Pourquoi les anarchistes s’appellent entre eux compagnons et pas camarades ?

Depuis quelques années, dans le mouvement anarchiste, certains s’interpellent entre eux au nom de « camarade ». Or traditionnellement, les anarchistes n’utilisent pas ce terme, mais plutôt celui de « compagnon » et « compagne ». Beaucoup de gens dans le mouvement anarchiste oublient la différence de signification symbolique entre camarade et compagnon, principalement à cause de l’influence culturelle du marxisme qui a infecté même notre mouvement.

Camarade (qui a donné comrade en anglais) a pour origine le mot espagnol camarada, « chambrée de soldats». A l’origine, il désignait les troupes de mercenaires qui partageaient la même pièce pour dormir. C’était donc essentiellement un terme militaire. Il est toujours utilisé dans toutes les armées du monde entier: lorsqu’un soldat s’adresse à d’autres soldats, ils s’appellent entre eux camarades. C’est pour cette connotation militariste que le terme est utilisé par toutes les amicales d’anciens combattants notamment parachutistes (de triste mémoire pour leurs crimes pendant les guerres coloniales) ainsi que les groupes d’extrême-droites et particulièrement les plus virulents d’entre-eux.

Rejoint tes camarades
Affiche du groupe d’extrême droite néo-nazi « Ordre Nouveau » (1970)

Ce terme est également utilisé par les marxistes, et en particulier les léninistes, qui sont très militaristes dans leur organisation. Serge Tchakhotine, l’inventeur de la communication politique moderne et expert en manipulation, explique dans son célèbre livre « Le viol des foules par la propagande politique »[1] : « Parmi les partis politiques contemporains, les partis socialistes, et notamment le parti social-démocrate en Allemagne, surtout à ses débuts et vers la fin du siècle passé, se sont largement servis de symboles comme un moyen de recrutement, d’exhortation à l’action de leurs adhérents – le drapeau rouge, l’œillet rouge à la boutonnière, ainsi que la forme allocutive « camarade », ne sont autre chose que des symboles déterminés qui ont joué un rôle important dans l’histoire du mouvement socialiste. »

Le terme compagnon (qui a donné companion en anglais, compañero en espagnol) provient d’un mot du moyen âge construit sur une double racine latine : cum, partager en latin, et panis, le pain en latin et vieux français. C’est la même racine que le mot copain, aussi utilisé dans le milieu anarchiste. Pendant le Moyen-Âge, les travailleurs libres qui construisaient les cathédrales (tailleurs de pierre, maçons, ébénistes, …)  se regroupent pour voyager de chantier en chantier et pour s’entraider. Ils pratiquent des rites de reconnaissance et possèdent des attributs et un vocabulaire qui les distingue et les identifie. Ainsi entre eux ils se nomment compagnons, « ceux qui partagent le même pain ». Ils organisaient même parfois des protestations pour défendre ensemble leurs droits. Avec le temps, ces associations se structurent même si elles restent souvent informelles. Ils prennent l’initiative, du XVIe au XIXe siècle, de créer des mutuelles et des caisses de retraite, tout en organisant l’embauche sur les chantiers et dans les ateliers. Ils s’organisent en associations de défense, voyagent, font grève, pratiquent l’action directe (la mise en interdit du patron). C’est la préfiguration des syndicats ouvriers. Les compagnons rencontrent des difficultés avec l’Eglise, qui voit d’un mauvais œil ces libres-penseurs, ainsi  qu’avec les patrons (regroupés eux en corporations), tant et si bien que leurs associations de compagnons finissent par être interdites[2].

On le voit, ce mot compagnon est enraciné dans l’histoire du mouvement ouvrier et non dans l’histoire militaire. Les marxistes ne l’ont jamais utilisé, car il est plus lié à l’économie qu’à la politique, au contraire du militariste camarade. Il est vrai que le Parti est à la politique ce que l’armée est à la guerre, laquelle est la continuité de la politique comme l’affirme le stratège Clauzewtitz, lequel eut une grande influence sur Marx, Engels et cie[3].

En Espagne, avant la Révolution de juillet 1936, les anarchosyndicalistes n’utilisaient pas le mot « camarada » (camarade) ou alors de façon ironique ou comme une insulte … Encore aujourd’hui ils utilisent compañeros, compañeras. Le terme « camarada » s’impose dans la propagande de la CNT à partir de 1938, quand elle était alors sous l’influence idéologique des staliniens et qu’elle voulait montrer des signes de rapprochement avec le Parti Communiste.

« Camarade : dans le travail comme dans la lutte, unis à ta volonté la DISCIPLINE » Affiche de la CNT-FAI, 1937

Personnellement, je me souviens des derniers survivants de la révolution espagnole que j’ai rencontrée quand j’étais plus jeune, m’expliquant clairement qu’ils n’avaient jamais utilisé le mot « camarade ». C’est pourquoi les anarchosyndicalistes, et notamment à la CNT AIT, nous préférons ne pas utiliser le terme «camarade» et que nous nous désigner entre nous comme des compagnes, des compagnons ou des compañeros.

Camille


[1]   Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1952.

[2]  https://www.museecompagnonnage.fr/le-compagnonnage/histoire

[3]  Clausewitz and the Marxists: Yet Another Look, Azar Gat, Journal of Contemporary History Vol. 27, No. 2 (Apr., 1992), pp. 363-382


Texte extrait de la brochure « Un CHAT NOIR,UN A CERLE, UN DRAPEAU ROUGE ET NOIR …ET UN RATON LAVEUR, une petite histoire des symboles anarchistes … »

Lire et télécharger en ligne : https://cnt-ait.info/2025/04/29/symboles-anar

Sommaire :

Pourquoi cette brochure ?

Les rites de communication politique (Serge Tchakhotine)

Fétichisme révolutionnaire

L’aliénation de la consommation des symboles révolutionnaires

Du drapeau rouge au drapeau noir

Louise Michel et le drapeau noir

1968 : Le drapeau noir contre le drapeau tricolore

« Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs » : A propos d’un faux drapeau Makhnoviste devenu symbole de l’Anarchie

Les origines du drapeau rouge et noir

Tout ce qui est rouge et noir n’est pas anar …

Le logo de l’AIT, de 1922 à aujourd’hui

De la Croix-Rouge Anarchiste à la Croix Noire Anarchiste : plus d’un siècle de solidarité avec les prisonniers.

Le label syndical

Ni Dieu ni Maitre !

Histoire du A cerclé

L’emblème historique de la CNT espagnole :  Hercule et le Lion de Némée

D’où vient le symbole du Chat Noir anarchiste ?

Les mains entrelacées, un symbole anarchiste de lutte et de solidarité

Pourquoi les anarchistes s’appellent entre eux compagnons et pas camarades ?

Le sabot

No Pasaran, les trois flêches, Siamo tutti antifascisti : des symboles de défaites …

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