Dans les années 1880 – 1914, l’anarchisme était le principal mouvement révolutionnaire dans le monde[1]. Dans les pays où ils étaient historiquement présents (Europe, Etats unis, Argentine), des juifs s’impliquèrent fortement dans le mouvement anarchiste et y jouèrent un rôle important.
Trois facteurs- permettent d’expliquer leur engagement dans le mouvement révolutionnaire anarchiste :
– D’une part un facteur économique : dans les empires de l’Est européen (Autriche-Hongrie, Russie), les juifs étaient pratiquement en voie de clochardisation, alors que dans les pays d’émigration (Allemagne, France, Grande Bretagne, Etats unis, argentine), de par leur statut de réfugiés, ils se trouvaient dans une situation d’extrême pauvreté.
– L’antisémitisme – virulent et public à cette époque – joua également un rôle important en les cantonnant dans les marges de la société. Cela eu deux effets diamétralement opposés : soit de pousser les juifs à un repli identitaire (ce qui donnera notamment les courants sionistes) soit de les inciter à la révolte, et donc à rejoindre ceux qui luttaient pour un dépassement de toutes les identités particulières, les anarchistes.
– Enfin une forte haine de la religion, notamment parmi les réfugiés qui venaient de l’Est : il faut rappeler que dans la « zone de résidence » russe[2], les Juifs subissaient une terreur mystique de la part des religieux intégristes. De plus, les rabbins collaboraient souvent avec les pouvoirs locaux et la bourgeoisie juive. La religion n’était pas un ferment de résistance mais au contraire de soumission[3].
Les juifs réfugiés dans les démocraties libérales, bénéficiant de la liberté d’association, se regroupèrent par affinité idéologique. Les premiers groupes anarchistes juifs se créent dans les années 1880, notamment à Londres puis à New-York dans le groupe « les pionniers de la liberté ». Du fait qu’ils étaient marginalisés en tant que juifs et même souvent rejetés par le reste de la société [4], l’essentiel de l’activité politique des anarchistes juifs se déployait vers leur communauté.
Une de leur priorité était de lutter contre l’emprise de la religion et des religieux sur les prolétaires juifs : d’une part, la religion était ciblée comme incompatible avec les principes révolutionnaires basés sur la Raison et la science ; d’autre part l’essentiel du prolétariat juif était employé par des petits patrons juifs, dans la fabrication des habits et des chaussures, dans des ateliers où sévissait le sweating system (système de la sueur). Le travail (quand il y en avait) s’effectuait dans des taudis pour des salaires de misère, de l’aube au soir. Cette exploitation féroce, proche de l’esclavage, était permise par le discours messianique des rabbins, qui encourageaient les travailleurs juifs à la résignation et à la passivité. D’autant plus que la plupart de ces prolétaires étaient immigrés de fraîche date, ne parlant pas la langue du pays mais seulement le Yiddish, et donc avaient plus que tendance à se replier sur leur communauté et à suivre les recommandations de leurs leaders spirituels.
Le grand rabbin de l’empire britannique, Adler, avait refusé de condamner franchement le sweating system. Au contraire, il avait exprimé publiquement qu’il trouvait les rapports officiels sur la question étaient « exagérés » [5]. Il avait même répondu à des juifs pauvres venus lui demander un soutien que lui aussi « travaillait dur du matin jusqu’au soir et probablement avait dû travailler plus que quiconque et était malade du fait de cet extrême surmenage »[6].
L’attitude de mépris de classe du grand rabbin déclencha la colère de nombreux prolétaires juifs, mais tous n’étaient pas encore convaincus. Pour démontrer la collusion entre les institutions juives et les patrons, mais aussi pour faire pression sur les institutions communautaires, des juifs socialistes révolutionnaires organisèrent une « synagogue parade », dans le quartier populaire de Whitchapel à Londres le samedi (soit en plein shabbat …) 16 mars 1889. Le cortège de chômeurs et de victimes du sweating system se rendit jusqu’à la grande synagogue pour protester contre la passivité des institutions juives et exiger le soutien du Grand Rabbin contre les patrons exploiteurs. Ce qui bien sûr n’arriva pas …
La parade était ouverte par une fanfare qui jouait des airs révolutionnaires et des chansons en Yiddish tant dans le style réaliste que parodique. La forme théâtrale du défilé, avec musique et spectacle visuel, diffusait des sentiments de solidarité et d’optimisme politique et était conçue pour plaire aux travailleurs de l’East End et les inciter à vaincre leurs craintes à rejoindre le mouvement. Ces parades, avec des banderoles flottantes et des fanfares affirmant bruyamment leur présence, renforçaient le moral des prolétaires juifs.
