[La Grève des Loyers] 1890 : Si tu veux être heureux, pends ton propriétaire ! L’invention de l’action directe

(Chapitre de la Brochure sur l’histoire de la grève des loyers)

Au lendemain de la Commune, le principal affrontement ne met pas face-à-face ouvriers et patrons, mais bien propriétaires et locataires, dans une coupure « nette et douloureuse »[2]. Pour autant, même à ce moment-là, les contestations semblent rester individuelles, discrètes et elles visent des gains marginaux (elles ne défient pas le système)[3]. À la fin du 19e siècle, on constate un double déplacement de ces résistances : d’individuels et discrets, les « déménagements à la cloche de bois » deviennent en effet collectif et ouvert. Les « déménagements à la cloche de bois », appelés aussi à Lille « déménagements à la Saint-Pierre », consistent à partir sans payer son loyer.

Partir subrepticement sans payer son loyer est surement une pratique aussi vieille que le loyer. Marivaux en fait déjà le thème de sa pièce « Le paysan parvenu » au 18e siècle. Dans ses Tableaux de Paris publiés en 1781, Louis Sébastien Mercier indique: « Dans les faubourgs, il y a trois à quatre mille ménages qui ne payent point leur terme, et qui promènent tous les trois mois, de galetas en galetas, des meubles dont la totalité ne vaut pas quatre-vingt francs ; ils déménagent pièce à pièce sans payer, et laissent seulement un de leurs meubles pour dédommagement, de sorte qu’au bout de deux ou trois années ils n’ont plus de meubles ».

Toutefois progressivement, avec le développement du mouvement ouvrier, cette pratique du déménagement clandestin qui était d’abord liée aux difficultés de la vie matérielle va devenir l’expression d’une résistance aux rapports sociaux de propriété de la part des classes démunies, et signifier le peu de légitimité conférée aux exigences des propriétaires[4].

Les précurseurs : Comité révolutionnaire pour la grève des loyers et Ligue des anti-propriétaires

Le premier groupe anarchiste connu à émettre l’idée d’une grève des loyers est le « Comité révolutionnaire pour la grève des loyers ». Il est créé en 1881 par les anarchistes François Hénon, ouvrier chaisier et la femme de Louis Galland, le gérant du Père Peinard. Un rapport de police indique que ce groupement a pour programme le « refus de payer son terme » et, lorsque l’expulsion a lieu, de descendre « avec enfants et mobiliers dans la rue en nombre assez important pour créer des embarras à l’autorité » puis demander la « livraison pour habiter des propriétés inoccupées de l’État ». Mais il ne semble pas avoir été réellement actif, puisqu’un rapport suivant note que ce projet de « grève des loyers » « a été repoussé par la majeure partie des comités révolutionnaires comme étant impraticable, attendu que la loi arme les propriétaires de telle sorte qu’une grève de locataires serait suivie d’expulsions, de saisies de meubles, etc., et que finalement les victimes seraient les grévistes eux-mêmes ». Le rapport ajoute que néanmoins, ces comités révolutionnaires cherchent un moyen plus « praticable ».

Ces précurseurs semblent l’avoir trouvé, puisqu’ils vont bientôt créer une nouvelle organisation, la « Ligue de la grève des loyers et des fermages », en 1883, avec d’autres (Constant, Martin, Borde, Rovet, Couchot et Charpentier).

Déménagement à la cloche de bois

Cette Ligue organise des déménagements collectifs à la cloche de bois, à la veille du terme, dans la capitale. Lors d’une réunion qui annonce la fondation de cette dernière, Gravelle « engage les membres du groupe à ne pas payer leurs loyers » et annonce que cette association « aura pour mission d’aider les prolétaires à déménager sans payer, malgré les propriétaires ». Pourtant, ces déménagements semblent rester furtifs : en effet, Borde, intervenant dans une réunion organisée par les guesdistes, et sollicitant des adhésions à la Ligue, indique le moyen qu’il a lui-même employé « pour déménager sans payer », et qui semble correspondre à l’un des modes opératoires de la Ligue : « Descendre les meubles chez un ami qui, lui, a payé son loyer. – Celui-ci déménage, enlève les deux mobiliers, et le tour est joué. Pour louer, s’informer auprès du comité de la ligue des logements devenus vacants de la sorte, et donner un bon pourboire au concierge qui, ainsi alléché, ne va pas aux renseignements ».

