Le 8 septembre 1903, l’armée coloniale Ottomane écrasait la Commune de Strandja, première tentative insurrectionnelle d’instaurer le Communisme libertaire dans l’Histoire.
Cet article s’inscrit dans notre série d’articles visant à remettre en lumière les insurrections de l’Ilinden de l’été 1903. Loin de la simple nostalgie d’un passé révolu, se remémorer cette lutte c’est réflêchir sur leur projet universaliste et fédéraliste pour surmonter les fragmentations identitaires nationalistes ou religieuses, qui reste d’une actualité brûlante …
La Commune et les Balkans : le cas de la Bulgarie
Yavor Tarinski
La Commune, en tant que forme politique, était un thème récurrent au sein du mouvement de libération bulgare qui luttait contre l’Empire ottoman, suggérant que sa lutte n’était pas seulement une question d’indépendance mais aussi de révolution sociale. Hristo Botev, l’un des révolutionnaires bulgares les plus importants du XIXe siècle [et qui était fortement influencé par les idées anarchistes de Proudhon], dans son article « Pleurements ridicules » (écrit en 1871 pour défendre la Commune de Paris), affirme que le but de la Commune est « de transformer l’humain en quelque chose de plus qu’un fils de Dieu et qu’un citoyen – non pas comme un idéal, mais comme un être humain dont dépend le destin de sa ville, et non l’inverse »[1]. L’écrivain et poète bulgare Ivan Vazov, pendant son séjour en Roumanie, s’est familiarisé avec les idées du mouvement de libération bulgare. Sa célèbre pièce « Les Parias », publiée en 1884, dépeint des révolutionnaires bulgares qui adhèrent à l’idée de la Commune, affirmant qu’avec elle il n’y aura ni riches ni pauvres ; tout sera partagé à parts égales [2]. Dans son « Histoire de l’insurrection d’avril » de 1907, l’historien Dimitar Strashimirov décrit ainsi les objectifs fixés par le mouvement de libération : « ils ne cherchaient pas seulement à se libérer du joug étranger qui pèse sur leur dos, mais ils avaient aussi développé une soif de République et de Commune »[3].
Il y eu même des tentatives pour concrétiser ces idées lors du Soulèvement d’Avril (1876), la plus grande des insurrections qui a joué un rôle majeur dans la libération de la Bulgarie [du colonialisme Ottoman]. Un témoignage en est le récit personnel d’Atanas Shopof, écrit en 1876, sur cette rébellion. Shopof a participé au soulèvement en tant que proche collaborateur du révolutionnaire bulgare Georgi Benkovski et a été un témoin direct de la création d’une Commune de courte durée dans la ville de Panagyurichté. Son livre décrit une grande réunion de groupes de guérilla qui élirent un comité chargé de préparer un plan pour le soulèvement. Selon ce plan, tous les biens, marchandises, farine, blé, etc. devront être mis en commun, le système monétaire devra être aboli et des « Maisons centrales » devront également désignées lesquelles les comités populaires tiendront leurs réunions [4]. Le plan prévoyait également la création de Communes, qui devaient en contact permanent les unes avec les autres – dans une sorte de fédération [5]. Ce programme rappelle fortement les mesures adoptées par la Commune de Paris, qui avait eu lieu cinq ans seulement avant l’Insurrection d’Avril.
Selon le récit de Shopof, avec le début du soulèvement, Benkovski et ses guérilleros ont pris le contrôle de la ville de Panagyurichté le 20 avril. Dès le début, ils ont commencé à mettre en œuvre le plan initial : tous les bovins [c’est-à-dire, dans cette économie essentiellement rurale, les outils de production des paysans, qui les utilisaient essentiellement pour la traction et les travaux agricoles mais aussi comme source d’engrais via le fumier] sont rassemblés dans un espace commun (« Obshta Bachya » en bulgare), même si les ménages individuels peuvent élever leurs porcs et leurs poulets. Le récit de Shopof documente que pendant la Commune, tous les gens avaient des droits égaux, tous ayant un accès égal au bétail commun [et donc aux outils de production agricole, préfigurant les collectivités agricoles de la Révolution espagnole de 1936 ou les « CUMA », coopératives d’utilisation du matériel agricole contemporaines]. L’argent est aboli, tous les biens nécessaires (comme la nourriture) étant disponibles gratuitement, tandis que tout le reste est distribué via un système de bons, dont le but était une plus grande justice.