Cependant des divergences apparurent entre socialistes et anarchistes. Alors que les anarchistes se fixaient comme objectif l’émancipation des travailleurs de toute domination y compris la domination religieuse [7], les socialistes n’osaient pas trancher franchement avec les institutions juives et les traditions. Les socialistes estimaient que les anarchistes en faisaient trop, exagéraient dans leur propagande anti-religieuse, qu’elle était contre-productive car éloignait beaucoup de travailleurs juifs qui restaient attachés aux pratiques religieuses. Les socialistes révolutionnaires cherchèrent à rallier à leur cause le Grand Rabbin, en multipliant les demandes de rencontres et d’entretien. De même ils continuaient d’utiliser la religion comme référence culturelle. Ainsi, lors d’une grève des tailleurs de 1892, le dirigeant syndical des juifs socialistes tenta de motiver les tailleurs opprimés en annonçant que «Notre grand professeur, Moïse, était le premier socialiste. La législation de l’Ancien Testament – les lois foncières, les règles du mariage, les tendres soins pour les pauvres, la subordination des droits de propriété aux intérêts des ouvriers – tout cela est du pur socialisme! »
Pour les anarchistes, en plus des luttes sociales, il fallait donc mener une lutte culturelle, spécifiquement antireligieuse. Cette lutte ne devrait plus ménager les institutions juives, ni le Grand Rabbin, qui n’étaient pas des alliés et ne le seraient jamais.
Yom Kipour – le Grand Pardon – est la fête la plus sacrée des Juifs, celle que respectent tous les Juifs, même les moins pratiquants. Pour obtenir le pardon divin pour ses fautes et bien commencer la nouvelle année, le pratiquant doit prier, faire l’aumône et jeuner. Dès le commencement de leurs activités, les anarchistes juifs avaient mis la lutte contre la religion à l’ordre du jour de leur combat. Et comme ils n’étaient pas dénués d’humour, ils utilisaient souvent les caricatures, les blagues ou les chansons pour se moquer de Dieu et ses servants. Quoi de mieux pour dénoncer la superstition et l’hypocrisie religieuse que de tourner en dérision cette fête sacrée en organisant ce jour-là des réjouissances blasphématoires ?
En 1888 le groupe anarchiste juif de Londres, autour du journal Arbayter Fraynd (l’ami du travailleur) décida d’organiser le premier bal de Yom Kipour :
«Nous informons par la présente tous nos amis que nous préparons un dîner qui se tiendra dans notre club. Cela aura lieu en l’honneur de la grande fête du, Yom Kippour, lorsque tous les ânes et hypocrites se frappent la poitrine, se repentent des péchés qu’ils ont commis et jeûnent. Pour un shilling, vous pourrez recevoir un bon dîner et passer une journée des plus agréables en bonne compagnie. Le dîner sera suivi de chants et de danses. Il y aura également un certain nombre de brèves conférences et récitations. … Nous publierons des tracts pour informer ceux qui, assis dans les synagogues se faufileraient de temps en temps en dehors pour fumer et manger un morceau ».
Le bal était précédé par des rassemblements devant les synagogues où – sacrilège ultime – les anarchistes juifs mangeaient au vu et au su de tous du saucisson et autres délicatesses à base de viande de porc !
Le fait de manger du porc et de faire la fête, surtout en ce jour dit « saint », était le blasphème ultime ! On pourrait dire – par provocation – que les anarchistes juifs sont les inventeurs de l’apéro saucisson-pinard. Toutefois le sens de cette fête blasphématoire est radicalement opposé aux pseudos « apéros saucissons pinard » organisés par l’extrême droite à Paris en 2010. En effet, les bals de Yom Kippour étaient en premier lieu des actes anti-identitaires, tournant en dérision la propre culture et les propres traditions des organisateurs, et ayant une portée universaliste puisqu’il s’agissait d’inviter les prolétaires juifs à rejoindre le prolétariat mondial pour l’émancipation humain [8]. Alors que les rassemblements d’extrême droite dit « apéros saucissons pinards » des années 2010 étaient au contraire une affirmation identitaire sans aucune dérision, assignant à résidence chacun dans sa communauté d’origine, dans une finalité de ségrégation xénophobe. Ils n’avaient aucune dimension transgressive, au contraire des bals de Yom Kipour. Toujours est-il qu’il est intéressant de rappeler aux identitaires nationalistes – qui sont aussi de fieffés antisémites – qu’ils n’ont aucune imagination car ils ne font qu’imiter une action inventée par des juifs il y a plus de cent ans, l’esprit radical subversif et l’humour en moins.