L’idée de grève des loyers comme mode d’action est également reprise par un groupe anarchiste nommé « La Haine », qui appelle par voie d’affiche les « travailleurs » à ne pas payer le terme du 8 juillet 1883, visiblement sans succès.

C’est à partir de la fin de l’année 1886 que les déménagements à la cloche de bois collectifs semblent réellement s’organiser efficacement, avec la fondation à Paris de la « Ligue des anti propriétaires », par un ouvrier menuisier anarchiste, Joseph Tortelier. Tortelier, qui a alors une trentaine d’années, ancien possibiliste converti à l’anarchie en 1884 milite dans un groupe anarchiste du 20e arrondissement, la « Panthère des Batignolles ». Il avait de plus participé à l’organisation de la manifestation des sans-travail de 1883, pour laquelle il fut condamné aux côtés de Louise Michel, déclarant à cette occasion : « Quand on ne donne pas de moyens d’existence à l’ouvrier, il a le droit de prendre où il trouve »[5]. Cette idée de droit de nécessité lui est chère, puisqu’il va appuyer en 1895 une campagne pour le pain gratuit, « considérant qu’avec le logement et le vêtement gratuits on s’acheminera vers une consommation selon les besoins et une société libertaire ». De plus, il est l’un de ceux qui participent à la renaissance en France de l’idée de grève générale, dont il est l’un des principaux propagandistes, au retour d’un séjour aux États-Unis qui l’a convaincu de la pertinence de ce mot d’ordre.

À ses côtés, au sein de la Ligue des Anti-propriétaires, se trouve Édouard Roulier, un ancien communard (il était membre du Comité central des vingt arrondissements de Paris au moment du gouvernement de la Défense nationale, fut l’un des signataires de la fameuse « Affiche rouge » du 6 janvier 1871 puis sous-chef de la police municipale de la Commune), réfugié pendant un temps à Londres, savetier de son état et figure du milieu anarchiste de l’époque. Ce proudhonien d’une cinquantaine d’années était membre de la Première Internationale (AIT).

Soutenues par le journal de Kropotkine, Le Révolté, puis par le Père peinard, les actions de la « Ligue des Anti-propriétaires » bénéficieront d’une bonne publicité, grâce aux comptes-rendus qui paraissent régulièrement dans les deux journaux anarchistes. Formée pour « soutenir les camarades qui ont des démêlés avec leurs propriétaires », elle agira au moins jusqu’en 1892, pour disparaître à la suite de la répression liée à la série d’attentats anarchistes des années 1892-1894.

Mais ces déménagements ne sont pas des coups de force, et la Ligue des Anti- propriétaires s’appuie sur un texte de loi pour prévenir toute intervention de la force publique. En effet, selon les textes, seul un huissier peut s’opposer au moyen d’un acte de saisie-gagerie au déménagement d’un locataire redevable de plusieurs termes, et les militants avancent cette règle face aux policiers, aux concierges ou aux propriétaires qui cherchent à entraver leurs agissements. À la suite de l’action de la Ligue, la préfecture de police est obligée de rappeler cette règle dans une circulaire. De ce fait, les déménagements de la Ligue se font en plein jour et se transforment même parfois en manifestations. Ainsi Le Révolté raconte :

« Malgré les menaces du commissaire et la présence d’une douzaine de sergots, les compagnons ont enlevé les meubles aux applaudissements de plus de deux cents personnes que la bagarre avait amenées, et sont partis en chantant la Carmagnole et en distribuant des manifestes de la Ligue. ».

Etrennes au proprio

La méthode « la plus bath »[6] consiste même … à faire payer le proprio ! Elle consiste à déménager tous ses meubles sauf « les bricoles et le pieu (le lit) », pour faire croire qu’on occupe encore le logement, et à ne consentir à partir que contre argent versé par le propriétaire, qui souvent préfère cette solution amiable aux frais d’une action en justice pour obtenir l’expulsion du locataire.

L’idéologie des « Pieds-Plats »[7] du 19e siècle : action directe publique, mais sans revendication ni appel à l’État

Trois théorisations anarchistes liées entre elles, et qui forment le cœur de la doctrine anarchosyndicaliste à cette époque participent à un contexte idéologique particulier sur lequel il faut revenir pour comprendre la transformation des déménagements à la cloche de bois clandestins en déménagements moins furtifs.

