Black Freighter – 22 juillet 2021, Publication originale sur le site internet australien «Anarchist Communists Meanjin », traduction CNT-AIT France
https://www.acmeanjin.org/articles/why-anarchists-dont-support-aung-san-suu-kyiyy
Le coup d’État militaire de février 2021 au Myanmar a mis fin à l’expérience de démocratie libérale du pays, en renversant le gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) d’Aung San Suu Kyi, qui avait remporté la majorité lors des élections de 2015 au Myanmar [Birmanie]. Si le coup d’État a été mené avec une précision chirurgicale, l’Armée (Tatmadaw[1]) a clairement sous-estimé le niveau de résistance qu’opposerait la population civile du pays, notamment par la formation de milices et l’établissement de liens avec les groupes armés préexistants des groupes ethniques insurgés du Myanmar. Ayant émergé après des décennies de régime militaire, la réaction de la population du Myanmar n’est pas étrangère aux implications d’une dictature débridée aux mains d’hommes forts tels que le général Min Aung Hlaing et le Conseil d’administration de l’État (State Administration Council, SAC).
Pourtant, cette résistance n’est pas exempte de divisions. L’unité est difficile à atteindre pour un mouvement qui a émergé parmi des forces qui se sont souvent trouvées en désaccord. Si certains au Myanmar ont exprimé leur soutien au Gouvernement d’Unité Nationale (National Unity Government, NUG), une coalition formée par la NLD et ses représentants parlementaires, ce soutien est loin d’être unanime. Un certain nombre de groupes [ethniques] minoritaires dénoncent depuis longtemps la complicité de Suu Kyi et de la NLD dans les activités génocidaires de l’Armée. Le fait que la NLD et l’armée soient fermement ancrés dans la majorité ethnique Bamar[2] a fortement contribué à cette méfiance des minorités à l’égard des autorités de l’État ; le désir d’une union fédérale qui respecte les intérêts des minorités, avec des droits de sécession et d’autonomie, est très fort. En l’état actuel, le système électoral en place avant le coup d’État pourrait être décrit essentiellement comme un système « le gagnant remporte toute la mise » (winner takes all) – qui favorisait les représentants de la majorité Bamar tout en veillant à ce que les partis politiques ethniques soient plus ou moins exclus du pouvoir.[3]
Dès mai 2016, six mois après les élections qui l’ont portée au pouvoir, la réticence de la NLD à faire face aux préoccupations ethniques a été critiquée. Lors d’une réunion à Yangon de l’Alliance des nationalités unies (United Nationalities Alliance), Khun Tun Oo, ancien prisonnier politique et éminent politicien de l’ethnie shan, a fait remarquer que « (les ethnies) ont voté [pour la NLD] avec de grandes attentes, et le résultat est clairement montré dans la question du Rakhine[4] … Nous ne pouvons plus compter sur la NLD ».[5] Tout au long de son bref mandat au pouvoir, la NLD a souvent été accusée de ne représenter que les intérêts des Bamars. Cette accusation a atteint son paroxysme lorsque Suu Kyi a refusé de lever le petit doigt pour s’opposer à l’impitoyable campagne de nettoyage ethnique menée à partir de 2016 par l’armée contre les Rohingyas, majoritairement musulmans, et qui a fait des dizaines de milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés, donnant lieu à de nombreux rapports faisant état de viols et d’infanticides massifs[6].
Au contraire, le gouvernement de Suu Kyi a imposé des restrictions à l’accès à l’information, a affirmé que les rapports concernant les atrocités étaient des « fake news« , a supprimé un film critiquant l’Armée, a refusé aux musulmans le droit de se présenter aux élections et a carrément nié l’existence d’un quelconque conflit.[7] Suu Kyi était tellement soucieuse de préserver le statu quo qu’en 2017, elle a affirmé que des « terroristes » étaient responsables d’un « iceberg de désinformation » et a remercié l’Armée de faire respecter l’ « État de droit» ! [8] Lorsqu’elle a de nouveau été confrontée à la question à La Haye en 2019 par la République de Gambie et la Cour internationale de justice, elle a nié en bloc les atrocités en affirmant que la Gambie avait donné « une image factuelle incomplète et trompeuse ».[9] Bizarrement (sic), la présence visible de centaines de milliers de réfugiés ainsi que les preuves satellitaires et photographiques ont rendu sa défense du génocide peu convaincante. Plusieurs titres et récompenses honorifiques internationaux qui lui avaient été attribué lui ont été retirés, telle que la citoyenneté canadienne honoraire ou encore la plus haute distinction d’Amnesty International et les médailles de la liberté d’Oxford et de Dublin. Des appels ont été lancés pour annuler son prix Nobel de la paix et aussi pour retirer son nom d’un bâtiment de l’université du Queensland.
