CRACHER DANS LA SOUPE ET MORDRE LA MAIN QUI NOURRIT

Le Combat Syndicaliste Midi Pyrénées, Février Mars 2007, numéro 99

De nombreux militants syndicalistes et politiques se sont donnés beaucoup de peine, depuis près de deux ans, pour expliquer combien cette affaire n’en valait pas la peine. Cela, y compris dans des milieux se déclarant révolutionnaires, se revendiquant de l’anticapitalisme voire des idées libertaires. Le texte qui suit, émanant d’un certain Redrum, que nous pêchons sur internet, résume bien leur campagne :

« Ce soir … au cinéma Utopia, mes camarades « traîtres de classes » (smile) du Scalp/No pasaran organisent un débat précédé d’une projection… je me permets un petit commentaire évidemment qui n’est pas une défense d’Utopia mais une petite mise au clair face à une entreprise publicitaire de la CNT-AIT. (…) Utopia, c’est effectivement une possibilité pour les groupes militants (…) d’organiser des débats/projections et de toucher un large public, plus large en tout cas que dans des réseaux militants ultra-sectaires. Tout comme ces mêmes groupes militants utilisent des salles municipales sans forcément être d’accord avec la politique de l’État, ils utilisent Utopia sans forcément défendre et cautionner les éventuels problèmes. Qui prétend aussi qu’Utopia est « intouchable » pour le « peuple de gauche » ? Personne. (…) Personne n’est dupe (…). Utopia est un bon cinéma avec une bonne présentation mais comme dans toutes (ou presque) les assos et boites de gauche, [ils] jouent sur la corde « militante et bénévole » pour pousser un peu plus les salariéEs. L’AIT Toulouse découvre la réalité du travail dans les boites de gauche. Révolution. Et quand je dis que c’est comme ça dans beaucoup de structures, ça ne veut pas dire que c’est « normal » ou qu’il n’y a pas de raison de changer les choses, ça veut dire que ce n’est pas exceptionnel. Alors, le battage organisé par l’AIT de Toulouse aurait-il pour origine -comme il tente de le faire penser- la colère des salariés d’Utopia organisé en collectif ou dans un syndicat ? Niet ! Le battage de l’AIT a pour origine des témoignages d’ancien salariéEs et surtout le conflit d’une salariée qui est allée aux prud’hommes. Je trouve ça mince (…)« 

Reprenons depuis le début : les patrons d’Utopia vendent leur produit « culturel » grâce à un puissant marketing altermondialiste. Cette offre « anticapitaliste », ils la servent au public grâce au travail de salariés auxquels ils appliquent une « gestion des ressources humaines » violemment capitaliste : travail « bénévole » des employés, licenciement pour « manque de conscience politique », et même, face à la colère des salariés, tentative de séances de « psychothérapie de groupe payée par [leurs] primes annuelles » !

Quant au « produit » proposé, il est bien plus que le film projeté [1] C’est ce qui fait le succès de la firme. Car, ce que les patrons d’Utopia, proposent à la vente, ce n’est pas simplement un film, c’est une identité, un rôle à consommer : celui d’un spectateur intellectuel et critique.

Marketing et cœur de cible

Pour que leur marketing reste crédible et le « cœur de cible » fidèle, ils ont besoin d’un label. Celui-ci est apporté par la multitude de groupes radicaux et alternatifs qui y organisent des soirées « politiques ». En retour, la direction les sponsorise, ne serait-ce que par la publicité qu’elle leur accorde dans sa « Gazette ». Situation bien différente, contrairement à ce qui est avancé dans le texte que nous citons plus haut, de celle des groupes qui utilisent « des salles municipales » : on peut difficilement penser en effet que le Maire de Toulouse cherche à se donner une image anticapitaliste, antilibérale, voire anarchiste par ses prêts ou locations. A l’évidence, les enjeux politiques sont bien différents.

Quoiqu’il en soit, une fois connu tout ce qui précède, on comprend que les salariés et les anciens salariés d’Utopia en colère ont des intérêts diamétralement opposés à ceux de leurs patrons : pour les premier, rendre visible ce qu’ils ont subi ; pour les seconds, l’occulter.

La CNT-AIT a naturellement choisi de soutenir les salariés, tout en respectant leur autonomie et leur démarche : chacun a parlé en son nom, chacun a choisi les méthodes qu’il a voulues. Quant à ces « groupes militants » auxquels Utopia offre effectivement une possibilité de « toucher un large public », quelle a été leur position ? La même que celle des patrons !

Pour commencer, pendant des mois, ils ont tout simplement nié l’existence même de ce conflit. Que 25 salariés aient quitté une boite numériquement aussi modeste [4] en deux ans (certains avant même la fin de leur contrat), que plusieurs aient tenu à apporter un témoignage écrit,… tout cela n’était que du pipi de chat : d’après eux, à partir du moment ou un salarié quitte une entreprise (ou est mis dehors), il n’aurait plus rien à dire !

Abandonnant progressivement cette défense désespérée, ils ont tout fait pour minimiser la portée de la lutte, en soulignant son caractère forcément individuel (du fait de la disparition régulière des opposants !).

Pour finir, passant à la contre-attaque, voici qu’ils nous accusent pêle-mêle de « découvrir la réalité du travail dans les boites de gauche » et d’instrumentaliser les salariés dans une opération publicitaire. Au-delà du ridicule de ces accusations, l’objectif est toujours le même : détourner les regards de l’essentiel, l’exploitation des salariés.