Ces théorisations ont en commun de rejeter le principe même de la revendication. Il s’agit de l’action directe (A), de la propagande par le fait (B) et de l’illégalisme (C).

A. L’action directe

La théorie de l’action directe introduit le thème du « séparatisme ouvrier », en ce sens qu’elle correspond à l’idée que la libération des travailleurs ne pourra qu’être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et non pas d’autres couches sociales ou de l’État agissant comme médiateur. Agitée dans les années 1880, elle débouche sur l’idée de la grève générale comme moyen d’action révolutionnaire. Michelle Perrot écrit à propos de cette dernière qu’elle sera pour le mouvement ouvrier de cette époque une sorte de « messianisme fin de siècle »[8].

L’idée apparaît dès le début de la décennie 1880, dans les milieux des mines et du bâtiment[9], et prend un « caractère antipolitique », c’est-à-dire qu’elle devient « une machine de guerre contre le socialisme politique, et le guesdisme en particulier » à partir d’octobre 1892, à la suite du Ve congrès national de la Fédération des syndicats à Marseille[10].

Émile Pouget, l’un des théoriciens de l’action directe – qui est aussi le fondateur du Père peinard, journal écrit en argot parisien et qui rend régulièrement compte des actions des « anti-propriétaires »[11] –, la définit ainsi : « [l’action directe] signifie que la classe ouvrière, en réaction contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances et des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi les moyens d’action. Elle signifie que, contre la société actuelle qui ne connaît que le citoyen, se dresse désormais le producteur »[12]. Emmanuel Terray explique que la notion introduit ainsi une « méfiance contre toute action qui se donnerait pour but d’obtenir du Parlement telle ou telle loi contraignant le patron, ou contre toute action qui se développerait à travers des institutions légales. Dans l’action directe, l’ouvrier arrache la revendication au patron, il le place d’une certaine façon devant le fait accompli »[13]. Le thème principal de l’action directe est donc bien « pas d’intermédiaire, pas d’écran »[14].

Il implique que les anarchistes doivent répondre eux-mêmes dans les faits à la demande qu’ils se formulent, au lieu d’avancer une revendication à un tiers.

Emile Pouget explique encore que ce type d’action « est la force accouchant du droit nouveau, faisant le droit social » et il cite quatre modes d’action directe : « le boycottage » des produits et des offres d’emplois provenant de « mauvais patrons » ; le « label », mode d’action opposé qui consiste à favoriser les entreprises employant des ouvriers syndiqués ; « la grève » qui permet d’attaquer les profits ; et enfin le « sabotage », aussi bien destruction des machines que grève du zèle[15].

Ce thème de l’action directe est implicitement très présent dans les comptes rendus que Le Révolté et Le Père Peinard font des déménagements à la cloche de bois, et dans leurs appels à l’action contre les propriétaires. Ainsi, rendant compte de tels déménagements, Le Révolté explique :

« Blanqui disait : “Il faut que le lendemain de la Révolution le peuple en sente déjà les bienfaits”. Les anarchistes n’attendent même pas ce jour-là[16] ».

Il s’agit donc bien ici d’arracher la revendication, et non de la présenter. De la même manière que la grève générale est opposée par ses prosélytes au socialisme politique, le « déménagement à la cloche de bois », ainsi que la grève des loyers, sont présentés comme le pendant des démarches parlementaires menées par les guesdistes et les possibilistes au sujet des loyers. Le Père Peinard indique ainsi, lors de son premier compte-rendu d’un déménagement à la cloche, que la personne qui s’est adressée aux anarchistes du 13e arrondissement pour obtenir leur aide est elle-même non anarchiste, mais « en a plein le cul des socialos à l’eau de rose [17]».

De même, dans une réunion guesdiste, un assistant explique son opposition aux campagnes menées par les possibilistes et les guesdistes pour la construction de logements communaux et la taxation des loyers au motif que ces mesures « reconnaissent que la propriété ne nous appartient pas » ; la conclusion s’impose, il faut faire « la grève des loyers »[18], seule apte à nier dans les faits la propriété.

Le Père Peinard cherche par ailleurs à inscrire le déménagement à la cloche de bois comme moyen d’action propre aux anarchistes, en expliquant :

« Sans qu’il y ait eu besoin de discuter trente-six heures, de nommer un président, pas même de délégué, tout bonassement parce qu’on a de la jugeote, de l’initiative, et de l’entente, on a mené la chose à bien : bougrement mieux, que si un trou du cul avait voulu organiser le déménagement [19]».

