Au Myanmar, des punks parmi les groupes de base donnent de l’espoir alors que des millions de personnes luttent contre la faim

Par Libby Hogan

Traduction CNT-AIT France

samedi 15 juin 2024

Un homme avec une crête d’iroquois redresse les cheveux d’un autre punk.

La sous-culture punk du Myanmar est depuis longtemps associée à l’activisme social. (ABC News : Libby Hogan)

Au Myanmar, le petit-déjeuner se compose traditionnellement d’un bol de soupe de poisson-chat, de beignets croquants et d’une tasse de thé sucré dans un salon de thé local.

Mais à Yangon, la plus grande ville du pays, c’est un rituel quotidien que beaucoup ont du mal à se permettre alors que les prix des denrées alimentaires montent en flèche.

Avant que la junte militaire ne prenne le pouvoir il y a trois ans, un sentiment d’optimisme régnait au Myanmar.

Sous le gouvernement démocratiquement élu d’Aung San Suu Kyi, le pays a connu un afflux d’investissements étrangers.

Depuis que le coup d’État a déclenché une nouvelle insurrection de la part d’organisations ethniques armées et de forces pro-démocratie, l’économie du Myanmar s’est effondrée, entraînant une inflation galopante et des pénuries d’énergie.

Au Myanmar, le coût d’un panier de produits alimentaires de base pour une personne pendant un mois – comprenant du riz, de l’huile, des haricots et du sel – a presque quadruplé depuis janvier 2021, augmentant d’environ 270 %, passant de 9 dollars à 33 dollars.

Dans les zones rurales, où les combats se sont intensifiés depuis l’année dernière, l’insécurité alimentaire atteint des niveaux de crise.

Mais dans ces circonstances désastreuses, les groupes de base se mobilisent pour aider les plus vulnérables.

Un groupe de bénévoles dirigé par des punks fournit des centaines de repas chaque semaine aux habitants de Yangon en difficulté. (Source: « Food not Bombs » [De la nourriture, pas des bombes])

Les punks donnent un coup de main

L’organisation « Food Not Bombs » (De la nourriture, pas des bombes), animée localement par Kyaw Kyaw, chanteur du groupe punk Rebel Riot, constitue une bouée de sauvetage pour les plus vulnérables de Yangon. (sur Rebel Riot, lire l’article : La lutte anarchiste en Birmanie, https://cnt-ait.info/2023/03/26/lutte-anarchiste-birmanie)

Chaque samedi, Kyaw Kyaw, avec d’autres punks et bénévoles, installe une cuisine en plein air dans la rue pour préparer 400 à 500 repas.

« Si nous préparons de la nourriture, les familles peuvent économiser de l’argent pour d’autres besoins comme l’école ou les médicaments« , a-t-il déclaré.

La sous-culture punk est depuis longtemps associée à l’activisme communautaire au Myanmar.

Rebel Riot s’est formé en 2007 au milieu de ce qui est devenu connu sous le nom de Révolution du safran, [ou Révolution du Printemps], au cours de laquelle les citoyens et les moines protestataires ont été violemment réprimés par le régime militaire. (plus d’infos ici : La révolution du printemps au Myanmar : Une révolution oubliée en cours, https://cnt-ait.info/?p=8031)

Kyaw Kyaw a déclaré qu’il avait l’impression que l’histoire se répétait, en observant les tactiques brutales de l’armée contre les civils depuis le coup d’État.

« La plupart des gens n’ont aucun espoir et se sentent déprimés« , a déclaré Kyaw Kyaw à la chaîne ABC.

Des punks et des bénévoles servent de la nourriture gratuite aux plus vulnérables de Yangon. (Source : Food, not bombs

Son groupe a récemment écrit une nouvelle chanson, Don’t Become a Fascist (ne devient pas un fasciste), exprimant sa colère face à la prise de pouvoir par l’armée.

Il a déclaré qu’il avait du mal à rester positif face au nombre croissant de morts, mais qu’il essayait de se concentrer chaque semaine sur l’offre de nourriture et un moment de soulagement.