Remarquons que si « la réalité du travail dans les boîtes de gauche » était si bien connue de nos contradicteurs avant que nous ne la dénoncions, il est à se demander pourquoi ils ne l’ont jamais dénoncé eux-mêmes et surtout pourquoi ils ont nié les faits aussi longtemps !A l’ensemble de ces arguments patronaux qui se retrouve dans le texte de Redrum, il faut ajouter son silence éloquent pendant deux ans, lui et ses amis, pourtant si prompts à dénoncer la domination au Liban ou au Mexique. Jamais -jamais- ils n’ont apporté le moindre soutien aux salariés.

Comment expliquer la collaboration de classe et la dérive bureaucratique (qui consiste à préférer les intérêts de son organisation à ceux des exploités) de ces militants qui ont pourtant choisi de se situer en dehors des partis et syndicats majoritaires, avec toutes les difficultés que cela entraîne ? Ce n’est pas, du moins nous ne le pensons pas, qu’ils soient mus par la passion de trahir. L’optimisme nous pousse à penser que leur comportement est, à leurs yeux, l’unique réponse possible à une question réelle et récurrente : celle de la nécessité d’allier éthique et efficacité (ici, conserver nos idées et pratiques tout en gagnant un large public). Pour tout militant, cette question est centrale, elle nous est d’ailleurs commune. Mais pourquoi alors nos réponses s’opposent-elles ? Parce que, ne se donner à choisir, comme nos contradicteurs le font, qu’entre deux solutions caricaturales, est une façon, probablement inconsciente, de justifier un mauvais choix. En effet, contrairement au discours qui sous-tend leur position, le choix n’est pas entre soit d’observer une éthique rigoureuse de tous les instants soit de s’asseoir définitivement sur cette même éthique sous prétexte d’être pragmatique. Il est clair, que vivant dans une société qui met l’individu sous pression, le premier choix est, dans la réalité, pratiquement intenable : je me sers (même à minima) de l’électricité fournie par EDF, alors que je suis anti-nucléaire ; je pars au travail, alors que je suis contre le salariat ; je paye des impôts indirects sur tout ce que j’achète alors que je suis contre l’État,… Bref, au quotidien, mon éthique en prend un coup. Mais l’autre choix, celui qui consiste à jeter l’éthique par-dessus bord sous prétexte qu’on ne peut pas la mettre en pratique à 100 % est tout simplement, pour des révolutionnaires, suicidaire. Il revient à renoncer progressivement à toute résistance et à faire sien « le mode d’emploi de la révolte » fourni par le pouvoir, à se rendre dépendant de ses procédures et institutions. On garde le silence sur les mœurs d’un patron qui nous prête ses salles un jour, on se présente aux élections professionnelles un autre, on s’allie aux autoritaires plus ou moins ponctuellement un troisième, … on prend progressivement le chemin de tous ces anciens 68ards qui ont intégré le système et en sont souvent devenus les meilleurs défenseurs.

Quand ceux qui nous critiquent posent le problème de façon aussi tranchée, aussi sectaire, en ne laissant comme seule solution finalement que de se lancer le jour même dans une révolution totale ou de se trahir soi-même, ils se précipitent dans une impasse. La situation à Utopia n’exigeait d’ailleurs pas un choix aussi cornélien. Pour tout révolutionnaire -et, même pour tout syndicaliste- le choix était fort simple. Quand des salariés dénoncent les pratiques abusives du patron c’est naturellement du côté de l’exploité qu’il se range, même s’il a quelque avantage à perdre. Si certains tiennent à aller, malgré tout, dans une salle où a lieu un tel conflit, une règle simple est de refuser toute contrepartie au « service » que son propriétaire vous rend. En somme, cracher dans la soupe et mordre la main qui nourrit. Pour Utopia, refuser un silence complice aux exploiteurs.

C’est d’ailleurs exactement ce qu’a fait le groupe Scalp-No Pasaran. Dans le débat qui a suivi la projection, il a déclaré en substance ceci : »Nous remercions Utopia, mais nous tenons à dire que nous sommes gênés d’être là, parce qu’Utopia est une entreprise avec des patrons et des salariés. Or, nous sommes anticapitalistes et libertaires, nous sommes contre les patrons. Surtout ceux d’Utopia qui maltraitent leurs salariés et ont été condamnés aux prud’hommes« . Cette prise de position du Scalp No-Pasaran, tout à fait cohérente, est allée droit au cœur de ceux des anciens salariés qui en ont pris connaissance et qui, jusque-là, se sentaient abandonnés par le « peuple de gauche ».

Bidule

[1] Ainsi, le même film projeté dans un autre cinéma (par exemple, l’ABC -cinéma sur lequel nous aurons probablement l’occasion de revenir bientôt) reçoit infiniment moins de spectateurs.

[2] La modestie de l’effectif employé n’empêche pas l’importance des ressources financières. Il est vrai, comme nous l’écrivions dans un précédent numéro, qu’avec 600 000 entrées en 2004 (Toulouse + Tournefeuille), Utopia bat à plate couture UGC centre-ville (550 000 entrées)et que les chiffres d’affaire 2003 de quelques SARL, qui ont toutes la même gérante, s’établissait comme suit : Utopia Latin, 1 626 058 euros. Utopia St Siméon, 1 207 151 euros. Félicité Films (spécialisée dans le conseil pour les affaires et la gestion), 299 705 euros. Colossal, non ? Ajoutons que la même personne est aussi gérante de la Société civile immobilière St Siméon, au capital social rondelet, et que nous ne sommes pas sûrs d’avoir tout retrouvé…