Le « chant des anti-proprios », rappelant qu’il s’agit « d’un group’ d’anarchistes », explique que l’action se fait « sans avoir besoin d’chef pour distribuer les rôles » et la chanson se termine par un couplet sur « la grève générale »[20]. (Paroles et musiques ici )

Ce thème de l’action directe est intimement lié à celui de la « propagande par le fait », qui apparaît à la même époque.

Le Chant des anti-proprios

B. La propagande par le fait

La « propagande par le fait » est un mode d’action qui a été formulé pour la première fois en 1877 par les anarchistes italiens. Il a été adopté officiellement par le congrès de Londres de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) en juillet 1881. Il y est fait régulièrement référence dans les publications des mouvements anarchistes, durant les années 1880 et 1890 en France, où il finit par ne plus désigner que les attentats à la bombe.

Au départ, il s’agissait pour ses initiateurs, les italiens Cafiero et Malatesta, d’utiliser « le fait insurrectionnel » comme « moyen de propagande le plus efficace », notamment parce que « sans tromper et corrompre les masses », il peut les « pénétrer » et les « attirer »[21]. On retrouve bien là, une méfiance des anarchistes à l’égard de la pensée idéaliste et positiviste, à laquelle on préfère sa matérialisation[22]. Mais cette méfiance a aussi une visée pratique : les ouvriers et les paysans sont censés être trop éreintés pour avoir le loisir de réfléchir à leur sort, et la propagande par le fait est ainsi une « leçon de choses »[23] de socialisme.

Paul Brousse[24] la décrira de manière saisissante : « L’idée sera jetée, non sur le papier, non sur un journal, non sur un tableau, elle ne sera pas sculptée en marbre, ni taillée en pierre, ni coulée en bronze : elle marchera, en chair et en os, vivante, devant le peuple. Le peuple la saluera au passage »[25].

Il y a surtout, dans la propagande par le fait, l’idée de la mise en œuvre de l’illégalité, comme le précise la résolution de l’AIT dont il a déjà été fait mention : « En sortant du terrain légal (…), pour porter notre action sur le terrain de l’illégalité, qui est la seule voie menant à la révolution (…) »[26]. Cafiero et Malatesta mettent en œuvre cette notion de propagande par le fait lors de « l’équipée de Bénévent »[27] en 1877, qui est en fait une tentative pour lancer un mouvement insurrectionnel. Par la suite, la propagande par le fait va s’identifier aux attentats à la bombe. C’est déjà le cas lorsque le congrès de l’AIT en adopte l’idée, puisque la résolution conseille aux membres de l’association de se former aux sciences « techniques et chimiques »[28]. Ce sera particulièrement vrai durant la période 1892-94, qui voit en France une vague d’attentats anarchistes. Pour l’anecdote, on relèvera que Ravachol chantait, en marchant à la guillotine, le 11 juillet 1892, une chanson du Père Duchesne, commençant par « Si tu veux être heureux, Nom de Dieu ! Pends ton propriétaire. » À la suite de son exécution, des photos de Ravachol sont vendues dans Paris, sur lesquelles sont inscrites les paroles de cette chanson, preuve de la popularité alors des sentiments d’hostilité aux propriétaires.( Guerrand, Roger-Henri, Propriétaires et locataires…, op.cit., p.218.)

Pourtant, on peut bien considérer que les « déménagements à la cloche de bois » collectifs des années 1880 sont pour leurs auteurs et pour les journalistes qui en rendent compte des actes de propagande par le fait, et il n’est sans doute pas anodin qu’ils se développent au moment où les journaux anarchistes célèbrent cette dernière. En effet, la propagande par le fait n’est pas en soi nécessairement violente, puisqu’il s’agit de « prouver par l’exemple la vertu des principes anarchistes »[29], et un théoricien anarchiste, Jean Grave, rappellera qu’elle se définit de manière large et ne se limite pas à la bombe[30].

Or les comptes-rendus du Père Peinard insistent sur les vertus de propagande que recèle le déménagement à la cloche de bois, même lorsqu’il est opéré de nuit :

« C’est de la bonne ouvrage que vous avez faite, les camaros. Quand c’est réussi comme ça, on en jacte dans le patelin ; toutes les bonnes bougresses se content l’histoire. Comme elles sont encore emberlificotées de gnoleries bourgeoises, elles la trouvent d’abord mauvaise, et disent que c’est pas convenable d’agir ainsi.