Si on devait comparer les bals de Yom Kippour à des mouvements contemporains, ce serait plutôt aux personnes ou groupes qui s’expriment – avec de plus en plus de difficulté – en pays ou zones de tradition musulmane pour le droit de manger publiquement pendant le Ramadan.
A l’annonce de l’organisation de ce bal de Yom Kippour en 1888, la réaction ne se fit pas attendre. Les religieux attaquèrent immédiatement le lieu prévu pour le bal, pour le saccager. En réponse les anarchistes diffusèrent la veille de la fête un tract titrant «A bas la superstition ! Longue vie à l’esprit de liberté ! ».
Le jour même, la salle était entourée d’une foule de religieux en colère, et des troupes de police étaient stationnées dans les rues adjacentes. Mais le bal fut un succès grandiose. « En raison de la fréquentation étonnamment élevée, la nourriture fut bientôt épuisée et trois personnes durent aller chercher plus de nourriture dans un restaurant voisin. Au retour ils se frayèrent leur chemin à travers une foule furieuse ». La police finit par intervenir et arrêta plusieurs anarchistes. Malgré les perturbations, l’Arbayter Fraynd se félicita: «Ainsi, le jour, un jour qui peut vraiment être qualifié d’historique, s’est passé de manière festive.»
Le premier bal de Yom Kippour se termina sur une note victorieuse. La participation à l’événement avait dépassé de loin les attentes des organisateurs et le mouvement avait gagné le soutien des masses. Les tentatives de perturber le rassemblement avaient échoué. Au premier tour, l’anarchisme avait gagné, la religion avait perdu.
Le bal de Londres fut donc reconduit l’année suivante. Dans la salle de Christchurch Hall, dans l’East-End Benjamin Feigenbaum [9] fit une conférence restée dans les mémoires. À l’intérieur de la salle, se massaient des centaines de radicaux juifs laïques et de curieux. Tous les yeux sont rivés sur Feigenbaum. Né de parents Juifs hassidiques en Pologne, s’étant radicalisé en Belgique son premier pays d’émigration, il s’apprète à prononcer une conférence blasphématoire pour Yom Kippour : «Y-a-t-il un Dieu?». Il commença par démonter de manière quasi-chirurgicale les aspects philosophiques et scientifiques de la croyance et remit en question les prétendus pouvoirs surnaturels des divinités religieuses. Puis il arriva à l’essentiel : « si il y a un dieu et si il est tout-puissant comme le prétende les religieux, je lui donne deux minutes pour me tuer sur-le-champ afin qu’il puisse prouver son existence». Il compta à rebours théâtralement puis s’écria triomphalement à l’expiration du décompte : «Vous voyez ! Il n’y a pas de Dieu!». La foule explosa de joie, une fanfare entonna une tonitruante Marseillaise, après quoi Feigenbaum annonça l’ouverture du buffet où les ouvriers affamés pourraient se régaler au lieu de jeûner.
Devant le succès du premier bal de Londres, l’idée fut reprise par le groupe anarchiste juif de New-York « Les Pionniers de la Liberté » (Pioneers of Liberty), puis par les autres groupes anarchistes juifs aux Etats-Unis – Philadelphie, Boston, Chicago, Montréal, Baltimore, Providence, Saint-Louis, et même la Havane en 1925.
Les scénarios étaient similaires au bal initial de Londres. Le bal avait lieu dans une grande salle publique qui pouvait rassembler plusieurs centaines de participants et même jusqu’à 6000 personnes pour le bal organisé en 1893 par le journal anarchiste yiddish Fraye Arbeter Shtime (La voix du travailleur libre) au Clarendon Hall de New York [10], «avec un buffet agréable… et de bon goût».
