Je me souviens de ma première rencontre avec Pierre Seel.
Nous étions tous les deux dans une boutique de photocopie de la place du Salin, lui vieillard en train de photocopier des documents, moi jeune adulte photocopiant des tracts pour une manif antifasciste.
Je ne sais plus lequel des deux a abordé l’autre, mais c’était comme une évidence. Nous avions des révoltes à partager.
Cette rencontre est de celles qui comptent.
Il me parla du livre qu’il était en train d’écrire et pour lequel il photocopiait ces documents. Il avait décidé, après 50 ans de silence, de briser le tabou de la déportation homosexuelle. Tout comme les réfugiés anarchistes espagnols avaient été mis en camp de concentration par la police française dès 1939, c’est grâce au travail efficace de la police républicaine, qui l’avait fiché pour homosexualité, qu’il fut arrêté, torturé et déporté par la Gestapo. C’était la continuité d’un certain “ordre”. Jo, son amour, fut déchiqueté par les chiens sous ses yeux. Pour les nazis, les homosexuels ne méritaient ni la balle, ni la corde. Ils devaient être traités comme des déchets. Après guerre, seul, face à une hostilité sociale généralisée, il du cacher son terrible secret *1.
Mais cette révolte, longtemps étouffée, finit par exploser face à l’attitude de l’Église catholique -toujours égale à elle-même, l’actualité le démontre encore aujourd’hui- qui traita les homosexuels “d’infirmes” en 1989, et aux manifestations d’hostilités d’autres anciens déportés lors de cérémonies du souvenir à Besançon et à Lille à la fin des années 80 (où les gerbes en souvenirs des déportés homosexuels furent piétinées). Il lui fallait alors dire, raconter, expliquer au plus de personnes possibles.
Nous nous sommes revus à plusieurs reprises ensuite, au local de la CNT-AIT ou en ville. A sa demande, quelques-uns de nos compagnons lui apportèrent une aide dans son travail de secrétariat. Lecteur attentif du Combat syndicaliste (CNT-AIT de Toulouse), il n’était nullement anarchosyndicaliste mais appréciait notre liberté d’esprit et un sens de la solidarité et de l’humain qu’il regrettait de ne pas avoir trouvé dans des milieux qui lui étaient pourtant naturellement beaucoup plus proches
Aujourd’hui, son témoignage est disponible en livre et en audio sur internet.
C’est avec émotion que nous lui rendons hommage et que nous adressons un amical salut à sa famille, en particulier ses enfants, en engageant chacun à ne pas oublier ce passé dramatique.
»Un compagnon »
(1) L’homosexualité en France a été pénalisée en 1942, puis classée “fléau social” en 1960. Elle n’a été dépénalisée qu’en 1982, soit 37 ans après la « libération »
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Article de Libération : Portrait
Pierre Seel, 78 ans. Sa gay pride.
Pierre Seel, 78 ans. Déporté homosexuel sous le régime nazi, Šil attend aujourd’hui une reconnaissance officielle.
Pascale Nivelle, publié le 8 décembre 2001 à 1h53
On dirait qu’un cyclone vient de balayer un dépôt de vieux papiers. Des milliers de journaux, tracts, publicités sont retombés comme des feuilles mortes. Entre les tas, un survivant a frayé des sentiers de la largeur d’un pied, qui se croisent du lit à la cuvette des WC, d’une étagère envahie de barquettes de riz vides au lavabo qui fuit. Des années d’accumulation, un annuaire ou une brassée de prospectus montés au troisième étage de la cité du Calvaire à Toulouse, jamais déblayés. Avant, Pierre Seel scotchait parfois sur un mur un beau mec nu, double page du dernier numéro de Gai Pied. «Mais je ne suis plus assez gai», dit-il. Dans le silence qui a étouffé sa vie, sous les aiguilles arrêtées des pendules de son HLM, le vieil homme attend un ultime papier. La reconnaissance officielle de son statut: déporté homosexuel. Sa honte et sa fierté, sa dernière raison surtout de supporter une «misérable solitude».
Au camp de Schirmeck (Alsace), les SS s’amusaient à jeter des papiers au vent, les détenus devaient se précipiter pour les ramasser. Parfois, les papiers volaient dans la zone interdite, devant les barbelés. Ceux qui couraient les chercher étaient abattus à bout portant pour tentative d’évasion. Ceux qui refusaient l’étaient aussi, pour désobéissance. Pierre, dix-sept ans en 1941, portait la barrette bleue des Schweinhund, «cochons de chiens», les homosexuels. Dans le camp, «concentré de la société», ils étaient torturés par les bourreaux et bannis par les détenus. Un jour, les Allemands ont amené Jo, premier amour de Pierre, au centre du camp. Ils l’ont déshabillé et ont lâché des chiens. Des haut-parleurs crachaient des cantates de Bach. Le supplice de Jo, dévoré sous ses yeux, continue de hanter ses nuits.
C’était au temps ou l’Alsace et la Lorraine obéissaient au code pénal allemand. Selon le paragraphe 175, «les actes sexuels contre nature entre personnes de sexe masculin» étaient punissables d’emprisonnement, et de déportation. Un récent rapport de la Fondation pour la mémoire de la déportation, le premier du genre, a prouvé que 207 personnes, dans les départements français annexés, ont été déportées pour ce motif entre 1941 et 1944. Un seul a témoigné en soixante ans, Pierre Seel. Il a écrit un livre, Moi Pierre Seel, déporté homosexuel (1), puis participé à un documentaire, le Paragraphe 175 (2), aux côtés de fantômes allemands, survivants des camps et de la honte qui l’a condamné toute sa vie «à une deuxième déportation».