Mais, peu à peu, le bon sens naturel leur revient ; ça se mijote dans leur cafetière, et elles sont pas longtemps pour arriver à se dire : “Eh, mais c’est pas déjà si bête ! Si on n’avait pas le proprio à payer, on pourrait s’acheter une livre de viande ou une miche de pain, dont on est obligé de se priver…” Si bien que l’envie leur vient de faire pareil, nom de dieu !

Et ce n’est qu’en s’habituant à ne pas payer son terme, qu’on se fera à l’idée que les problocs [les propriétaires en argot], c’est des animaux malfaisants, après qui il faudra courir un de ces quatre matins, kif-kif comme après des chiens enragés. [31]»

Lorsqu’il est opéré de jour, cette capacité de propagande est encore plus évidente, notamment parce qu’il permet aux voisins d’exprimer leur solidarité, premier pas vers l’action, comme l’expliquent parfaitement ces deux comptes-rendus :

« Puis, le déménagement bâclé, les quatre peinards ont installé une table au milieu de la cour sur laquelle, frimant le chef d’orchestre, le plus en voix a grimpé et, tous en chœur, à pleins poumons, ils ont clamé le Chant des anti-proprios. Et tous les purotins de voisins de se tordre, d’applaudir et de dire : “Il faudrait que tout le monde en fasse autant !” Ce à quoi les bons bougres ont répondu : “On vous a montré l’exemple, suivez le mouvement ![32]”

« L’autre jour, un des locatos de cette affreuse turne a voulu en décaniller, – sans financer. Il a fait signe à quelques copains qui, en douceur, l’ont déménagé au nez du proprio. Un des déménageurs, – un réjoui va-bon train, – raccrochant les passants : “Ohé, venez donner un coup de collier ! C’est un ami qu’on déménage à la cloche. Vous seriez bien contents qu’on en fasse autant pour vous ?

L’expulsion, Steinlein, 1897

« Parfaitement ! » ont dit une demi-douzaine et, s’enquillant dans la turne, ils ont fait chacun un voyage. Ça rappelle un peu le vieux truc des barricades où les passants étaient priés d’apporter leur pierre, – plus pour faire montre de sympathie envers les insurgés que pour besoin réel. [33]»

C’est d’ailleurs en vertu de cette idée de propagande par le fait que le Père Peinard va finalement prôner les résistances à l’expulsion plutôt que de déménager : « C’est plus hurf que les déménagements à la cloche de bois. Décaniller sans payer, c’est laisser la place nette au proprio : lui reconnaître le droit de vous foutre à la rue. S’enquiller dans sa turne, s’y installer en peinard et y rester jusqu’à plus soif, c’est nier carrément le droit de propriété et démontrer que les maisons sont faites pour ceux qui n’en ont pas. »[34]

C. « L’illégalisme »

« L’illégalisme » ou la « reprise individuelle » est en effet un sujet de débats dans les milieux anarchistes durant les années 1880[35], et elle connaîtra un fort développement entre 1894 et 1914, avec notamment la célèbre « bande à Bonnot ».

En 1886-1887 a lieu « l’affaire Duval », suivie en 1889 de « l’affaire Pini », deux anarchistes condamnés pour vol. A cette occasion resurgit une controverse sur la légitimité de la « reprise », et plusieurs positions se font jour. Cette controverse avait émergé à l’occasion des manifestations de sans-travail, dont l’une, la plus importante, rassemblant 20 000 personnes place des Invalides à Paris le 9 mars 1883, avait donné lieu au pillage de quelques boulangeries. Les organisateurs développeront alors l’idée du droit de nécessité, qui commande de « prendre là où il y avait »[36].

Ainsi, un appel est lancé pour le meeting des ouvriers sans-travail de novembre 1884, qui témoigne bien de cette idée d’illégalisme légitime, concernant autant le pain que le vêtement et le logement :

« Nous tous, qui sommes sans travail et dont beaucoup sont sans gîte et sans pain, qui n’avons que la rue pour domicile et des haillons pour habits, notre droit nous dit de ne pas supporter plus longtemps cette misère.
Nous ne devons pas mourir de faim quand les greniers regorgent de blés. Nous ne devons pas coucher dans la rue quand des milliers de logements sont inoccupés. Nous ne devons pas non plus grelotter sous nos haillons alors que les magasins sont encombrés de vêtements
 »[37].