La popularité internationale de Suu Kyi a toutefois connu un certain regain depuis le coup d’État de 2021. Il est vrai que la situation du Myanmar dans son ensemble est bien pire depuis que la NLD a été écartée du pouvoir. Comme l’a fait remarquer Will Howard-Waddingham[10], « Suu Kyi n’a peut-être pas pu résister au génocide, même si elle l’avait voulu, parce que ce sont les militaires, et non elle, qui détenaient en dernier ressort le pouvoir politique dans le pays ».[11] Selon cette ligne de raisonnement, certains ont suggéré que sa seule ligne de conduite était de conserver sa position au sein du gouvernement et de tenter d’écarter la Tatmadaw du pouvoir aussi longtemps que possible. Toutefois, toujours selon Howard Waddingham « la collaboration dans un génocide est un crime sans considération du pouvoir de quelqu’un pour le stopper ou pas. Le renversement et l’emprisonnement d’une dirigeante démocratiquement élue pour avoir protégé un groupe de ses citoyens auraient pu attirer l’attention de la communauté internationale sur les souffrances des Rohingyas ».[12]
Toutefois, ce n’est pas la désapprobation par les institutions démocratiques libérales de l’étranger qui risque d’être fatale à Suu Kyi et à la NLD, mais bien la désillusion du peuple bamar lui-même. L’assaut aveugle et indiscriminé de l’Armée contre des milliers de manifestants bamar dans des centres urbains tels que Yangon et Mandalay a choqué de nombreux membres du groupe ethnique dominant du pays et a suscité une identification nouvelle de leur part avec le sort de ses minorités. L’expérience des massacres et des déplacements de population, qui était autrefois un concept abstrait et lointain auquel peu de gens réfléchissaient, s’est soudain retrouvée littéralement sur le pas de leur porte. Selon les mots d’un jeune Bamar de Yangon, « depuis que le coup d’État a commencé, nous avons tous été confrontés à la même chose, aux mêmes incidents tragiques dans tout le pays… Peu importe que nous soyons Birmans, Kachins, Chinois ou de n’importe quel autre groupe ethnique. Tant que nous vivons au Myanmar nous avons les mêmes droits et nous avons besoin de la même liberté, la démocratie fédérale est donc indispensable ».[13] L’ironie à l’égard de Suu Kyi et de la NLD est aujourd’hui de plus en plus répandue. Comme le fait remarquer l’anarchiste Kyaw Kyaw de Yangon, « le silence c’est la violence… Le problème est compliqué, c’est certain – mais si elle reste silencieuse, cela signifie-t-il qu’elle soutient la violence ? Si vous ne dites rien sur l’humanité ou sur les droits, alors vous êtes violent ».[14]
Un fossé de plus en plus profond se creuse ensuite « entre les groupes dirigés par une ancienne génération de manifestants issus des soulèvements étudiants de 1988, qui réclament la libération de la dirigeante démocratique Aung San Suu Kyi et des autres parlementaires élus, ainsi qu’un retour à l’ancien système de gouvernance, et un groupe diversifié de manifestants qui se sont unis au sein du Comité de grève générale des nationalités (General Strike Committee of Nationalities). »[15] Ce dernier groupe prend de l’ampleur et réclame non seulement le démantèlement complet de l’Armée, mais aussi le bouleversement de la constitution, qui maintient le droit du gouvernement central de posséder et de réglementer l’ensemble des terres du Myanmar. Suu Kyi elle-même n’est pas étrangère à ces lois, puisqu’elle a été nommée en 2013 pour superviser l’enquête sur un conflit concernant une mine de cuivre opérée en joint-venture avec la Chine, d’une valeur d’un milliard de dollars américains. Lors de cette confrontation, au cours de laquelle la police a utilisé du phosphore blanc, des gaz lacrymogènes et des canons à eau contre les manifestants qui occupaient le site, Suu Kyi a pris position contre la population, recommandant dans son rapport que le projet se poursuive et que la police ne soit pas sanctionnée pour son assaut vicieux.[16] Il n’est pas difficile de comprendre que de nombreux membres du mouvement de protestation d’aujourd’hui aient peu de sympathie pour elle et pour son gouvernement évincé.