« Cette nourriture donne un peu d’espoir en ces temps difficiles. »

Les prix du riz ont augmenté et ont mis à rude épreuve les dépenses des ménages.
(Source : Food Not Bombs)

Les gens « partagent le peu qu’ils ont »

Selon le dernier rapport [de l’ONU] sur les risques de famines sur la planète, 13,3 millions de personnes – 24 pour cent de la population du Myanmar – devraient être confrontées à « des niveaux élevés d’insécurité alimentaire aiguë » entre juin et août, dont 2,7 millions de personnes en « urgence ».

« Environ 428 000 enfants devraient souffrir de malnutrition aiguë en 2024, soit une augmentation de 54 pour cent par rapport à 2023« , indique un rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

« La réponse humanitaire est confrontée à des contraintes extrêmes en raison des combats et de l’accès limité {à certaines zones]. »

Le Myanmar a une forte tradition de faire l’’aumône aux moines et nonnes bouddhistes.
(ABC News : Libby Hogan)

Le jeune militant Thinzar Shunlei Yi a déclaré qu’un nombre croissant de parents désespérés envoyaient leurs enfants dans des écoles monastiques pour devenir religieuses et moines afin qu’ils puissent au moins recevoir un repas quotidien de riz.

« Les gens survivent à peine, ils partagent le peu qu’ils ont« , a-t-elle déclaré à la chaîne ABC.

San Win, un enseignant local, a déclaré à ABC qu’il avait remarqué une augmentation du travail des enfants dans les salons de thé.

« Ce n’est pas parce que ce sont de mauvais parents » a-t-il déclaré. « Les enfants veulent aider leurs familles, car les prix sont très élevés en raison du prix élevé de l’essence et des produits importés.« 

Le petit-déjeuner dans un salon de thé est un rituel quotidien pour de nombreuses personnes au Myanmar. (Photo AP : Khin Maung Win)

Guillaume de Langre, un expert en énergie qui a précédemment conseillé le gouvernement, a déclaré que les politiques économiques catastrophiques de l’armée avaient également conduit à une grave pénurie d’énergie.

« L’armée a montré qu’elle n’avait aucune idée réelle de la manière de développer l’économie« , a-t-il déclaré à la chaîne ABC.

Juin 2024 : PIB réel des pays de l’Asie Pacifique (courbe bleue), du Myanmar (ligne orange pleine) et comparaison avec les estimations du PIB du Myanmar faites en 2020 (ligne orange pointillé)
(Banque mondiale)

Su Myat, un habitant de la zone industrielle de Yangon, a déclaré que les habitants prévoyaient de mettre en place un calendrier tournant de coupure de courant, de quatre heures de marche et de quatre heures d’arrêt, pour alléger la pression sur le système de distribution d’électricité.

Elle a déclaré que les ouvriers de l’usine se plaignaient de la chaleur étouffante lors des coupures de courant. De gros fûts bleus pour stocker l’eau sont disposés dans les rues pour récupérer l’eau, lorsque les pannes de courant mettent à l’arrêt les pompes à eau.

Des gens remplissent des seaux depuis un camion-citerne pendant une panne d’électricité. (AFP)

« Nous courons vers le camion-citerne avec des seaux chaque matin avant la coupure de courant« , a déclaré Su Myat.

Elle a déclaré qu’elle avait l’habitude de faire ses courses chez les marchands ambulants de nourriture le soir, mais qu’il y en avait désormais moins dans sa rue, la hausse des prix du carburant paralysant les petites entreprises.

« Tout le monde se bat avec l’inflation et s’inquiète de ne pas avoir suffisamment d’argent pour acheter de la nourriture », a-t-elle déclaré.

« Les gens sont en panique et se mettent à achèter de l’or parce qu’ils s’inquiètent pour notre monnaie et pour l’avenir. »

Les vendeurs de nourriture de rue utilisent des bougies ou un générateur électrique  pour s’éclairer lors des nombreuses pannes de courant à Yangon. (AFP : Stringer)

Des efforts résilients des initiatives de base

L’enseignante Naw Zember Paw a récemment lancé une section du groupe « Food Not Bombs », cultivant des légumes qui sont ensuite distribués aux personnes déplacées dans l’État de Kayah, également connu sous le nom d’État Karenni.