Les annonces, placardées à la sortie des ateliers et des usines, indiquaient « Grand bal du Yom Kippour ball. Arrangé avec le consentement de tous les nouveaux rabbins de la liberté, en l’année 6651 après l’invention des idoles Juives, et en 1890 après la naissance du faux Messie, la Kol Nidre sera offert par Johann Most. Music, dance, buffet, “Marseillaise” et autres hymnes contre Satan ». Il y avait de la musique, de la dance, un buffet, mais aussi des conférences et des débats animés par des orateurs radicaux juifs et non juifs sur des sujets tels que la révolution, l’anarchisme, la religion et l’athéisme etc. Il y avait aussi des chansons qui se moquaient des prières rituelles juives de Yom Kippour (Kol Nidre). Le bal organisé par les anarchistes juifs « durait pendant les 25 heures complètes de Yom Kippour, non seulement pour se battre pour le droit de faire la fête, mais également pour se libérer du dictats religieux oppressifs avec lesquels ils avaient été éduqués » [11].
Ce n’était pas seulement la provocation qui motivait les gens à s’engager dans ce que les critiques religieux considéreraient comme une activité extrêmement odieuse. Certaines personnes participaient pour montrer leur rejet d’un dieu auquel elles ne croyaient pas. D’autres le faisaient pour contrarier leurs parents. Mais le principal motif, commun à tous les participants, étaient certainement d’attaquer les rabbins et l’establishment religieux étouffant.
« En tant que jeune homme à New York, Cahan avait été l’un des principaux moteurs du groupe de libres penseurs qui se réjouissaient de se moquer de Yom Kippour lors des bals de Yom Kippour parrainés par le quotidien anarchiste, Warheit. La veille de Yom Kippour, alors que les juifs commençaient leur jeûne, Cahan et ses amis s’étaient réunis à Clarendon Hal sur la trentième rue pour danser et chanter la Marseillaise et d’autres hymnes à la place du Kol Nidre en se régalant de porc.
Cahan lui-même était l’auteur des parodies grivoises en yiddish des prières d’expiation utilisées pendant le service solennel de Yom Kippour. Plus d’une fois, ce blasphème jubilatoire avait provoqué des affrontements avec des juifs pieux qui avaient nécessité l’intervention de la police. [12]
Comme à Londres, ces provocations ne manquaient pas d’attiser la colère de la communauté orthodoxe, qui voyait – non sans raison – ces actes comme des offenses directes à leur foi religieuse. La bourgeoisie juive était particulièrement scandalisée par l’attitude des jeunes manifestants, comme en témoigne un éditorial du Jewish Times de Montréal de 1905 intitulé «L’outrage à Yom Kippour». Les institutions juives déclarèrent que ceux qui participaient à ces bals se mettaient en dehors de la communauté et ne devaient plus être considérés comme juifs. Certains organismes de charité refusaient leur secours à celles et ceux qui auraient participés au bal.
Les journaux juifs conservateurs contribuèrent largement à la publicité des bals en écrivant des éditoriaux au vitriol pour les dénoncer, ce qui eut l’effet inverse d’y intéresser de nombreux lecteurs.
Certains bals donnèrent lieux à des émeutes de la part des Juifs orthodoxes, qui n’hésitaient pas à se rassembler en nombre devant les bals pour essayer de les interrompre. Les violences de la part des religieux étaient telles que souvent la police devait souvent intervenir pour départager les belligérants. En 1891, la police fit même interdire le bal de New-York de façon préventive.
Pour justifier leur violence, les agresseurs orthodoxes justifiaient le manque de respect à leur égard : « c’était une bataille pour une bonne cause. Ces gens non pas le droit de nous insulter. Ce sont des blasphémateurs et ni les Juifs ni les Gentils n’auraient supporté leurs insultes»[13].
L’impact des bals de Yom Kippour dépassa largement l’ampleur des événements eux-mêmes. Les bals eux-mêmes ne réunissaient finalement qu’une petite partie des communautés juives dans lesquelles ils se déroulaient, et pourtant la réponse collective fut énorme.
