L’histoire de l’anarcho-syndicalisme en France n’a jamais, ou très peu, suscité l’enthousiasme des historiens français. Faire un bilan historiographique de l’anarcho-syndicalisme est donc relativement rapide. Trois travaux principalement relatent la période de l’entre-deux guerres (1). Son histoire à partir de 1945, quant à elle, n’a encore jamais été retracée. Les différents ouvrages traitant du syndicalisme d’après-guerre se limitent le plus souvent à informer le lecteur de la création de cette organisation. On ne trouve ainsi qu’un simple paragraphe, ou tout au plus une page, consacrée à la CNT-AIT. Certains auteurs se sont cependant montrés soucieux de relater la participation de la CNT-AIT à certaines grèves, mais sans s’éterniser pour autant sur la nature de cette organisation (2). Notre critique s’arrêtera particulièrement à l’ouvrage de Guy Caire. Ce dernier, après avoir mentionné rapidement la création de la CNT-AIT, écrit dans son livre : “En fait la véritable tradition de l’anarcho-syndicalisme se retrouve davantage dans certains courants minoritaires de Force Ouvrière” (3). Une telle affirmation, sans fondement (4), suffit à écarter la CNT-AIT de l’histoire des syndicats ouvriers. Une fois de plus, le lecteur n’en saura pas d’avantage sur la CNT-AIT. Difficile donc pour ce dernier de se faire une idée sur cette organisation. A la lecture de ce type d’ouvrages, il semblerait que la CNT-AIT n’ait joué aucun rôle dans la recomposition syndicale de l’après-guerre, ce qui, comme nous le verrons, est entièrement faux. Pour mieux connaître la CNT-AIT, on peut étudier l’histoire de l’anarchisme, notamment à travers deux ouvrages de Roland Biard (5). Les travaux de Roland Biard permettent en effet d’avoir une idée assez large de la CNT-AIT. S’il ne s’agit pas d’une histoire détaillée, elle donne en revanche un aperçu général et relativement fiable de l’évolution de la CNT-AIT entre 1946 et la fin des années soixante. Le tome II du travail de Jean Maitron (6) sur le mouvement anarchiste en France apporte des informations intéressantes, malgré quelques erreurs -mais ne s’intéresse pas en particulier à la CNT-AIT. Jean Maitron conclut simplement à la quasi-impossibilité de retracer l’histoire de cette organisation. Suite à ce rapide bilan historiographique, nous voyons qu’il est très difficile, et même impossible, de retracer l’histoire de la CNT à partir d’ouvrages historiques.
Seul un travail à partir de sources concrètes permet de dresser une histoire de la CNT-AIT. On dispose essentiellement de documents internes à l’organisation : courriers, comptes-rendu de congrès, bulletins intérieurs. Ce sont en effet les seules sources qui permettent de connaître réellement l’organisation, son fonctionnement, ses problèmes internes, les débats qui s’y tiennent. La presse confédérale (7) constitue aussi une source intéressante, mais insuffisante. Lorsque Jean Maitron affirme que la presse de la CNT-AIT “rend impossible toute conclusion” (8) à son sujet, il n’a pas tort. Mais cela n’est pas une nouveauté : quelle presse peut à elle seule permettre de faire l’histoire d’une organisation ? C’est ce qui constitue d’ailleurs une des limites au travail de Jean Maitron qui semble s’être arrêté à la presse. La presse n’est utile que pour les informations liées aux activités de la CNT-AIT dans les entreprises. On peut faire une exception toutefois : le Combat syndicaliste, à la fin des années quatre-vingt, se fait l’écho des débats qui agitent alors l’organisation.