Malheureusement, la commune de Panagyurichté ne durera que 10 jours, avant que les troupes ottomanes n’y mettent fin. En raison de sa courte durée de vie, il n’a pas eu le temps de voir apparaître des organes populaires d’autogestion. Ce que nous voyons, c’est l’influence que la Commune de Paris et les idées libertaires ont eu sur Benkovski, ses guérilleros et plus largement sur le mouvement de libération bulgare de cette période. Malgré la répression brutale du soulèvement, la Commune conservera une place centrale dans l’imaginaire de nombreux révolutionnaires bulgares. Un exemple notable en est l’émergence de la commune de Strandja une décennie plus tard.
La commune de Strandja, également connue sous le nom de République de Strandja, fut une expérience sociale de courte durée présentant des caractéristiques clairement libertaires. Elle a été déclarée le 19 août 1903 dans les montagnes Strandja (situées à la frontière entre l’actuelle Bulgarie et la Turquie) par les rebelles de l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure d’Andrinople (IMARO), dont parmi les commandants à cette époque se trouvait l’anarchiste extrêmement important Mihail Guerdzhikov.
Après une série de soulèvements de masse réussis, soutenus par des actions de guérilla, une grande partie de la Thrace orientale fut placée sous le contrôle des rebelles. Autour de la région montagneuse de Strandja, les gens ont fait la fête pendant trois semaines. Une nouvelle communauté s’est créée, basée sur des valeurs telles que la liberté, l’égalité et la solidarité. Toutes les questions publiques dans les villes et villages de ces territoires libérés ont été soumises au vote populaire et les vieilles querelles entre les populations locales bulgares et grecques ont été laissées de côté. Les registres fiscaux furent brûlés. Pendant plus de 20 jours, la commune de Strandzha a fonctionné de manière libertaire, en l’absence de toute sorte d’autorité d’État.
Ce fonctionnement libertaire ressortait également de la structure militaire de la guérilla. Son organe principal n’était pas un quartier général typique d’une armée, mais un « Organe de direction du Combat». Ce choix des rebelles indiquait deux choses : que cet organe militaire n’avait qu’un caractère temporaire (c’est-à-dire jusqu’à la fin des combats), et deuxièmement, qu’il avait un rôle purement coordinateur dans la révolution. Hristo Silyanov, un élève de Guerdjikov, affirme que les rebelles ne l’ont pas appelé quartier général parce qu’ils ne voulaient pas qu’il « empeste » le militarisme [6].
Un autre élément libertaire est qu’il n’a jamais été question de centralisation du pouvoir. Les habitants des colonies libérées élisaient conseils et des commissions parmi leurs propres rangs, et non des maires et des représentants [7]. Le rôle des premiers est de coordonner et d’administrer, tandis que celui des seconds est de gouverner. Ces conseils et commissions fonctionnaient sous le contrôle du peuple rebelle, qui avait repris le pouvoir.