Un facteur qui sert à expliquer cet écart est la nouveauté de l’événement, qui se déroulait dans une communauté d’immigrants nouvelle et en développement où les structures de pouvoir traditionnelles étaient remises en question. L’observance religieuse, pierre angulaire de la vie juive traditionnelle en Europe de l’Est, s’est avérée être la plus vulnérable de ces structures. Après tout, le bal du Yom Kippour remettait en question, rejetait et remplaçait l’événement le plus sacré de la vie juive, et il le faisait d’une manière nouvelle et sans précédent : un rassemblement de masse médiatisé avec nourriture, boisson, gaieté et discours antireligieux. Certes même dans les communautés les plus traditionnelles en Europe, il arrivait que des individus et des petits groupes choisissent de ne pas observer Yom Kippour, mais ils le faisaient toujours en cachette. Le bal de Yom Kippour représentait la première affirmation publique de transgression, et de façon collective et « massive ». Jamais dans la «Vieille maison» en Europe un tel événement n’avait eu lieu, c’était proprement impensable. Le bal du Yom Kippour était strictement une invention de la «Nouvelle maison». Un autre facteur expliquant l’impact de ces événements est très certainement la pure énergie et l’enthousiasme des militants anarchistes.
Les bals du Yom Kippour servaient plusieurs fonctions. Pour les révolutionnaires radicaux déjà convaincus, le bal du Yom Kippour leur fournissait un lieu où se retrouver entre personnes partageant la même affinité anti-religieuse, alors que presque toute la communauté se trouvait la Synagogue. Il ne fallait pas rester isolé mais au contraire se regrouper pour se soutenir moralement et affirmer la force de ses convictions. Pour ceux qui n’étaient pas encore engagés dans le mouvement, le bal du Yom Kippour fournissait aux migrants juifs une alternative à la synagogue et offrait l’opportunité d’avoir une présentation de la pensée anarchiste. A chaque bal du Yom Kippour, un discours sur le thème de la religion était au programme, associé à des récitations, des chants, des rafraîchissements et une ambiance générale d’enthousiasme qui non seulement diffusait le message mais attirait de nouveaux adhérents. En termes simples, le bal du Yom Kippour servait d’outil de propagande et recrutement privilégié. Aucun organisateur anarchiste, ne pouvait espérer meilleure publicité. Au moins pour un temps.
En plus des bals de Yom Kippour, les anarchistes organisaient régulièrement des conférences sur les thèmes religieux, pour démystifier la religion et critiquer les religieux qui abusaient de la crédulité des croyants, comme cette conférence donnée en 1899 par Emma Goldman à Londres.
Aux Etats Unis, Ces bals perdurèrent jusqu’au début du XXème siècle. Mais différents évènements tragiques, dont le pogrom en Kichinev en 1905, firent perdre l’insouciance et le sens de la dérision des juifs radicaux et anarchistes. La répression joua également son rôle, tant de la part de la police (notamment après l’assassinat en 1901 du Président des Etats unis par l’anarchiste polonais Leon Czolgosz, après quoi l’immigration aux USA fut interdite aux anarchistes), que de la part de la bourgeoisie juive qui voyait d’un mauvais œil les tentatives des prolétaires juifs pour s’organiser dans la lutte de classe. Après le bal de 1893, le journal Fraye Arbeter Shtime subit des pressions extérieures, tant économiques que policières, et cessa de paraitre. [14] Le zèle insurrectionnel des anarchistes juifs marqua le pas et la confrontation anti-religieuse se fit moins directe : une partie importante du prolétariat restait attaché aux traditions religieuses et se lassa de la propagande outrancière des révolutionnaires. Les bals se transformant en pique-nique plus discrets
Il convient de signaler que les bals de Yom Kippour et les parades ne résument pas l’ensemble de la pratique anti-religieuse des anarchistes juifs. A côté de ces aspects blasphématoires et ludiques, ils organisèrent également des activités plus « profondes », avec comme objectif la création d’une véritable contre-culture, détachée de la religion, autonome vis-à-vis des institutions communautaires : cours de langue anglaise, pour favoriser l’intégration des immigrants nouveaux arrivés ; conférences sur des sujets scientifiques afin de lutter contre l’obscurantiste, associations d’entraide et solidarité. Mais surtout leur principal outil de propagande et d’union fut leurs journaux, qui furent toujours d’une très grande qualité littéraire. Ils traduisirent en Yiddish non seulement les classiques de l’anarchisme (Reclus, Kropotkine, Bakounine, Proudhon) mais aussi les grandes œuvres littéraires classiques ou d’avant-garde (Tourgueniev, Henrik Ibsen, Olive Schreiner, Oscar Wilde). Leurs journaux, ouvraient également leurs colonnes aux principaux auteurs Yiddish tels que Avrom Reyzen, H. Leivick ou encore le poète David Edelstad.
