Fétichisme révolutionnaire [1937]

A. Marti. Paru dans Estudios, Janvier 1937. Traduction CNT-AIT France 2025

Depuis quelque temps, et avec une fécondité alarmante, d’innombrables petits tableaux et médaillons fleurissent – et sont cultivés – dans les kiosques à journaux et autres lieux similaires. Ces médaillons, dont certains sont de grande valeur, représentant l’effigie de héros et de précurseurs de la Révolution espagnole.

Lénine et Karl Marx, les anarchistes Sebastien Faure et Anselmo Lorenzo, cohabitent en concomitance amicale avec les indépendantistes catalan Francesc Maciá, et Lluis Companys, ou encore les anarchosyndicalistes Ascaso et Durruti – que dirait ce dernier, notre brave et modeste compagnon s’il le voyait ? – et sont offerts au public comme les petites images pieuses des saints catholiques qui sont diffusés  lors de la Semaine Sainte.

Il semble que l’instinct fétichiste du peuple espagnol, habitué depuis son enfance au culte des idoles et dominé par l’héritage de plusieurs générations de règne religieux, ne puisse pas encore s’en passer. Ce fétichisme se montre trop puissant contre ceux qui tentent d’écraser [la peste religieuse] définitivement, détruisant ainsi l’œuvre éducative et culturelle des plumes nobles qu’il glorifie, dégradant le sang généreux versé au combat, en formant avec les images de nos « grands hommes » un nouveau culte, une nouvelle religion, pour remplacer celle qui a causé tant de tort à la classe ouvrière et dont il nous a coûté tant d’efforts et qui nous coûte encore très cher pour la renverser.

Et, c’est très clair ! les commerçants de Révolution se sont empressés de profiter de l’occasion que leur offre le fétichisme naïf d’un peuple, encore faible, malgré sa force avérée, remplissant les étalages d’images [révolutionnaires], ni plus ni moins qu’ils le faisaient en d’autres temps avec les images de sainte Théodifrasia, vierge et martyre, ou de Sa Sainteté le Pape Pie XI.

Attention ! Ne changeons pas d’idole ! Il est bon qu’au fond, tout au fond de notre cœur, nous gardions le doux et reconnaissant souvenir de ceux qui, par leur plume ou par leur sang, ont contribué au triomphe du prolétariat ; Mais ne transformons pas notre maison en musée ou plutôt en bureau d’une jeune fille gnan-gnan, recouvrant ses murs de dessins et de photographies de héros et de galants plus ou moins fictifs ou cinématographiques.

Une Révolution ne se fait pas avec des idolâtries sentimentales, absurdes ou pittoresques. Un avenir ne se forme pas avec les yeux fixés sur le passé, aussi beau et glorieux soit-il. Il faut avancer, vers la lumière ; et dans le passé il y a toujours, toujours !, un peu de brume ou d’ombre. Personne ne laisse derrière lui un passé transparent… et même s’il le faisait, le temps le couvrirait de ses brumes grises… Mais, arrêtons nos divagations, pas du tout appropriées pour le moment, et continuons avec le sujet en question.

Il faut ouvrir les yeux. Le fétichisme, quel que soit l’aspect qu’on veut lui donner, ne sert qu’à atrophier la mentalité et l’énergie des gens, en les habituant à croire qu’un autre être, surnaturel ou simplement humain, retirera les marrons du feu à leur place. Bien sûr, dans les deux cas, quelqu’un d’autre peut prendre les marrons, mais ce sera toujours lui qui se brûlera les doigts…

À long terme, ce serait la fin de nos « grands hommes » que de persister dans une attitude aussi regrettable et trompeuse. Il ne faudrait pas longtemps pour voir Saint Bonaventure Durruti, Saint François Ascaso et Sainte Aïda Lafuente, par exemple, canonisés puis exhibés sur un autel – ou un monument public, ce qui, franchement, me semble la même chose – jusqu’à ce qu’une nouvelle Révolution  purificatrice fasse avec eux ce que nous avons fait nous-même avec les idoles antiques et rongées par les mites de l’Église catholique.

Non, ce n’est pas ainsi que se fait une révolution. Ce n’est pas du moins ainsi qu’il faut procéder. Pour créer une nouvelle Ère, il faut d’abord un esprit nouveau, pur, ouvert aux nouveaux courants renovateurs, et ensoleillé, vivifié par le flambeau lumineux et ardent de la Culture.

Ce n’est pas révolutionnaire que de placer à la tête de son lit, au lieu du Christ habituel ou de la petite femme plus ou moins légèrement vêtue qui l’a remplacé, le buste de Staline ou de Kropotkine ; pas plus que d’avoir appartenu à une demi-douzaine de Comités, Groupes ou Athénées libertaires ; ni de remplir notre bibliothèque d’auteurs révolutionnaires ; ni encore, comme certains semblent le croire, d’assister à d’innombrables réunions et rassemblements et d’avaler chaque jour la presse confédérale d’un bout à l’autre [Note du traducteur : aujourd’hui on dirait : de passer ses journées sur les réseaux sociaux anarchistes]. Non. Le Révolutionnaire – je parle ici de l’Individu, pas de partis ou d’idéologies –, comme le poète, doit naître. S’il arrive ou non à se développer, si, comme tant de jeunes auteurs, il languit et meurt avant d’avoir atteint sa pleine maturité, peu importe. On peut être révolutionnaire, quand bien même on serait né d’une famille d’aristocrates ou de bourgeois. L’essentiel est que l’esprit existe. Ensuite, les circonstances détermineront si il portera ou non ses fruits.

