Histoire du A cerclé

A force de le voir graffité sur des murs à la craie, à la bombe (de peinture), sur des T-shirts et des drapeaux, on pensait qu’il était là depuis toujours. En fait, ce signe est une création iconographique plus récente.

Le « A dans un cercle » est un sigle si répandu, si connu et reconnu qu’on a fini par le prendre pour un symbole traditionnel du mouvement anarchiste, comme s’il avait existé depuis toujours, ou du moins depuis l’apparition de ce mouvement comme composante du mouvement ouvrier dès sa naissance dans les années 1840. Le mouvement se structure petit à petit, et en 1864 naît à Londres l’Association internationale des travailleurs (AIT), dont l’emblème est le drapeau rouge. Toutefois la section espagnole de l’AIT (conseil fédéral d’Espagne, de tendance anarchiste) adopte un sigle dans lequel certains on crut voir la préfiguration du A cerclé du fait des similitudes qu’il présente avec ce symbole. Mais il s’agit d’une « réinterprétation » à postériori, car en effet ce symbole représente un niveau de maçon, lequel est un symbole utilisé depuis la Révolution française pour symboliser l’égalité[1], et un fil à plomb symbole de rectitude. A noter que ces symboles étaient aussi les symboles de prédilection des Libres Penseurs.

Du fait de cette erreur d’interprétation, la rumeur fait parfois remonter le A cerclé à la Révolution espagnole : l’oeil des jeunes anarchistes d’aujourd’hui est plus habitué à voir un A cerclé qu’une cible peinte sur le casque d’un milicien. Certains croient qu’il ferait référence à Proudhon, résumant son idée de l’Anarchie dans l’Ordre. En réalité, il s’agit d’un phénomène récent dans l’iconographie libertaire : le A cerclé a en effet été inventé à Paris en 1964 et réinventé à Milan en 1966.

Deux dates, deux lieux de naissance ? Voyons-y de plus près.

C’est en avril 1964, sur la couverture du bulletin Jeunes Libertaires (JL) qu’apparaît le dessin d’un sigle que le groupe JL. de Paris propose « à l’ensemble du mouvement anarchiste » par-delà les différents courants et les divers groupes ou organisations. Deux motivations principales nous ont guidés : d’abord faciliter et rendre plus efficace les activités pratiques d’inscriptions et affichages, ensuite assurer une présence plus large du mouvement anarchiste aux yeux des gens, par un caractère commun à toutes les expressions de l’anarchisme dans ses manifestations publiques. Plus précisément, il s’agissait pour nous d’une part de trouver un moyen pratique permettant de réduire au minimum le temps d’inscription en nous évitant d’apposer une signature trop longue sous nos slogans, d’autre part de choisir un sigle suffisamment général pour pouvoir être adopté, utilisé par tous les anarchistes. Le sigle adopté nous a paru répondre le mieux à ces critères. En l’associant constamment au mot anarchiste il finira, par un automatisme mental bien connu, par évoquer tout seul l’idée de l’anarchisme dans l’esprit des gens.

Le sigle proposé est un A majuscule inscrit dans un cercle ; Tomás Ibañez en est l’initiateur, René Darras le réalisateur. D’où vient l’idée : de la simplicité de réalisation (en particulier avec la méthode d’impression par stencils de l’époque !), du sigle antimilitariste déjà répandu du CND (Campaign for Nuclear Disarmament), ou bien d’autres inspirations ? L’Alliance ouvrière anarchiste affirme l’avoir utilisé dans sa correspondance dès la fin des années 1950 ; mais il ne figure dans son bulletin qu’à partir de juin 1968.

La proposition des Jeunes Libertaires de 1964 n’a eu aucun succès, hormis quelques graffitis dans les couloirs du métro parisien – n’oublions pas qu’alors on imprimait soit sur stencils, soit en typographie classique, et qu’il aurait donc fallu réaliser un cliché au plomb figurant un A inscrit dans un cercle. En décembre de la même année, le A cerclé apparaît en titre d’un article signé Tomás [Ibañez] dans le journal Action libertaire. Le réseau des Jeunes Libertaires, qui comptait au début des années 60 plusieurs groupes dans toute la France, s’est affaibli : les bulletins régionaux ne paraissent plus et le bulletin parisien sera en sommeil de 1965 à 1967 ; plusieurs  » JL  » seront par la suite aux premiers rangs du mouvement de Mai 68.

Il faut attendre 1966 pour que le symbole du A cerclé soit repris et utilisé, d’abord à titre expérimental puis régulièrement, par la Gioventù libertaria de Milan, qui avait des rapports fraternels avec les jeunes Parisiens[2]. Ces deux groupes ont été à l’origine du Comité européen de liaison des jeunes anarchistes (CLJA). C’est alors que commence la vie publique du sigle.