Le débat qui ressurgit en 1886. Les polémiques concernent en fait deux aspects : d’une part la manière dont est accompli le vol (collectivement ou individuellement), et d’autre part son affectation (« vol pour la propagande », vol pour soi dont « droit de nécessité »). Si le droit à « la reprise collective » est admis par toutes les écoles socialistes et anarchistes[38], seuls certains anarchistes et socialistes défendent le droit à « la reprise individuelle », notamment contre Jules Guesde, le leader marxiste du Parti Socialiste de l’époque. Les positions évolueront à la suite de l’affaire Duval. En 1885, le journal Le Révolté de Kropotkine affiche une position hostile à la reprise individuelle, sauf selon lui lorsqu’elle est « accomplie au grand jour et comme un acte révolutionnaire », mais, si l’on suit le texte qu’il cite, le vol n’est justifié que s’il s’agit d’un vol pour nécessité de survie :

« Les travailleurs s’emparant, soit dans une grève, soit dans une révolte, des ateliers et s’y installant après en avoir chassé leurs exploiteurs ; le locataire qui, ne pouvant payer son terme, ne veut pas se laisser expulser de son local et fait sauter son propriétaire par l’escalier ; l’affamé qui, à bout de ressources, qui soit en groupe, soit isolément, va dans les magasins, s’empare de ce dont il a besoin, voilà les actes dont nous pouvons être solidaires, car ils sont accomplis par de vrais révoltés. En dehors de cela nous n’avons rien à y voir. Tout ce qui vit ou veut vivre sans produire n’est que parasite, par conséquent notre ennemi. » [39]

À l’occasion de l’affaire Duval, le journal fondé par Jules Vallès, Le Cri du Peuple, connaît une scission, plusieurs protagonistes n’étant pas d’accord avec Jules Guesde qui, distinguant « l’acte de conservation individuelle ou familiale » du « coup de feu d’avant-garde », est hostile à Duval. De son côté, le journal Le Révolté modifie sa position théorique et approuve Duval, avec l’argument essentiel qu’il s’agit d’un vol pour la propagande, pendant que d’autres anarchistes défendent plus catégoriquement le principe du vol. Duval de son côté avance le « droit à l’existence » pour justifier son geste[40]. Pini, lui, expliquera qu’il volait pour la cause.

En fait, les anarchistes ne parviennent pas à une prise de position claire sur le sujet et, dans les années suivantes, on peut relever deux thèses : certains défendent par principe le vol qui est comparé au travail (« le vol et le travail ne sont pas d’essence différente », écrira Paul Reclus[41]) – mais la plupart nuancent la moralité de l’acte en fonction du mobile (Élisée Reclus parle ainsi du « “redresseur de torts”, un homme qui cherche la justice, qui rend au travail ce qui appartient au travail »[42]), d’autres comme Jean Grave le condamnent.

Quoi qu’il en soit, les termes du débat sur l’illégalisme montrent que, d’une part, la reprise collective est légitime pour les socialistes et les anarchistes et que, d’autre part, il existe un consensus minimum au sujet de la reprise individuelle pratiquée en cas de nécessité, notamment pour la nourriture et le logement, au nom du droit à l’existence. D’ailleurs, le théoricien anarchiste Kropotkine développera l’idée de l’expropriation totale, s’agissant aussi bien du logement, de la nourriture et du vêtement que des moyens de production[43].

Ça m’étonne pas. Y m’avait
bien dis qu’y payerai pas son terme

C’est aussi ce droit de nécessité que les déménageurs à la cloche de bois invoquent parfois lors de leurs actions. Pendant de la rubrique « À la cloche », Le Père Peinard dispose ainsi de plusieurs rubriques relativement régulières intitulées « Crimes de proprios », « Crimes de problocs » et « La mistoufle », qui racontent notamment les multiples suicides de locataires saisis, ou encore les morts de froid de locataires expulsés, ou bien dont les propriétaires ont ôté portes et fenêtre au logis. La conclusion de ces rubriques est immanquablement que la véritable honnêteté consiste à vivre, et non à payer son loyer.