Cette nouvelle « tradition » séculaire des bals de Yom Kippour traversa l’Atlantique et se maintint en Europe jusque dans les années 30, comme le montre cet extrait du journal Haynt, l’un des quotidiens yiddish de Varsovie, de 1927:
« Dans le secteur non religieux, tout s’est déroulé selon la tradition. Les libres-penseurs ont également rempli leur «mission sainte» et ont tenu une réunion pendant le Kol nidre à la Maison des travailleurs au cours de laquelle la religion, Yom Kippour et l’athéisme ont été discutés.
« Après leur réunion, les libres penseurs sont sortis dans les rues juives le matin de Yom Kippour et colporté de vieux numéros du magazine «Le Libre Penseur» alors que les gens étaient en route pour la shul [15]. À cause de cela, un certain nombre de bagarres ont eu lieu entre les juifs religieux et les porteurs des «saints rouleaux» qui vendaient les magazines.
Quelques incidents se sont également produits au cours de la journée, quand un groupe de libres-penseurs est venu sur les rues Karmelitska, Dzika et Nalevkes, certains avec des cigarettes allumées et d’autres avec des pommes dans la bouche.
A cause de cette provocation, une sérieuse bataille a éclaté entre les «manifestants» et les passants religieux. De l’eau a été déversée d’une fenêtre de la rue Karmelitska sur la tête des libres penseurs.
En outre, un déjeuner gratuit a été organisé au domicile des travailleurs au 23 rue Karmelitska pour ceux qui ne pouvaient pas manger à la maison à cause de leurs parents ou de leur femme.
Le nombre de participants pour ce déjeuner gratuit était si grand que la file d’attente s’étendait jusqu’à la porte d’entrée du bâtiment, où une grande foule s’est rassemblée. Certains protestaient contre ceux qui mangent, d’autres pour les défendre. Parfois, les disputes sont devenues si vives que la police a dû intervenir.
Des scènes similaires se sont également produites au local du Bund « le Coin des Travailleurs », au 9 rue Pshiazd, où la lutte pour le déjeuner était si grande que les cris et les hurlements pouvaient être entendus jusque dans la rue. De plus, certains de ceux qui mangeaient montraient leur gros appétit devant les fenêtres, provoquant beaucoup d’angoisse parmi les juifs religieux qui passaient par là. »
En France, les socialistes révolutionnaires et les anarchistes juifs ont continué jusqu’en 1939 cette propagande antireligieuse par le fait. Maurice RAJFUS, d’une famille d’immigrés juifs athées polonais, raconte dans ses souvenirs d’enfance d’avant-guerre, qu’un de ses oncles juif libre-penseur et anticlérical l’emmenait participer aux parades à la porte des synagogues pour y blasphémer et provoquer les croyants.
En Europe, les organisations prolétaires juives disparurent quasiment du fait de l’extermination des juifs d’Europe par les nazi. Aux Etats Unis, elles disparurent avec l’intégration économique et sociale des juifs dans l’american way of life.
Néanmoins les anarchistes juifs, en organisant les bals du Yom Kippour, avaient opéré une rupture radicale avec les traditions de leur communauté ainsi qu’avec les institutions religieuses qui les encadraient. En démontrant qu’on pouvait danser, chanter et même manger du porc pendant ce jour sacré sans en retour être frappé des foudres du ciel divin, qui demeurait vide, ils ont ouvert la porte à la sécularisation et la laïcisation des juifs, séparant identité culturelle et observance religieuse, et favorisant ainsi leur assimilation.