Nous espérons que le mouvement de désobéissance civile transcendera le modèle parlementaire. Comme nous l’avons déjà souligné, si la démocratie parlementaire est préférable à l’autorité de l’Armée, elle ne représente pas vraiment une alternative pour les minorités qui subissent un nettoyage ethnique, quel que soit la personne qui siège au pouvoir dans la capitale. C’est généralement le cas partout dans le monde lorsque les gens, après avoir placé leurs espoirs dans des forces qui ont ostensiblement défendu la libération, sont écrasés par ces mêmes forces dès que celles-ci ont obtenues la victoire. Discutant la fin de l’apartheid en 1991, Subversion notait que « la clé de la domination, de l’oppression, de l’aliénation, est de faire participer les dominés à leur propre domination, les opprimés à leur propre oppression et les aliénés à leur propre aliénation. Tout cela permet un plus haut niveau d’abstraction pour assurer une reproduction élargie des rapports sociaux capitalistes« [17] Nous devons également résister à la tentation de glorifier de nombreux mouvements de guérilla qui luttent contre le SAC, car les territoires qu’ils contrôlent ressemblent souvent à des États rivaux dont les économies capitalistes sont solidement ancrées dans le marché mondial. Il est encourageant de voir que de nombreuses personnes au Myanmar tournent le dos au système d’avant le coup d’État. Il est également encourageant de voir la croissance apparente des groupes anarchistes à Yangon et à Mandalay. Depuis l’étranger, nous pouvons aider la résistance en manifestant notre soutien aux communautés originaires du Myanmar dans nos propres villes par le biais de diverses actions, qui fréquemment sont rediffusées sur les sites de médias sociaux de la résistance.
Nous avons observé chez de nombreux gauchistes et anarchistes, sur diverses plateformes de médias sociaux, une tendance à exprimer leur soutien ou au moins leur tolérance à l’égard de la NLD. Même si ce n’est pas aussi grave que le méprisable soutien « anti-impérialiste » (lire stalinien) à l’Armée et à la Tatmadaw affiché par des groupes comme l’étrange Workers League de Meanjin (Brisbane), le soutien à la NLD devrait être évité. Cela ne veut pas dire qu’il faut la combattre – la grande majorité de ses partisans sont attachés à la liberté et nombre d’entre eux ont déjà sacrifié leur vie en combattant l’Armée. Ce que nous avons voulu démontrer dans cet article, c’est que ses dirigeants, en particulier Aung San Suu Kyi, ont été complices des crimes de l’Armée et qu’ils doivent donc être considérés comme tels. En tant qu’anarchistes, nous ne considérons pas les choses en termes du moindre mal contre le plus grand mal. Dans l’hypothèse où le SAC serait renversé, le retour de Suu Kyi à une quelconque position d’autorité, même dans le cadre d’une union fédérale multiethnique, devrait être farouchement combattu. Bien qu’ils puissent jouer un rôle important dans la rupture du SAC, les membres de la NLD doivent demander des comptes à leurs dirigeants pour leur complicité dans le génocide et la suppression des droits ethniques, des droits des travailleurs et des droits des paysans. Les Anarchistes Communistes de Meanjin réaffirment que la voie vers la liberté humaine ne peut pas être trouvée dans les partis politiques ni les parlements, mais seulement par l’action autonome des gens eux-mêmes.
[1] NdT : Il y a une polémique sur le fait d’utiliser le terme Tatmadaw pour désigner l’armée birmane. En effet Tatmadaw signifie littéralement « « Forces armées royales » or pour les opposants au régime militaire ce terme qui renvoie à un passé mythique et glorieux est trop élogieux pour les bourreaux au pouvoir. Si ce terme est couramment utilisé par les commentateurs étrangers pour désigner le régime militaire ; les habitants du Myanmar préfèrent souvent utiliser les termes « Sit-tat » (militaire) ou « Sit-kwe » (chien-soldat). Dans le reste du texte nous avons choisi de systématiquement remplacer tatmadaw par Armée.
[2] NdT : Les deux tiers des Birmans sont des Bamars (birman : ဗမာလူမျိုး ). C’est l’ethnie majoritaire au pouvoir qui a historiquement donné son nom au pays, Birmanie. Les autres habitants sont issus des autres ethnies de Birmanie. 135 groupes ethniques (Shan, Karen, Karenni, Mon, Kachin, Chin et Arakanais etc…) sont officiellement recensés par le gouvernement, auxquels il faut ajouter des Chinois et des Indiens d’immigration plus récente. On totalise une centaine de langues et de dialectes différents pratiquées au Myanmar. Chaque ethnie comprend également des sous ethnies. Neuf birmans sur dix se revendiquent bouddhistes. On compte moins de 3% de chrétiens et officiellement 4% de musulmans. Les Bamars conservent tous les pouvoirs depuis la fin de la colonisation britannique. Les ethnies minoritaires n’ont jamais obtenu l’autonomie qu’elles attendaient et qu’on leur avait promise quelques mois avant l’indépendance de la Birmanie en 1948. Ces groupes ethniques continuent de se soulever régulièrement. Certains groupes ont trouvé des accords avec le gouvernement, d’autres non. Ainsi, les Kachins majoritairement chrétiens luttent pour l’indépendance de l’état kachin depuis plus de 50 ans… Le nom Birmanie est tiré de Bamar. La junte au pouvoir en Birmanie utilise le terme de Myanmar pour désigner le pays et ses habitants, quel que soit leur groupe ethnique.