La chanson « Les anti-propriétaires » de Jules Jouy, que publie le Père Peinard, met très explicitement en scène des déménageurs redresseurs de torts, qui interviennent pour empêcher les locataires de sombrer dans la misère[44]. Mais plus généralement, c’est un droit à la « reprise » qui est invoqué, au motif que les propriétaires sont des « voleurs », puisqu’ils n’ont pas construit la maison, qui a été édifiée par des ouvriers, et qu’ils touchent pourtant un loyer pendant des dizaines d’années. Ils sont aussi des « assassins », puisqu’ils expulsent et poussent au suicide. Cette thématique sera régulièrement reprise par le journal[45].

CONCLUSION

Les actions collectives s’agissant du logement trouvent donc leur origine intellectuelle dans des milieux valorisant l’action directe, au sens large. Propager l’idée selon laquelle payer un loyer est illégitime, tel est donc le but que les anarchistes assignent aux modes d’action qu’ils utilisent. Le passage de formes individuelles et clandestines de déménagement à la cloche de bois à des formes collectives et parfois visibles se nourrit de ces idéologies. Pour autant, il ne s’agit pas de présenter des revendications, mais d’affirmer dans les faits le droit au logement gratuit, en s’appuyant sur des théories plus larges de remise en cause de la loi et surtout du droit de propriété. Ainsi, l’adversaire est ici le propriétaire, et non l’État à qui il n’est rien demandé, et notamment pas la réquisition ni la construction de logements sociaux.

Car la cohérence revendiquée par les anarchistes entre pratique et théorie impose en retour le répertoire d’action qui est acceptable pour ces groupes : toute l’action qui viserait des modifications de la législation est ainsi proscrite. Au contraire, les diverses formes d’illégalité et de violences envers les propriétaires font partie de ce répertoire des possibles.

« L’Union syndicale des locataires ouvriers et employés » qui succédera à ces groupements introduit progressivement une rupture dans la finalité et la stratégie du mouvement (l’action devenant vecteur d’une revendication que l’on porte et non plus action directe à visée révolutionnaire), en même temps qu’elle invente le squat comme mode d’action.


Cartes postales anti propriétaires et anti-concierges, faisant référence à Ravachol qui chantait, en marchant à la guillotine, le 11 juillet 1892, la chanson du Père Duchesne :
« Si tu veux être heureux,
Nom de Dieu ! Pends ton propriétaire. »


[1] Ce texte s’inspire largement et librement de la publication de C. PÉCHU, de l’Université de Lausanne « Entre résistance et contestation, la genèse du squatt comme mode d’action »

[2] Gaillard, Jeanne, Paris…, op.cit., p.118. Voir aussi Manuel Castells, The city and the grassroots, op.cit., p.23.

[3] James C Scott, Weapons of the weak…, op.cit., p.299.

[4] Les propriétaires sont généralement désignés sous le terme de « Monsieur Vautour » et leur bras droit le concierge, appelé à l’époque locataire-principal, et chargé de récupérer les loyers des habitants, est connu sous le nom de « Pipelet », celui qui rapporte tout aux flics.

[5] Le Voltaire, 15 août 1883.

[6] Certains articles des journaux anarchistes de l’époque étaient rédigés en argot populaire ou parisien, comme celui du Père Peinard. Aujourd’hui, on dirait la méthode qui les fait le plus kiffer (le plus plaisir).

[7] Le terme est utilisé comme synonyme des déménageurs à la cloche de bois dans La Révolte, n° 12, du 2 au 8 décembre 1888, p.1.

[8] . Perrot, Michelle, « Les classes populaires urbaines », art. cité, p.531.

[9] Perrot, Michelle, Jeunesse de la grève. France 1871-1890, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1984, pp.98-110.

[10] Julliard, Jacques, Ferdinand Pelloutier ou les origines du syndicalisme d’action directe, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1971, pp.79-81.

[11] La femme de son gérant, Louis Galland, est l’une des initiatrices des « Comités révolutionnaires pour la grève des loyers ». Cf. ci-après.

[12] Pouget, Émile, L’Action directe, éditions de la guerre sociale, 1910, p.1

[13] Terray, Emmanuel, « Le syndicalisme révolutionnaire »,

[14]Ibidem, p.155.

[15] Pouget, Émile, L’Action directe, éditions de la guerre sociale, 1910, 28 p., cité in Dubois, Pierre, « Etude d’une pratique revendicative : l’action directe », Revue Française des Affaires Sociales, octobre-décembre 1970, pp.81-82

[16] 150. Le Révolté n° 38, des 8-14 janvier 1887.