Il est vrai que l’on peut venir à l’idée de Révolution – et c’est comme cela qu’on y arrive généralement – par la faim, ou par la contagion de l’influence de son environnement [social]. Mais, dans le premier cas, il manquera l’idéal nécessaire pour subsister dans toute sa pureté – voyez sinon ce qui s’est passé en Russie après 1917– ; et, dans le second cas, il manquera de vigueur pour se développer dans toute sa plénitude.

Si nous sommes négligents, c’est ce qui arrivera en Espagne. Il y a trop de ces révolutionnaires de « double origine » mais qui, plus que tout, sont venus à la Révolution comme unique moyen d’apaiser les exigences de leur estomac. Et c’est là la chose la plus dangereuse, car si nous continuons ainsi, cela peut nous conduire à l’échec ou, ce qui est encore pire, à tomber tête baissée dans une dictature d’État.


L’aliénation de la consommation des symboles révolutionnaires

Eugène Lacanaille, militant de la CNT-AIT, 2024

Les capitalistes et les libéraux ont horreur des révoltes et plus encore des révolutions, mais ils savent s’en approprier les symboles si cela peut servir leurs intérêts commerciaux.

Nombre de ces symboles sont reproduits à grand renfort de productions agressives. Les drapeaux noir, rouge, rouge et noir siglés de symbole ou non ; les symboles anarchistes, antifasciste, les visages des « grands hommes » (ou grandes femmes) de la lutte s’impriment sur des mugs, des tee-shirts et autres supports commerciaux. Même les artistes reprennent ces symboles pour vendre leurs créations à des clients qui croient ainsi s’acheter une part de rébellion. Les symboles deviennent des marqueurs identitaires, déconnecté souvent de toute pratique militante de terrain, au profit de pratiques purement spectaculaires. Il faut afficher des images, qui définissent notre être, sur soi ou sur les réseaux sociaux/

Mais le summum revient tout de même à ces entreprises commerciales capitalistes qui accaparent pour leur nom de marque des moments ou des phrases révolutionnaires. Par exemple « La Commune de Paris » ou « Le Temps des Cerises » sont devenues des noms de marques de fringue. Des chansons de lutte deviennent des « jingles » publicitaires, comme récemment le chant des partisans italiens « Bella ciao qui est devenu une ode à la gloire d’une boîte de sécurité privée …

L’État aussi cherche à accaparer les symboles des luttes pour les désarmer de leur charge subversive et les intégrer dans son Panthéon national. Ainsi pendant la cérémonie étatique de l’ouverture des Jeux Olympiques de 2024, on a vu apparaitre parmi toutes les statues des femmes exemplaires érigées en modèle, celle de Louise Michel. Cela permet à l’État de se prévaloir d’une certaine « démocratie et diversité de pensée ». Ce même État qui au nom de l’Ordre Républicain réprime très durement celles et ceux qui – des Gilets Jaunes à la Kanaky – ne se contentent pas de mettre l’image pieuse de Sainte Louise Michel sur leur avatar « facebook » mais préfèrent monter des barricades comme elle au temps de la Commune

Le citoyen-consommateur, ainsi atomisé et coupé de toute relation sociale humaine vraie car remplacée par la médiation des images et des symboles, est persuadé qu’en affichant ces totems de la consommation, il ressentira un semblant de révolte, tout comme le religieux attend un signe en regardant une image pieuse. Grace à ces symboles, le capitalisme et le libéralisme ont réussi à faire de nos luttes passés des produit de consommation que des adolescents (souvent) attardés, en mal de révolte identitaire, s’arrachent à grand prix sur les plates formes de ventes.


Un exemple des actuels « marchands de révolution » : Site de vente de t-shirts « politiquement engagés ». Le site ne dit pas dans quelles pays ni quelles conditions sont produits les t-shirt …

Texte extrait de la brochure « Un CHAT NOIR,UN A CERLE, UN DRAPEAU ROUGE ET NOIR …ET UN RATON LAVEUR, une petite histoire des symboles anarchistes … »

Lire et télécharger en ligne : https://cnt-ait.info/2025/04/29/symboles-anar

Sommaire :

Pourquoi cette brochure ?

Les rites de communication politique (Serge Tchakhotine)

Fétichisme révolutionnaire [1937]

L’aliénation de la consommation des symboles révolutionnaires

Du drapeau rouge au drapeau noir

Louise Michel et le drapeau noir

1968 : Le drapeau noir contre le drapeau tricolore

« Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs » : A propos d’un faux drapeau Makhnoviste devenu symbole de l’Anarchie

Les origines du drapeau rouge et noir

Tout ce qui est rouge et noir n’est pas anar …

Le logo de l’AIT, de 1922 à aujourd’hui

De la Croix-Rouge Anarchiste à la Croix Noire Anarchiste : plus d’un siècle de solidarité avec les prisonniers.

Le label syndical

Ni Dieu ni Maitre !

Histoire du A cerclé

L’emblème historique de la CNT espagnole :  Hercule et le Lion de Némée

D’où vient le symbole du Chat Noir anarchiste ?

Les mains entrelacées, un symbole anarchiste de lutte et de solidarité

Pourquoi les anarchistes s’appellent entre eux compagnons et pas camarades ?

Le sabot

No Pasaran, les trois flèches, Siamo tutti antifascisti : des symboles de défaites …