Il convient de noter qu’il existe de nombreuses similitudes entre l’attitude de Guerdjikov à l’égard de l’autonomisation radicale du peuple et celle du mouvement makhnoviste en Ukraine, apparu 15 ans plus tard. Ils considéraient tous deux le rôle de leurs armées de guérilla comme un rôle de soutien et qui devait être temporaire, tandis que la question de l’administration publique devait être laissée des populations locales organisées dans leurs Conseils. Dans un de leurs appels [8], les makhnovistes écrivaient que :
« L’armée insurrectionnelle révolutionnaire se donne pour objectif d’aider les villageois et les ouvriers… et n’interfère pas avec la vie civile… Elle exhorte la population ouvrière de la ville et des environs à commencer immédiatement un travail d’organisation indépendant…«
Après avoir décrit les premières victoires militaires du soulèvement, Guerdjikov écrit[9] que :
Nous avons commencé à créer nos propres institutions… La population se réjouissait, dans les villages on dansait et on faisait des fêtes. Il n’y avait plus de « ceci est à moi et cela est à vous » : dans les collines et les forêts avant et après le congrès, nous avions installé des entrepôts : toute la récolte y était déposée sous forme de farine et de grains dans des magasins communs. Le bétail est également devenu propriété commune… Nous avons lancé un appel en grec à la population d’origine grecque, expliquant qu’en prenant le contrôle du territoire, nous ne luttions pas pour le rétablissement d’un empire bulgare, mais uniquement pour les droits de l’homme ; nous leur avons expliqué qu’en tant que Grecs, eux aussi en bénéficieraient et que ce serait bien s’ils nous soutenaient moralement et matériellement…
Dans ses mémoires, Guerdjikov se souvient [10] d’un exemple concret d’expropriation et de redistribution de biens : dans la ville d’Akhtopol, il y avait une récolte de sel, où étaient stockés à cette époque plus de 200 tonnes de sel. Les villages de la région étaient pauvres et avaient besoin de sel, alors Guerdjikov et ses guérilleros sont entrés par effraction dans le stockage de sel et l’ont laissé ouvert pour que les paysans puissent prendre le sel et le redistribuer.
La commune de Strandja a fonctionné dès le début du soulèvement et a duré jusqu’à la fin août 1903, lorsqu’une armée ottomane massive de 40 000 hommes – bien armée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie – a écrasé la résistance de la population locale.
Guerdjikov et nombre de ses guérilleros ont réussi à échapper à la domination ottomane et à se réfugier dans les parties indépendantes de la Bulgarie. Là, le grand anarchiste a continué à propager ses idées à travers la publication de journaux tels que « La Societé Libre », « Anti-authoritaire » et d’autres. En 1910, Guerdjikov et un autre anarchiste – Pavel Deliradev – écrivirent la brochure antimilitariste « Guerre ou révolution ». En 1912, il dirigea à nouveau un groupe de guérilla dans la région de Strandja, cette fois pendant la guerre des Balkans. Plus tard, en 1919, il fut parmi les cofondateurs de la Fédération des anarcho-communistes de Bulgarie (FACB). Après le coup d’État monarcho-fasciste de 1923, il fut contraint de fuir le pays et de vivre à Belgrade, Vienne et Berlin. Après le changement de régime du 9 septembre 1944, Guerdjikov appelle ses camarades à soutenir le nouveau régime socialiste, pour en être déçu peu après et retirer son soutien[11]. En 1947, il refusera même catégoriquement d’être nommé par le régime pour une récompense pour sa participation au soulèvement d’Ilinden. Il mourra de vieillesse en 1947 dans la ville de Sofia.
Tous ces efforts pour mettre en pratique la forme Commune indiquent qu’il existe une profonde tradition égalitaire d’équité humaine universelle dans la région des Balkans. Il est crucial que cette histoire alternative soit mémorisée et utilisée par les mouvements populaires comme base à partir de laquelle des projets politiques d’égalité et de justice peuvent à nouveau fleurir dans la région.
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[1] Pleurements ridicules https://cnt-ait.info/2023/09/08/pleurements-ridicules-hristo-botev
[2] Ivan Vazov : Les Parias (1884) (disponible en ligne : www.slovo.bg)
[3] prqkademokraciq.wordpress.com
[4] Атанас Шопов: Десетдневно царуване. Из българското въстание в 1876 г. Дневници на един бунтовник (есен 1876)
[5] Op. cit. 4
[6] theanarchistlibrary.org
[7] Idem.
[8] « À toute la population active de la ville d’Aleksandrosk et ses environs », 7 octobre 1919
[9] M. Guerdjikov, Mémoires…, p. 75
[10] Idem, p. 76. [11] bg.wikipedia.org
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Autres articles sur l’insurrection d’Ilinden :
- Le Manifeste de Krushevo [1903] https://cnt-ait.info/2023/09/07/manifeste-krushevo
- Kruşevo Manifestosu [1903] https://cnt-ait.info/2023/09/07/krusevo-manifestosu