Refuznicks, le courage de refuser

mardi 16 septembre 2003

ne affiche « contre les persécutions des opposants à la guerre », imprimée en hébreu et en arabe, lors d’une manifestation à Tel Aviv (Israël), le 3 février 2024. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Au Proche Orient la force et le pouvoir sont représentés par l’État théocratique d’Israël. Son armée et son idéologie dominent les populations civiles. La loi de l’État d’Israël est l’expression de sa force, et sa force est justifiée par sa loi. Le centre de gravité de cette dialectique est l’armée : la Haganah. Le mythe de l’armée israélienne est proche de celui du « citoyen en arme », de l’armée démocratique chère à la gauche. Ce mythe d’une armée citoyenne complète la légende de l’État juste et démocratique que serait l’État d’Israël. Or, il arrive que le mythe fabrique sa propre réfutation.

L’opposition débute simplement par une prise de conscience, souvent individuelle, qui peut, quand elle se généralise à un groupe, ouvrir la réflexion politique sur le fondement des institutions. Lorsque le phénomène se produit à l’intérieur de ce pilier du pouvoir qu’est l’armée, alors, sa décomposition interne est possible.

La prise de conscience de militaires, d’individus volontaires et motivés pour effectuer une mission aussi primordiale pour l’État qu’est celle de faire la guerre au nom de l’idéologie dominante, est lourde de conséquences. Le témoignage de ces individus ne peut être taxé d’arbitraire. En effet, ils sont initialement en accord avec l’idéologie fondatrice du pouvoir, ils sont prêts à utiliser la force pour défendre sa loi, à se faire tuer pour elle. Quand ils s’organisent et développent une réflexion critique sur les institutions avec lesquelles ils faisaient corps auparavant, ils ouvrent de nouvelles perspectives à la collectivité.

La révolution portugaise des œillets (avril 1974), a été le fait de militaires, et seulement d’eux, dégoûtés par leur rôle dans l’occupation des territoires du Mozam-bique. Prenant conscience de leurs agissements criminels dans cette colonie africaine, ils ont développé une réflexion si critique sur leurs institutions qu’elle a abouti au renversement de la variante locale du fascisme telle qu’elle avait été instituée par Salazar. Ce renversement a changé la destinée du Portugal et des dernières terres qu’il colonisait.

Le mythe du Portugal était celui de « Henri le navigateur », lequel d’ailleurs n’a jamais navigué, mais a inspiré à son pays la passion du développement colonial outre-mer.

Que les monstruosités de la colonisation aient été dénoncées par des hommes revenant d’outre-mer, c’est-à-dire du lieu où était sensé se cristalliser le mythe, a donné toute sa force à la réfutation du mythe. Cette réfutation a conduit à la destruction de l’ancien régime portugais. Il pourrait en être de même avec l’État d’Israël. La remise en cause par des hommes qui en reviennent du mythe de la Haganah, ébranle les fondations idéologiques dominantes. C’est la voie ouverte à une véritable alternative. Car la réalité de l’État israélien, de droite ou de gauche, apparaît alors au grand jour. C’est bien sûr, tout d’abord, l’oppression systématique des palestiniens, avec la brutalité habituelle à la soldatesque de tous les pays, mais c’est aussi l’oppression des israéliens eux-mêmes. Ils subissent une propagande étouffante et stérile, qui progressivement fait de leurs enfants des lobotomisés en armes.

Plusieurs centaines de militaires israéliens ont pris conscience de ce qui se passait en Israël. Ils se sont regroupés dans le mouvement « Le courage de refuser ». Certains étaient sionistes, très peu étaient de gauche. Ils croyaient au mythe. Mais ce mythe les a conduit à faire des choses qui ont réveillé leur humanité. Ils ont d’abord réagi en humains, en justes, en refusant de tirer sur des femmes et des enfants. Puis ils se sont regroupés, pour lever haut et fort l’étendard de l’humanité contre le tribalisme. Ils ouvrent ainsi de nouvelles perspectives. Car la question fondamentale n’est pas celle de créer un État de plus ou de moins dans la région, mais celle de répondre à cette simple question : Qu’est-ce qui nous empêche donc de vivre ensemble ?

Plusieurs ouvrages ont été publiés en 2003 sur ceux que l’on nomme les Refuzniks, les soldats israéliens qui ont décidé de ne plus obéir. Dans le livre de Ronit CHACHAM [1], on peut lire divers témoignages, comme celui du sergent Assaf ORON. « Je refuse d’être un terroriste au nom de ma tribu » dit-t-il. Il y a quelques mois, cet homme est allé porter secours aux palestiniens encerclés de Ramal-lah. Citons aussi le commandant Rami KAPLAN : « L’armée influence les croyances et les processus mentaux du soldat, notre socialisation exalte ceux qui ont tué et renforce le goût du sang », « On nous encourage à faire partie d’un gang » et encore : « Les mouvements de gauche israéliens, du parti travailliste au Meretz en passant par le mouvement « La paix maintenant » n’ont jamais brandi le drapeau de la conscience mais celui de l’utilitarisme » (En effet, ils demandent aux soldats de gauche d’exercer une occupation plus humaine, par exemple en offrant des bonbons aux enfants dont on a détruit la maison !). Citons encore le Sergent LEIBOWITZ : « Les verdicts de la Haute Cour de justice sont les pires. Depuis 35 ans ils légitiment l’assassinat, les détentions, les expulsions … le tout au nom de la sécurité ». Enfin pour finir, voici ce qu’écrit de sa prison le simple soldat Herson CHACHAM : « Je suis en prison et pourtant libre … Nos craintes ne disparaîtront que lorsque nous instaurerons l’égalité entre les peuples et les individus ».

Ces propos sont universels et nous mènent bien loin des digressions habituelles sur « l’origine culturelle » des protagonistes du conflit. Quelles que soient les origines des uns et des autres, tout ce drame n’a malheureusement dans le fond rien de bien original. Ces propos peuvent être transposés à toutes les armées et à tous les États de la planète. Quel est l’État en effet qui n’a jamais exalté l’identité nationale, régionale ou ethnique ? Quelle est l’armée qui n’a jamais conditionné ses troupes ? Quand est-ce qu’une opposition institutionnelle a renversé un régime, a changé le cours de l’histoire ? Quelle est la machine judiciaire qui n’invoque pas la sécurité pour consolider le pouvoir en place ? Les partisans de la solution étatique qui réclament la création de nouvelles frontières en brandissant des drapeaux nationalistes ou régionalistes pour « libérer les peuples » devraient réfléchir, eux aussi, à toutes ces questions.


[1] « Rompre les Rangs » de Ronit Chacham chez Fayard, 2003.

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