Il y a cent ans disparaissait Kropotkine. L’occasion de relire l’éthique, sa dernière oeuvre, dans notre époque qui en manque tant …
INTRODUCTION
L’« Éthique » est la dernière oeuvre de Pierre Kropotkine,celle à laquelle il a consacré ses forces pendant les dernièresannées de sa vie et qui devait être le couronnement de sonédifice théorique, philosophique et sociologique.
Peut-être certains lecteurs seront-ils surpris et déconcertés par les opinions professées par Kropotkine en cette matière : peut-être attendent-ils du théoricien de l’anarchie une Éthique de caractère individualiste. Et, en effet, Kropotkine édifie bien sa morale sur l’individu, sur sa nature même, physique et psychique ; en répudiant aussi bien les principes religieux que les entités métaphysiques, il est amené par là même à dénier à la morale toute origine supra-humaine.
Mais quel est l’élément qui, chez l’homme, est, à ses yeux, la base et la source principale de la morale ? C’est son instinct social naturel, avec tous ses dérivés supérieurs qui forment le contenu de toute morale :sympathie pour ses semblables, solidarité, entr’aide, sentiment de justice, générosité, abnégation. Cet ensemble de sentiments et d’instincts est inhérent à l’homme, comme est inhérente à lui la vie sociale elle-même. La société a précédé l’homme ; elle a existé avant que notre ancêtre anthropomorphe ne soit devenu homme. C’est là une idée que Kropotkine exprime plus d’une fois dans son « Éthique » et qu’il a longuement développée dans son travail sur l’« Entr’aide ». — Ce point de vue, tout en étant diamétralement opposé au point de vue individualiste, ne suppose, cependant, aucun assujettissement de l’individu : au contraire, il crée une harmonie entre lui et la société et élève l’individu à une hauteur qu’il n’atteint dans aucune morale religieuse ou métaphysique.
Le premier volume de l’« Éthique », dont nous offrons la traduction aux lecteurs français, est consacré presque exclusivement à l’exposé critique des grandes théories éthiques formulées jusqu’à présent ; son dernier chapitre, qui devait comprendre l’exposé des théories de Stirner, Nietzsche, Tolstoï, Multatuli et autres philosophes modernes, est resté inachevé.— Le deuxième volume, encore inédit, ne forme pas un texte définitif : c’est plutôt une série d’esquisses, liées entre elles par un plan commun, une idée directrice générale. Ce texte est loin d’être complet, mais il est suffisamment développé pour que la pensée de l’auteur apparaisse nettement. La voici : L’évolution de la morale comporte trois stades successifs.Le premier est commun à l’homme et aux animaux supérieurs : c’est l’instinct de sociabilité , qui se manifeste dans les actes d’entr’aide. Le second évolue sur cet instinct comme base, à mesure que se développent les sentiments de sympathie, de bienveillance, etc., et amène la création d’une série de règles morales, au fond desquelles se trouvent les notions de justice et d’égalité entre les hommes. C’est là la morale élémentaire, la morale quotidienne, indispensable à l’existence de toute société.Mais il existe quelque chose qui est au-dessus d’elle, quelque chose qui, seul, peut-être, mérite le nom de la morale : c’est ce qu’on peut appeler, faute d’un mot mieux approprié, la générosité ; c’est ce que l’on trouve au fond de tous les actes où l’homme se dépense sans compter, sans évaluer s’il recevra en échange l’équivalent, comme le voudrait la stricte justice. C’est le troisième et dernier membre de la trilogie, le stade le plus élevé de l’évolution morale.
En attendant la publication prochaine du second volume ébauché dont nous venons de donner la pensée directrice, on lira avec intérêt, dans le présent ouvrage, la vaste enquête morale à laquelle s’est livré Kropotkine avant d’esquisser son propre système.
MARIE GOLDSMITH
Paris. Octobre 1926
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