Alors qu’aujourd’hui les questions identitaires prennent des tournures inquiétantes qui augurent d’affrontements intercommunautaires, cet épisode de l’histoire du mouvement ouvrier devrait éclairer les révolutionnaires, les libres-penseurs et plus largement les humanistes. L’émancipation ne viendra pas de l’extérieur des communautés, ce doit être un mouvement qui vient du cœur même de la tradition, pour la faire imploser. Le lien culturel de la tradition est si fort qu’une approche graduelle, transitoire, réformiste semble illusoire, au moins dans un premier temps. L’émancipation sera certainement l’œuvre dans un premier temps de « minorités agissantes » qui oseront se dresser contre leur propre communauté, ses traditions et ses croyances. Quant aux révolutionnaires extérieurs à la communauté, pour peu qu’ils aient un rôle à jouer dans cette émancipation, ce n’est certainement pas celui d’encourager ceux qui prônent le repli sur leurs propres traditions et croyances communautaires, mais au contraire de soutenir en parole et en actes celles et ceux qui – de l’intérieur même de leur propre communauté – n’hésitent pas à rompre publiquement avec ces traditions et croyances, même si elles ou ils utilisent le blasphème pour y parvenir.
Sarah et Ibrahim
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[1] Ce n’est qu’après la révolution Russe que le Marxisme prendra l’ascendant.
[2] En Russie, les Juifs étaient déclarés indésirables, en particulier, à Moscou et à Saint Pétersbourg et forcés d’habiter dans la « zone de résidence », vaste région située à l’Ouest du pays. Par la suite, ils ont été également expulsés des régions rurales situées à l’intérieur de la « zone » et obligés de vivre seulement dans des villages spécifiques shtetls. La vie des juifs dans la zone était marquée par une grande pauvreté, les agressions des cosaques et les pogroms.
[3] Le faire-part de décès de Maurice Rajfus, écrit par ses enfants, rappelle que leurs ancêtres avaient quitté la Pologne dans les années 20 pour « fuir autant l’antisémitisme que le carcan étouffant de la religion ».
[4] Ce n’était toutefois pas le cas des anarchistes des pays de résidence. Les anarchistes juifs participaient aux grèves des ouvriers du pays, et les groupes anarchistes des pays exprimaient aussi leur solidarité
[5] Lloyd P. Gartner, The Jewish Immigrant in England, 1870-1914, Wayne State University Press, 1960, p. 116
[6] Anne J. Kershen, Uniting the Tailors: Trade Unionism amoungst the Tailors of London and Leeds, Routledge, 2014, p. 135
[7] Dans un discours prononcé à Whitechapel dans les années 1890, l’anarchiste américaine Emma Goldman liait les 3 exploitations, tout en plaçant la religion en premier : « Je suis venu chez vous dans l’East End de Londres depuis les États-Unis d’Amérique. Mes amis, je suis anarchiste et je vais vous dire pourquoi. L’anarchisme est le grand libérateur de l’Humain des fantômes qui l’ont retenu captif. Quels sont ces fantômes? La religion, la domination de l’esprit humain, la propriété, la domination des besoins humains, et le gouvernement, la domination de la conduite humaine, représentent le bastion de l’esclavage de l’Homme et de toutes les horreurs qu’il entraîne. Brisez vos entraves mentales, dit Anarchisme à l’Homme, car ce n’est que lorsque vous pensez et jugez par vous-même que vous vous débarrasserez de la domination des ténèbres, le plus grand obstacle à tout progrès. »
[8] Le journal Fraye Arbeter Stimme embrassait explicitement la logique universaliste et assimilationniste, déclarant que la Révolution sociale créera une société « où les termes juifs, chrétiens, nation ou foi disparaîtront ». Kenyon Zimmer, Immigrants against State: Yiddish and Italian Anarchism in America, University of Illinois Press, 2015
[9] Anarchiste puis socialiste, rédacteur de l’Arbeter Fraynd, Feigenbaum était également extrêmement critique du sionisme et de l’usage par les sionistes de gauche de la religion et des écritures bibliques pour promouvoir une spiritualité socialiste.
[10] Rebecca E. Margolis, Jewish Roots, Canadian Soil: Yiddish Culture in Montreal, 1905-1945, McGill-Queen’s Studies in Ethnic History, 2011.
[11] Eddy Portnoy, The Festive Meal, When Yom Kippur was a time to eat, drink, and be merry, https://www.tabletmag.com, September 24, 2009,
[12] John Nathan, A Bintel Brief, Xlibris Corporation, 2011, p. 97.
[13] Article du Jewish Times de Montréal suite aux émeutes après le bal de 1905
[14] “Undzer notitsn”, Fraye Arbeter Shtime, Sept. 29, 1893
[15] Synagogue enYiddish
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