[17] Le Père Peinard, n° 69, 13 juillet 1890, p.8.

[18] P.Po Ba 486, pièce 148, compte-rendu d’une réunion du 3 juin 1882.

[19] Le Père Peinard, n° 69, 13 juillet 1890, p.8

[20] Reproduit in Le Père Peinard, n° 219, 28 mai 1893.

[21] Lettre de Cafiero à Malatesta, in Bulletin de la Fédération jurassienne, n° 49, 3-12-1876.

[22] Daniel Colson, « Anarchisme et anarcho-syndicalisme », in Murray Bookchin, Daniel Colson, Marianne Enckell, Jacques Toublet, Anarcho-syndicalisme & anarchisme, Lyon, Atelier de création libertaire, 1994, p.62.

[23] L’expression est de James Guillaume, L’Internationale : documents et souvenirs, t. IV, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1910, p.116.

[24] Alors qu’il était encore anarchiste, et avant de devenir possibiliste.

[25] Paul Brousse, « La propagande par le fait », Bull. de la Fédération jurassienne, 5-08-1877.

[26] . Le Révolté, n° 11, 23 juillet 1881

[27] À ce sujet, voir Maîtron, Jean, Le mouvement anarchiste…, op.cit., t.1, pp.75-76.

[28] Ibidem, pp.114-115.

[29] Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1976, p.402.

[30] Jean Grave, Les Temps nouveaux, n° 38, 15-21 janvier 1898

[31] Le Père Peinard, n° 100, 15 février 1891, pp.3-4.

[32] 167. Le Père Peinard, n° 10, 27 décembre 1896, p.5.

[33] Le Père Peinard, n° 14, 2e série, 24 janvier 1897, p.4.

[34] Le Père Peinard, n° 201, 22 janvier 1893, pp.3-4

[35] Jean Maîtron, Le mouvement anarchiste…, op.cit., t.1, 2e partie, chap.3, « La reprise individuelle », pp.183-194 et 3e partie, chap.5, « L’illégalisme », pp.409-439.

[36] Jacques Prolo, Les anarchistes…, op.cit., p.34.

[37] Ce texte est signé par douze centrales syndicales parisiennes et paraît dans Le Cri du Peuple du 20 novembre 1884 (Michelle Perrot, Les ouvriers en grève, op.cit., p.241). Il reprend ainsi les théorisations de Kropotkine (cf. ci-dessous).

[38] Jean Maîtron, Le mouvement anarchiste…, op.cit., t.1, p.415.

[39] Le Révolté, n° 6, 21 juin – 4 juillet 1885.

[40] Il écrit notamment que « quand la société vous refuse le droit à l’existence, on doit le prendre et non tendre la main, c’est une lâcheté » (Le Révolté, n° 29, 6-12 novembre 1886) et il explicite plus longuement ensuite : « … Je dois vous déclarer qu’à mon point de vue je ne suis pas un voleur. La nature en créant l’homme lui donne le droit à l’existence et ce droit l’homme a le devoir de l’exercer dans sa plénitude. Si donc la société ne lui fournit pas de quoi subsister, l’être humain peut légitimement prendre son nécessaire là où il y a du superflu. » Clément Duval, Le Révolté, n° 41, 29 janvier-4 février 1887

[41] La Révolte, n° 9, 21-27 novembre 1891.

[42] Le Siècle, 13 août 1894 (lettre datée du 19 août 1889)

[43] Kropotkine, Pierre, La conquête du pain, Paris, Tresse et Stock, 1892, pp. 99-111 (reprise d’articles parus en juillet-août 1883 dans Le Révolté).

[44] Le Père Peinard, n° 29, du 9 au 16 mai 1897, p4.

[45] Cf. par exemple Le Père Peinard, n° 162, du 24 avril au 1er mai 1892.

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Ce texte est un des chapitre de notre brochure en 4 tomes : « GREVE DES LOYERS : ACTION DIRECTE CONTRE LA VIE CHERE ET POUR UN LOGEMENT DIGNE« 

Chapitre précédent : 1871 : La Commune de Paris, la grève de loyer la plus réprimée de l’histoire !

Chapitre suivant : 1907 : Balayer l’injustice, la grève des locataires de Buenos-Aires et le rôle des femmes anarchistes