Tout commence à Mulhouse, en 1939. Pantalons larges et queues de canard dans le cou, le fils du pâtissier de la rue du Sauvage attire les commentaires. Zazou, il retrouve souvent Jo dans le square Steinbach, à la nuit tombée. C’est là qu’un soir on lui arrache sa montre, cadeau d’une tante aimée, bannie de la famille pour avoir épousé un protestant. Pierre porte plainte. Dans la marge, le commissaire note «homosexuel». Deux ans plus tard, il est convoqué par la Gestapo, qui exhibe la fiche. Schweinhund, Pierre Seel est torturé et emprisonné à Shirmeck. La famille catholique découvre ainsi son secret. Libéré du camp quelques mois après, avec la promesse aux SS de taire la faim, les morts et la torture, Pierre Seel rentre chez lui: «Je suis arrivé à l’heure du dîner, la gouvernante a rajouté un couvert. Tout le monde se taisait, et personne n’a rompu le silence ce jour-là. Ni les suivants.» Au printemps 42, il est enrôlé de force dans l’armée allemande. A la barrette bleue se superpose l’étiquette douteuse des «Malgré nous», ces Français envoyés sur le front de l’Est sous l’uniforme de la Wehrmacht.
Sa guerre s’arrête le 7 août 1945 quand il revient à Paris, et ce n’est pas une libération. Jo est mort, Pierre ne peut raconter le camp, sans expliquer pourquoi il y fut interné. Dans la famille, les prisonniers de guerre et les résistants touchent pension et médailles, lui n’a droit à rien. Il se tait, et décide d’en finir avec l’homosexualité. La paroisse lui trouve une épouse par petite annonce, il enterre sa vie de garçon sans la lui confesser. Quatre enfants naissent, un meurt, une vie triste se passe au gré des emplois, commerçant, employé de bureau, que Pierre enchaîne sans passion. Il va à la messe le dimanche, pour conjurer l’interdit, cette attirance toujours vive pour les garçons. En 1982, alcoolique, ombrageux, spectateur envieux des combats gay, il se croit fini.
L’évêque de Strasbourg le réveille. De Toulouse, où il vit désormais, Pierre Seel entend monseigneur Elchinger prêcher pour le salut des homosexuels, ces «infirmes». Il entre dans une des énormes colères qui ont toujours terrifié son entourage. Mais pour la première fois, il parle: «J’ai écrit toute mon histoire à l’évêque, raconte-t-il, et j’ai envoyé des copies en recommandé à ma femme et à mes trois enfants, devenus adultes.» Jean Le Bitoux, fondateur de Gai Pied, publie la lettre. A presque cinquante ans, le coming out de Pierre Seel est un désastre. Divorce, rupture avec la famille alsacienne, il s’enferme dans une solitude volontaire pour épargner aux siens, à ses enfants et petits-enfants pourtant prêts à comprendre, la «honte» qui empoisse sa vie. Récemment, il a appris que son nom ne figurerait jamais sur le caveau familial. Rayé de la liste par des cousins. Il n’est pas certain non plus qu’il soit un jour gravé dans le marbre d’un mémorial tant que n’est pas reconnu le martyre des déportés homosexuels.
Plusieurs fois, il a trouvé des croix gammées sur la porte de son appartement. Il y a quelques mois, des garçons au crâne rasé l’ont molesté dans la rue. Il se sent naufragé, infiniment seul malgré un dernier amour clandestin. Les gays le tiennent à distance. S’ils écoutent avec respect son histoire, ils regardent sans désir ce corps fatigué, la bouche édentée par une lointaine attaque de scorbut, du côté d’Odessa en 1944. «Je suis arrivé trop tard», constate Pierre Seel. A temps, cependant, pour témoigner. Après son livre, «écrit dans une grande douleur», explique Jean Le Bitoux, coauteur, Pierre Seel est devenu l’emblème des déportés homosexuels, communauté fantomatique souvent citée, jamais montrée. «C’est terrible à porter cette histoire, terrible surtout d’être le seul à parler. J’ai cru que mon témoignage en déclencherait d’autres, mais ce n’est jamais arrivé.» Depuis 1995, il touche une petite pension de «déporté civil» pour les quelques mois passés à Shirmeck. Au printemps dernier, il a pu assister ès qualités à une cérémonie de déportés, et serrer avec une joie presque enfantine la main du maire gay de Paris, Bertrand Delanoë. «J’ai l’article», assure-t-il, fouillant un tas de journaux au pied de son lit. Quand arrivera le facteur avec le papier officiel et la promesse d’une digne pension, il fera «un grand feu de joie».
(1) «Moi Pierre Seel, déporté homosexuel», Calmann-Lévy, 1994, 13,26 euros (86,95 francs).
(2) Le Paragraphe 175, par Rob Epstein et Jeffrey Friedman (1999).
PIERRE SEEL EN 8 DATES
1923: Naissance à Haguenau (Bas-Rhin).
3 mai 1941: Arrestation par la Gestapo.
Novembre 41: Libéré du camp de Shirmeck.
Mars 42: Enrôlé dans l’armée allemande.
21 août 1950: Mariage.
Novembre 1982: Lettre ouverte à l’évêque de Strasbourg.
1994: Publication de Moi Pierre Seel, déporté homosexuel.
Novembre 2001: Sortie de Paragraphe 175 sur la déportation des homosexuels dans les camps nazis.
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