Sur la période qui s’échelonne des années soixante-dix à aujourd’hui, difficile de trouver là encore un travail sur la CNT-AIT. Elle semble en revanche susciter un intérêt pour certains journalistes. Après le mouvement de novembre-décembre 1995, plusieurs articles de différents journaux évoquent la CNT-AIT (9). On ne peut évidemment pas exiger grand chose de ces travaux journalistiques qui ne rendent compte que du côté folklorique de certains “anars”. Outre ces articles, d’autres ouvrages de type journalistique s’intéressent à la CNT-AIT (10). Ces travaux ne sont pas satisfaisants, mais ils n’ont d’ailleurs jamais eu la prétention de faire l’histoire de la CN.T.
C’est donc l’absence de réels travaux historiques qui nous a amené à publier cette brochure.
Voilà d’abord quelques pistes permettant de comprendre ce qu’est l’anarcho-syndicalisme, et quelles sont ses principales caractéristiques. Marx est le premier à parler d’anarcho-syndicalisme, en évoquant le courant mené par Bakounine au sein de la première internationale. Cette expression avait dans l’esprit de Marx une connotation fortement péjorative. Le terme d’anarcho-syndicalisme ne réapparaît en France qu’avec la création en 1926 de la CGT-SR / AIT. Lorsque les fondateurs de cette centrale étaient encore à la CGT., ils se désignaient comme syndicalistes révolutionnaires. A sa création, la CNT-AIT se référa à l’anarcho-syndicalisme. Au fil des années et des expériences historiques (11), l’anarcho-syndicalisme est devenu une doctrine et un courant du mouvement ouvrier à part entière. Il peut se distinguer du syndicalisme révolutionnaire par un refus de tout compromis avec l’État, le patronat et les partis politiques. Leur position s’exprime de manière beaucoup plus radicale que celle des militants qui se réclament du syndicalisme révolutionnaire tels que le groupe réuni autour de la revue « La Révolution Prolétarienne« . Les principes revendiqués par les anarcho-syndicalistes sont relativement proches de ceux que l’on retrouve dans la Charte d’Amiens, notamment celui de la grève générale insurrectionnelle, expropriatrice et révolutionnaire. L’anarcho-syndicalisme ne se distingue pas tant du syndicalisme révolutionnaire par ses principes, que par sa pratique qui traduit un radicalisme beaucoup plus prononcé. La principale différence, c’est une condamnation beaucoup plus explicite des partis politiques. Dans la Charte d’Amiens, le politique doit se trouver “en dehors” du syndicat, mais pour l’anarcho-syndicalisme, les partis politiques sont des adversaires (12).
Cette distinction entre syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalisme apparaît clairement lors du congrès fondateur de la CGTU. en 1922. Lors de ce congrès, on voit une tendance anarcho-syndicaliste derrière Pierre Besnard s’opposer à une tendance syndicaliste révolutionnaire représentée par Merrheim. L’anarcho-syndicalisme n’est rien d’autre qu’un syndicalisme relié à l’anarchisme.
L’anarcho-syndicalisme représenté par la CNT-AIT s’inscrit dans une continuité historique en se référant notamment aux expériences de l’entre-deux-guerres : celles des sections de l’A.I.T. Elle ne constitue pas une nouveauté en soi et n’est autre que l’héritière de la CGT-SR / AIT. L’idée qui se dégage des sections de l’A.I.T., c’est la nécessité de créer des centrales se réclamant spécifiquement de l’anarcho-syndicalisme, au risque de briser parfois l’unité syndicale. Ce courant anarcho-syndicaliste représenté par l’A.I.T. jugeait inutile de militer au sein des grandes centrales devenues à ses yeux réformistes et vain de chercher à construire une dynamique révolutionnaire en leur sein. Il s’agit en effet de voir quelle est la spécificité de ce courant, tant dans le mouvement anarchiste que dans le mouvement syndical. Pour illustrer cette spécificité, nous montrerons en quoi l’anarcho-syndicalisme organisé dans une centrale qui se réclame spécifiquement de ce courant, donc en-dehors des grandes centrales et en opposition à celles-ci, est condamné de fait à voir ses effectifs limités. Nous étudierons également les débats théoriques qui déterminent l’évolution de l’organisation, expliquant son déclin ou sa progression. Ces débats portant sur la définition de la CNT-AIT. (est-ce une centrale syndicale anarchiste, une centrale syndicaliste révolutionnaire acceptant des non-anarchistes ?) ont des conséquences sur le problème de l’unité syndicale, sur les relations avec les autres centrales mais également sur le recrutement des adhérents. Ces problèmes de définition apparaissent également lors des débats sur les pratiques syndicales à adopter (faut-il se présenter aux élections professionnelles, quand on se réclame de l’anarchisme ou quand on dénonce la “collaboration de classe” ?).