« Les gens s’enfuient pour sauver leur vie, cherchant de la nourriture dans la forêt« , a-t-elle déclaré à ABC.

Chaque jour, après avoir fini sa journée d’enseignement, elle se rend dans les zones où les gens campent après avoir fui leur domicile, afin de livrer des dons de nourriture.

La section birmane du réseau mondial « Food not Bombs » s’est étendue à l’échelle nationale. (Source : Food Not Bombs Kawthoolei)

Elle s’inquiète particulièrement du fait que les enfants et les nouveau-nés ne reçoivent pas suffisamment de nourriture.

Récemment, elle s’est effondrée après avoir tenté d’aider une mère qui avait fui à pied avec des jumeaux et qui avait des difficultés à allaiter.

« Un des bébés s’est mis a pleurer profondément« , a-t-elle déclaré, fondant en larmes en racontant l’histoire à ABC.

Elle est revenue plusieurs fois rendre visite à la mère pour lui livrer de la nourriture et du lait maternisé.

Une mère, autrefois inquiète pour la survie de ses jumeaux après avoir fui le conflit, est désormais soulagée car ils grandissent grâce aux dons de nourriture. (Source : Naw Zember Junior)

Paolo Mattei, directeur par intérim du Programme alimentaire mondial (PAM) au Myanmar, a déclaré que l’agence avait du mal à livrer des rations alimentaires en raison de barrages routiers militaires et que l’intensification du conflit dans l’État de Kayah avait mis en danger la vie de ses travailleurs humanitaires.

« Nous ne voyons pas la lumière au bout du tunnel« , a déclaré M. Mattei à la chaîne ABC.

« Il existe des défis encore plus sérieux pour déplacer la nourriture d’une région à une autre.« 

De nombreux anciens agriculteurs dépendaient de l’aide alimentaire parce qu’ils ont été contraints de fuir et d’abandonner leurs fermes lorsque les combats ont éclaté.

L’armée bloque l’aide vitale

Ce n’est pas seulement la nourriture qui a été bloquée : d’autres groupes humanitaires tels que Médecins sans frontières (MSF) se sont vu refuser par l’armée du Myanmar l’autorisation de fournir des médicaments aux camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays dans des régions ethniques, notamment dans l’État de Rakhine.

« Les femmes enceintes ou les personnes souffrant de diarrhée aiguë ne peuvent pas accéder aux soins de santé, ce qui peut entraîner une augmentation des décès« , a déclaré Elko Brummelman, coordinateur du projet MSF.

Les médecins d’une zone gouvernée par l’un des groupes ethniques du Myanmar organisent ce qu’il reste de leurs fournitures médicales.

En réponse à l’escalade de la crise, des citoyens ordinaires comme Nway Oo ont quitté Yangon pour s’installer dans les zones rurales et mettre à profit leurs compétences en soins infirmiers et devenir les premiers intervenants sur la ligne de front.

Il travaille avec des dons limités et livre de l’aide à pied, traitant des affections telles que des lésions cutanées causées par de l’eau contaminée et une mauvaise hygiène.

« J’ai eu mon premier grand choc lorsqu’un soldat est arrivé, ses deux jambes avaient été arrachées et les bombes n’arrêtaient pas de tomber sur nous.« 

Son pire moment a été de récupérer le corps décapité de son ami après une attaque aérienne militaire.

Le nombre de personnes déplacées en raison du conflit augmente dans l’État Karenni, nombre d’entre elles marchant pendant des jours avant de recevoir de l’eau ou des médicaments.

« Même si je réussis à franchir les check-points, les pharmacies dans les villes n’ont pas assez de stocks ou les médicaments risquent d’être périmés à cause des coupures d’électricité et du manque de réfrigération« , a-t-il déclaré.

Bien qu’il doit faire face à d’immenses défis, Nway Oo reste déterminé à fournir de la nourriture et des soins médicaux aux personnes déplacées.

