieur d’Utopia : « Comme ceux qui font les projections, profitez des temps morts pour lire la gazette, vérifiez la chaleur des salles, l’intensité du son, jetez un œil sur l’écran pour voir si tout va bien en cabine, veillez à ce qu’il y ait toujours des gazettes en vue, ne vous laissez jamais bercer par l’idée que quelqu’un d’autre a fait les choses : agissez comme si vous étiez seul(e) à devoir veiller à tout. Veillez à la propreté du hall, ramassez les papiers dans les salles entre les séances, mettez à jour les bordereaux … n’hésitez pas à prendre des initiatives, portez des fleurs, offrez café ou thé à ceux qui assurent une permanence pendant une exposition« .
Quelques semaines plus tard, la nouvelle gazette d’Utopia (mars 2005) apparaît avec une réponse à notre tract. Celle-ci contient en deux pages huit mensonges déconcertants et une bonne question. Cette densité tranche avec le style habituel des patrons d’Utopia, creux et bavard. L’hilarant Charb, véritable Jacques Faizant de « gôche », y place quelques-uns des désopilants chefs- d’œuvre que le Figaro a dû lui refuser. On y voit des syndicats manipulateurs – la CNT-AIT – prendre en otage des salariés naïfs, pour nuire à d’innocents patrons – ceux d’Utopia. Charb nous accuse aussi de ne pas « vérifier nos informations« . Lui-même a simplement oublié de nous contacter pour vérifier cette information. N’ayant pas de temps à perdre avec « le concubin de Maman » et, plus généralement ayant comme principe de ne pas discuter avec un patron, nous ne lui avons pas répondu. Nous avons préféré utiliser notre temps à revenir souvent distribuer nos tracts devant ses salles à Toulouse, Tournefeuille et St Ouen, à les coller en ville, et à les diffuser sur internet. Sur le net, ils ont suscité nombreuses réflexions et messages d’encouragement et aussi, des témoignages d’anciens salariés d’Utopia relatant la manière dont ils ont été grugés par leur patron. Une seule réaction hostile nous est parvenue : celle de François Simon, ex-candidat socialiste aux municipales. Il jugeait « inadmissibles » non pas les agissements de ses amis exploiteurs mais le fait que nous les dénoncions : « Attaquer, dénigrer, surtout de préférence les plus proches, est une attitude insupportable« .
Précisons d’abord que nous n’avons jamais été « proches » d’Utopia. D’abord parce que ce sont des patrons et que la lutte des classes (qu’ils nient) en fait nos adversaires si ce n’est nos ennemis, et par ailleurs parce que leurs positions politiques et les nôtres ont toujours été opposées (exemple : en 2002, alors que nous appelions à une abstention massive, ils étaient pour le vote Chirac…). Quant à Simon, un internaute n’a pas tardé à lui répondre : « Aucun syndicaliste ne peut trouver normal qu’un comportement EXTERIEUR à une entreprise puisse influencer sur le salaire versé […] Mais si le principe de l’Utopia ne choque pas le docteur Simon, ses patients savent ce qu’il leur reste à faire : moduler le prix de sa consultation … en fonction, par exemple, du temps de présence de François Simon dans les diverses manifs toulousaines. » A notre tour d’ajouter que si ce prix ne lui convient pas, Simon pourrait arrondir ses fins de mois en monnayant sa « conscience politique« , certains patrons seraient preneurs.
Qu’il s’empresse, cela dit, parce que la concurrence est rude. En effet, depuis que leur vérité se sait, les patrons d’Utopia n’ont pas manqué de main d’œuvre (bénévole ou payée ?) pour l’occulter. Ainsi l’UEC (Union des étudiants du PCF) s’est évertuée à coller, de manière sélective, ses affiches sur celles où notre syndicat dénonce le patron auquel elle est associée, puisque le PC organisait un débat à Utopia dans le cadre du fameux cycle « Haro sur le boulot ». On le voit, ce parti ne manque pas de savoir-vivre et sait donc défendre un exploiteur contre les droits de ses salariés. La CGT, longtemps (toujours ?) courroie de transmission du PC, sait, elle aussi, bien se tenir à table. Un de ses forum de discussion a laissé passer tous les messages reprenant les mensonges baroques des patrons d’Utopia (il y est affirmé que nous n’avons pas vérifié nos sources, alors même qu’au verso de notre tract figurait le fac-similé du document incriminé), mais a censuré la réponse d’un de nos sympathisants.
Enfin, nous venons d’apprendre que le groupe CNT des Vignoles, (associé au SCALP ressuscité), compte fêter les 20 ans de la création du premier SCALP historique (qui n’a rien à voir, si ce n’est le nom, avec le SCALP actuel [1] par une semaine de festivités, dont deux soirées à Utopia.
Il ne suffit pas de mépriser ce genre d’accointances, il est nécessaire de les analyser pour en tirer les leçons politiques. Si l’ensemble de ces militants altermondialistes et de ces pseudos syndicalistes “radicaux” continuent d’alter-fréquenter ces alter-patrons pourtant peu fréquentables, ce n’est pas sans raison. Utopia est en effet un véritable « média » pour ces organisations ; ils peuvent y laisser leur presse, y organiser des débats. Ce qui leur permet d’accéder à leur « clientèle » et de tenir à distance les concurrents. Que le prix en soit de s’associer à leur adversaire de classe et de fermer les yeux sur le sort de ses salariés compte si peu à leurs yeux. L’intérêt de leur organisation prime sur celui de la cause qu’elle est censée défendre.
Quant au salarié d’Utopia, il sait qu’il a une pluralité de patrons : les patrons-militants d’Utopia & les militant-patrons de la quasi-totalité de la gauche toulousaine.
Pétula
[1] Le SCALP historique, premier du nom en France, fut créé à Toulouse en 1984 … dans les locaux de la CNT-AIT, avec la participation significative de ses militants ! Les Vignoles tentaient ainsi de faire une OPA sur la mémoire militante à laquelle ils étaient pourtant totalement étrangers. NDLR