Les premières fois qu’on le voit, c’est justement à Milan, où il sert de signature habituelle aux tracts et aux affiches des jeunes anarchistes, parfois associé au signe antinucléaire et à la pomme des provos hollandais. Puis il s’étend en Italie et dans le monde entier ; mais on n’a presque point vu de A cerclés pendant le mai parisien en 1968[3], les premières traces n’apparaissent guère qu’en 1972-73. C’est en effet au début des années 70 qu’explose la mode du A cerclé, que s’approprient et qu’imitent les jeunes anars dans le monde. Il connaît un tel succès que, selon un avis autorisé, si son inventeur l’avait breveté il serait milliardaire aujourd’hui.

Pourquoi ce succès si rapide, si frappant ? Il est dû aux motifs mêmes qui avaient fait proposer le sigle par les JL : d’une part il est extrêmement facile à dessiner, aussi simple que la croix, plus simple que la croix gammée ou la faucille et le marteau ; d’autre part, un mouvement nouveau, jeune, en plein développement, avait appris à écrire sur les murs et se cherchait un signe de reconnaissance. C’est ainsi que le A cerclé s’est imposé de fait, sans qu’aucune organisation ni groupe n’ait jamais songé à en décréter l’utilisation, et en l’absence d’un autre symbole graphique international des anarchistes (qui utilisaient parfois une symbolique désuète, comme la torche en Italie).

Voilà donc la véridique histoire du A cerclé, faite de volonté consciente et de spontanéité : un cocktail typiquement libertaire. Toute autre histoire est légende.

Amédéo Bertolo, Marianne Enckell

Jeunes révolutionnaires Soudanais lors de la Révolution de décembre 2018.


[1]  Jacqueline Lalouette, « La Libre pensée et la symbolique iconographie révolutionnaire », Archives de sciences sociales des religions, vol. 66, no 1, ‎ juillet-septembre 1988, p. 65-88

[2]  « C’est Amedeo Bertolo, économiste de formation, spécialiste des questions agricoles, qui propose de reprendre ce sigle pour la signalétique de la Gioventù libertaria de Milan. Et ce même si des esprits contrariants (mais néanmoins lucides) sont contre ce dessin trop simple, falsifiable, au service de n’importe qui pour n’importe quoi. Pourtant -et peut-être même pour toutes ces raisons-, le A dans l’O commence à fleurir un peu partout.

En 1968, il reste encore discret. En 1969, il est manipulé par l’extrême droite italienne qui signe ses attentats meurtriers du A dans l’O. Redessiné élégamment (A avec empattement, en négatif sur fond circulaire noir) en 1971 par le frère d’Amedeo Bertolo, Gianni, pour être le titre d’un officiel mensuel anarchiste, il retrouve sa place dans son camp.

Pour Amedeo Bertolo, le « père adoptif » du A cerclé, à qui on demande si après 40 ans, le A dans l’O a bien vieilli, sa réponse est claire :

« Il me semble encore très efficace, tant comme symbole de révolte anti-autoritaire que comme
“ signature ” des multiples anarchismes contemporains. », Ni Dieu ! Ni Maître ! Mais pas no logo, Louis MESPLA, L’histoire véridique d’un symbole anarchiste, le A cerclé, L’OBS/Rue89, 24 janvier 2017

[3] Les jeunes anarchistes organisés en Mai 68 utiliseront comme sigle un trident inversé avec comme hampe le chiffre 1 figuré, pour 1ère internationale.


Texte extrait de la brochure « Un CHAT NOIR,UN A CERLE, UN DRAPEAU ROUGE ET NOIR …ET UN RATON LAVEUR, une petite histoire des symboles anarchistes … »

Lire et télécharger en ligne : https://cnt-ait.info/2025/04/29/symboles-anar

Sommaire :

Pourquoi cette brochure ?

Les rites de communication politique (Serge Tchakhotine)

Fétichisme révolutionnaire

L’aliénation de la consommation des symboles révolutionnaires

Du drapeau rouge au drapeau noir

Louise Michel et le drapeau noir

1968 : Le drapeau noir contre le drapeau tricolore

« Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs » : A propos d’un faux drapeau Makhnoviste devenu symbole de l’Anarchie

Les origines du drapeau rouge et noir

Tout ce qui est rouge et noir n’est pas anar …

Le logo de l’AIT, de 1922 à aujourd’hui

De la Croix-Rouge Anarchiste à la Croix Noire Anarchiste : plus d’un siècle de solidarité avec les prisonniers.

Le label syndical

Ni Dieu ni Maitre !

Histoire du A cerclé

L’emblème historique de la CNT espagnole :  Hercule et le Lion de Némée

D’où vient le symbole du Chat Noir anarchiste ?

Les mains entrelacées, un symbole anarchiste de lutte et de solidarité

Pourquoi les anarchistes s’appellent entre eux compagnons et pas camarades ?

Le sabot

No Pasaran, les trois flêches, Siamo tutti antifascisti : des symboles de défaites …