[3] https://english.shannews.org/archives/22200
[4] NdT : L’État de Rakhine (birman : ရခိုင်ပြည်နယ် , yəkʰaïN byinɛ), anciennement État d’Arakan (jusqu’à son changement de dénomination par le régime birman en 1974), est une subdivision administrative de la Birmanie. Sa capitale est Sittwe (ancienne Akyab). Il est constitué de cinq districts : ceux de Maungdaw, de Mrauk-U, de Sittwe, de Kyaukpyu et de Thandwe. Frontalier du Bangladesh, il est séparé du reste de la Birmanie par la chaîne de l’Arakan. Royaume indépendant du début du XVe siècle jusqu’à sa conquête par les Birmans au XVIIIe siècle, il se trouve au confluent de deux civilisations : celle d’un peuple d’origine tibéto-birmane ayant adopté le bouddhisme theravada d’Asie du Sud-Est ; et celle de l’Inde et du Bengale, fortement marquée par la présence de l’Islam. Début octobre 2016, certains Rohingyas décident de mener une lutte armée contre le pouvoir birman, accusé de persécuter cette minorité musulmane depuis des décennies. Des milices armées voient le jour, la plus importante d’entre elles est l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (ARSA). En octobre 2016, des postes frontières sont attaqués, ce qui provoque de féroces représailles de la part de l’armée : viols, tortures et massacres.
[5] https://www.irrawaddy.com/opinion/commentary/have-ethnic-groups-lost-faith-in-the-nld.html
[6] https://www.straitstimes.com/asia/se-asia/rohingya-exodus-still-growing-six-months-into-crisis https://english.alaraby.co.uk/news/msf-6700-rohingya-killed-month-myanmar-violence https://www.independent.co.uk/news/world/asia/rohingya-burma-myanmar-children-beheaded-burned-alive-refugees-bangladesh-a7926521.html https://pulitzercenter.org/stories/rohingya-methodically-raped-myanmars-armed-forces
[7] https://www.theguardian.com/world/2017/jan/09/free-speech-curtailed-aung-san-suu-kyis-myanmar-prosecutions-soar https://www.washingtonpost.com/outlook/why-aung-san-suu-kyi-isnt-protecting-the-rohingya-in-burma/2017/09/15/c88b10fa-9900-11e7-87fc-c3f7ee4035c9_story.html?utm_term=.56ceec0783a6n https://foreignpolicy.com/2016/06/28/the-new-burma-is-starting-to-look-too-much-like-the-old-burma/ https://www.theguardian.com/world/2015/nov/03/no-vote-no-candidates-myanmars-muslims-barred-from-their-own-election https://www.theguardian.com/world/2017/sep/19/aung-san-suu-kyi-myanmar-rohingya-crisis-concerned
[8] https://news.sky.com/story/aung-san-suu-kyi-from-symbol-of-human-rights-to-fighting-claims-of-genocide-12205035
[9] https://www.abc.net.au/news/2019-12-12/myanmars-leader-says-the-world-has-it-wrong-on-the-rohingya/11791338
[10] NdT : Doctorant en science politique, dans un article publié dans la revue en ligne de la Renew Democracy Initiative, think-thank libéral présidé par Gary Casparov
[11] https://rdi.org/myanmars-coup-doesnt-exonerate-aung-san-suu-kyi/
[12] Ibid.
[13] https://www.tbsnews.net/world/protests-unite-myanmars-ethnic-groups-against-common-foe-224047
[14] https://www.punkethics.com/rebel-riot-interview
[15] https://www.tbsnews.net/world/protests-unite-myanmars-ethnic-groups-against-common-foe-224047
[16] https://www.theguardian.com/world/2013/mar/12/burma-confirms-phosphorus-crackdown-mine
[17] https://www.autistici.org/tridnivalka/mandela-v-the-working-class-subversion-1991/
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Texte tiré de la brochure » La révolution du printemps au Myanmar :Une révolution oubliée en cours «
Table des matières :
La révolution du printemps au Myanmar : Une révolution oubliée en cours.
La lutte anarchiste en Birmanie.
La lutte des travailleurs de Myanmar Pou Chen, sous-traitant d’Adidas.
Bref résumé historique du Parti Communiste de Birmanie.
Création d’une initiative de l’AIT au Myanmar.
Convergence des travailleurs du WSLB : la force de la solidarité dans des temps difficiles.
Pourquoi les anarchistes ne soutiennent pas Aung San Suu Kyi ?
La révolution birmane et le rôle de l’impérialisme de Pékin
3 commentaires sur Pourquoi les anarchistes ne soutiennent pas Aung San Suu Kyi ?