Bref, il s’agit de montrer en quoi toute l’histoire de la CNT a été déterminée par une problématique : comment lier la pratique syndicale à la doctrine anarcho-syndicaliste, en ne tombant ni dans le dogmatisme, ni dans le syndicalisme réformiste.
Nous avons découpé l’histoire de la CNT-AIT en quatre périodes : trois sont rassemblées dans cette brochure. Nous verrons à travers une première période qui s’échelonne de 1945 au début des années 1950, comment la CNT-AIT., après avoir connu une rapide apogée, entame un déclin qui la conduit à l’isolement et à la marginalisation. La seconde période, qui va du début des années 1950 à 1973, correspond aux années noires de la CNT-AIT. Au cours de cette période elle cesse d’être progressivement une centrale syndicale française et devient la “section française de la CNT espagnole”. Nous nous arrêterons sur les activités de la CNT-AIT pendant cette période, mais aussi et surtout sur les analyses faites lors des évènements de Mai 68 et les conséquences de ces évènements sur l’organisation. Ensuite la troisième période recouvre le processus de reconstruction de l’organisation débuté en 1973, jusqu’au début des années 90. En parallèle à ce processus de reconstruction, des problèmes internes apparaissent à partir de 1989. Ils donneront lieu à une scission au printemps 1993 ; scission due essentiellement à des conceptions différentes de l’anarcho-syndicalisme. Ces différentes conceptions feront l’objet d’une seconde brochure qui couvrira cette quatrième période.
AUTRES CHAPITRES :
I. Une courte apogée (1945 – années 1950)
II. L’isolement de la C.N.T. (années 1950-1973)
III. Une longue reconstruction (1973-début des années 90).
En guise de résumé et de conclusion … provisoire …
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(1) Il s’agit de RATEL Boris. L’anarcho-syndicalisme dans le bâtiment en France. 1919-1939. Mémoire de maîtrise, 2000 ; JOSPIN Samuel. La CGT-SR à travers son journal, “Le Combat syndicaliste”, 1926-1937. Mémoire de maîtrise, Paris I, 1974 ; AUZIAS Claire. “La CGT-SR de 1926 à 1928 : un épisode de décentralisation syndicale”, Le Mouvement social, n° 144, 1988.
(2) On peut toutefois faire une exception pour deux ouvrages de LEFRANC Georges. Les expériences syndicales en France de 1939 à 1950. Aubier, 1950 ; et Le mouvement syndical de la Libération aux évènements de mai-juin 1968. Editions Payot, 1969. Si ces ouvrages sont plus complets, cela peut être dû à la période à laquelle il les écrit. La création de la CNT-AIT n’est pas encore si éloignée.
(3) CAIRE Guy. Les syndicats ouvriers. P.U.F., 1971, p.98.
(4) Il serait intéressant qu’il définisse ce qu’est “la véritable tradition de l’anarcho-syndicalisme”. S’il fait allusion aux anarcho-syndicalistes de FO qui constituent par la suite l’UAS. (Union Anarcho-syndicaliste) et qui sont organisés aujourd’hui au Parti des Travailleurs (devenu depuis le POI(D) : Parti Ouvrier Indépendant (Démocratique) ) , cela mériterait discussion.