« Je rencontre des gens qui ont marché depuis des jours sans nourriture, buvant seulement de l’eau sale« , a-t-il déclaré. « Même si nous luttons, nous sommes tous ensemble dans la résistance contre l’armée.« 


Cet article est issu de la seconde édition de la brochure « La révolution du printemps au Myanmar :Une révolution oubliée en cours  » (seconde édition, 2024)

https://cnt-ait.info/2023/05/04/revolution-printemps-bro

Cette brochure a été publiée pour le 1er Mai 2023 par la CNt-AIT France, en solidarité avec l’Initiative AIT de Yangon, première organisation anarchosyndicaliste crée en Birmanie début 2023. L’objectif de cette brochure est de mieux faire connaitre l’histoire sociale récente de ce pays d’Asie du Sud est et de faire le point sur le développement de la révolution en cours depuis mars 2021.

La brochure peut être téléchargée en ligne : https://cnt-ait.info/wp-content/uploads/2024/06/BRO_2023-BIRMANIE-1.pdf

Elle peut aussi être commandée au format papier en écrivant à contact@cnt-ait.info ou par courrier : CNT-AIT 7, rue St Rémésy 31000 TOULOUSE. Le prix est libre, cependant un don minimum de 8 euros est apprécié, pour couvrir les frais d’impression et d’envoi. L’argent surnuméraire récolté servira a alimenter la caisse de solidarité avec les anarchistes d’Asie du sud-est

Table des matières :

La révolution du printemps au Myanmar : Une révolution oubliée en cours.

La lutte anarchiste en Birmanie.

La lutte des travailleurs de Myanmar Pou Chen, sous-traitant d’Adidas.

Bref résumé historique du Parti Communiste de Birmanie.

Création d’une initiative de l’AIT au Myanmar.

Convergence des travailleurs du WSLB : la force de la solidarité dans des temps difficiles.

Pourquoi les anarchistes ne soutiennent pas Aung San Suu Kyi ?

La révolution birmane et le rôle de l’impérialisme de Pékin

Les droits du travail négligés tant par le régime du coup d’État que par le gouvernement issu de la révolution

Au Myanmar, des punks parmi les groupes de base donnent de l’espoir alors que des millions de personnes luttent contre la faim


Introduction

Le Myanmar (autrefois désigné sous le nom de Birmanie) est un pays d’Asie du Sud-qui reste méconnu en France. L’éloignement géographique, historique et culturel ne suffisent pas à expliquer le mésintérêt pour ce pays. Le fait que le pétrolier français Total ait été pendant plus de 20 ans [1]l’un des principaux exploitants du riche gisement pétrolier birman, explique aussi sûrement que ce pays n’ait jamais vraiment l’objet d’une grande attention des médias français. Pays sous la férule des militaires depuis 1989, l’opposante Aung San Suu Kyi a longtemps été une icône mondiale de la démocratie, avant de voir son étoile pâlir quand elle a nié les exactions des militaires contre la minorité musulmane des Rohingyas.

En février 2021, les militaires ont fait tomber la façade démocratique qui couvrait leurs agissements et ont repris officiellement le pouvoir. Mais contrairement à leur attente, ils ont rencontré une vive contestation populaire. Depuis, ce mouvement s’est transformé en résistance diffuse, qui expérimente un large panel de modes d’actions, de la guérilla aux jardins partagés en passant par l’action revendicative des travailleurs. Un des enjeux du mouvement est de réussir à  dépasser les divisions ethniques et culturelles dans un pays de plus de 135 ethnies et langages. C’est dans ce contexte qu’a émergé un petit noyau de jeunes gens, intéressés par les propositions anarchistes et anarchosyndicalistes, à la fois fédéralistes et universalistes. Cette brochure compile des articles qu’ils ont écrits, pour donner à lire aux francophones des informations de première main sur la révolution en cours au Myanmar, et sur les propositions et les questions que se posent les jeunes anarchistes birmans. Cette brochure est un acte de solidarité avec la révolution en cours et avec toutes celles et ceux qui luttent pour la Liberté, là-bas comme ici.


[1]  Total a annoncé se retirer du pays en janvier 2022

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