(5) BIARD Roland. Histoire du mouvement anarchiste. 1945-1975. Editions Galilée, 1976. ; BIARD Roland. Dictionnaire de l’extrême gauche de 1945 à nos jours. P.Belfond, 1978.
(6) MAITRON Jean. Le mouvement anarchiste en France. T.II. De 1914 à nos jours. Maspéro, 1975, 440 p.
(7) Il s’agit de L’Action Syndicaliste, organe de la FSF. (Fédération Syndicaliste Française) tendance anarcho-syndicaliste organisée au sein de la CGT de 1945 à avril 1946 ; du Combat Syndicaliste, organe de la CNT-AIT qui remplace L’Action Syndicaliste en avril 1947. Parution irrégulière, le Combat Syndicaliste devient franco-espagnol à partir de janvier 1962 (une page sur quatre est en français) et a une parution hebdomadaire ; et d’Espoir, organe de la VIème U.R. (Toulouse) qui paraît à partir de janvier 1962. Parution hebdomadaire, franco-espagnol. En février 1976 Espoir devient l’organe de la CNT-AIT jusqu’en 1983, année pendant laquelle le Combat syndicaliste redevient l’organe confédéral. A ces organes confédéraux, il faut ajouter des journaux de syndicats ou de fédérations, comme l’organe de la FTR (Fédération des Travailleurs du Rail), voir note (34).
(8) MAITRON Jean, op.cit., p. 73.
(9) Entre autre les articles parus dans Le Monde du 7 août 1999 et du 23 avril 2000, Libération, 20-21 janvier 1996.
(10) Nous en citerons deux : BROCHIER Jean-Luc et DELOUCHE Hervé. Les nouveaux sans-culottes. Enquête sur l’extrême-gauche. Grasset, 2000. 286 p. et celui de PINGAUD Denis. La gauche de la gauche. Seuil, 2000. 154 p. Nous ne ferons aucun commentaire sur la qualité, ou l’absence de qualité de ces ouvrages. Il faut cependant noter que dans ceux-ci, ou dans les articles cités précédemment, c’est essentiellement de la CNT-Vignoles dont il s’agit. Suite à la scission de 1993, cette dernière a en effet connu un développement plus important que l’autre CNT, la CNT-AIT. Notons également que les articles sont relativement positifs, dans la mesure où les auteurs ne font pas de critiques virulentes comme peuvent connaître certaines organisations d’extrême-gauche, telles que LO ou le PT. Il serait intéressant de s’interroger sur cette complaisance sélective des journalistes.
(11) Nous parlons ici des sections de l’AIT. fondée en 1922 à Berlin. Certaines de ces sections ont eu un rôle important dans le mouvement ouvrier de leur pays, notamment la CNT (Confederacion Nacional del Trabajo) en Espagne, mais aussi la FORA (Federacion Obrera Regional Argentina) en Argentine ou l’USI (Unione Sindacale Italiana) en Italie. Les autres sections de l’AIT, dans l’entre-deux-guerres étaient la FAUD (Freie Arbeiter Union Deutschland) en Allemagne, la SAC (Sverges Arbetares Centralorganisation) en Suède, le NSV (Nederlandsch Syndicalistisch Vakverbond) au Pays-Bas, la CGT (Conderacâo Geral do Trabalho) au Portugal, le Centro Racionalista “y Libertad” au Mexique, et la CGT (Conderacion General de Trabajadores) au Chili.
Sur l’histoire de l’AIT, voir l’ouvrage publié à la suite du colloque organisé par la CNT-RP, à l’occasion du 1er mai 2000 : De l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire. Actes du colloque international « Pour un Autre Futur ». Ed. CNT-RP et Nautilus, 2001. 302p. et les articles DE LA PREMIERE INTERNATIONALE A L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS et le texte d’arthur Lehning, un des fondateurs de l’AIT ! La Naissance de l’Association internationale des travailleurs de Berlin
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