Première publication : jeudi 27 mars 2003
On le sait, la répression est un outil indispensable aux sociétés fondées sur l’exploitation, et les médias servent à justifier et amplifier les actions répressives des Etats « démocratiques », leur évitant de déployer tout leur arsenal comme le ferait un Etat totalitaire . Parmi les boucs émissaires du pouvoir et des médias, les « jeunes » ont toujours été bien placés : violents, délinquants, voire in-civilisés, ils font peur aux braves gens dans les cages d’escalier, ces comportements « justifiant » une répression toujours plus sévère. Cela soulève bien des questions politiques, comme celle de la manipulation de « l’opinion publique » par le pouvoir, de son besoin d’affirmer sa force pour anticiper d’éventuelles révoltes, ou de sa nécessité d’occuper le terrain en détournant l’attention sur des sujets choisis et maîtrisés par lui.
C’est ce que nous fait toucher du doigt le livre de Alice Miller « C’est pour ton bien » (Editions Aubier), ce livre qui fait réfléchir sur ce qu’on appelle la « pédagogie », la science de l’éducation des enfants.
La pédagogie, science de la répression des enfants
L’éducation n’est pas simplement, comme dans le Larousse, « l’action de former, d’instruire quelqu’un ». D’après Alice Miller, l’éducation est, dans les faits, la manière de vaincre le caprice, l’entêtement, l’esprit frondeur et la violence des sentiments de l’enfance.
Cela commence au berceau. C’est vrai qu’on peut faire tout ce qu’on veut d’un petit enfant : le plier, lui enseigner de bonnes habitudes, le corriger et le punir, sans qu’il arrive quoi que ce soit, sans qu’il se venge, sans qu’il se libère de cette domination. On peut même lui interdire de se rebeller en ne supportant pas ses cris, sa colère ou même sa tristesse.
Alice Miller cite de nombreux extraits de traités de pédagogie déjà anciens, où l’objectif de l’éducation est dit clairement. Il s’agit d’éliminer de l’enfant toute volonté propre et de lui inculquer l’amour de l’ordre et l’obéissance absolue à ses parents et aux « grandes personnes ». Ses sentiments spontanés doivent être combattus et il doit apprendre la maîtrise de soi. Ceci doit être entrepris dès le plus jeune âge, afin que l’enfant ne se souvienne plus de ce qu’on lui a enseigné et en déduise que cet ordre des choses est « naturel ». « Si l’on parvient alors à leur ôter la volonté, ils ne se souviendront jamais d’en avoir eu une ». Ces traités, qui n’ont pas peur de dire des choses horribles, nous semblent d’un autre âge. A voir… Dans les principes éducatifs actuels, la soif de pouvoir des éducateurs est plus dissimulée, mais l’objectif de l’obéissance reste évident, et les enfants doivent finir par ressembler à ce que l’on attend d’eux. Il serait un peu facile d’évacuer la question en prétendant que les choses ont bien changé. Si c’était le cas, pourquoi les parents et les adultes en général devraient-ils systématiquement mériter le respect, tandis que les enfants ne le méritent a priori jamais ? Pourquoi les enfants devraient-ils systématiquement se plier à la volonté des adultes ? Il s’agit bien d’imposer sa volonté à l’enfant, qui doit toujours se soumettre, même si on se doit aujourd’hui d’être un peu plus conciliant. J’ai récemment entendu une (jeune) institutrice expliquer fièrement à des parents jugés trop laxistes que quand elle regarde sa propre fille, celle-ci baisse les yeux, parce qu’elle se soumet. Les méthodes physiques utilisées aux siècles derniers (utilisation de la violence jusqu’à la torture) ne sont plus prônées aujourd’hui, mais les méthodes psychologiques, partagées par tous les parents et les éducateurs, sont tout aussi efficaces (intimidation, manipulation, humiliation, moquerie, mépris, chantage ou privation d’amour). Qui n’a jamais été témoin de la manipulation des enfants ? Qui n’en a jamais été victime ?
Même la tendresse ne se donne pas sans arrière-pensée ; elle est donnée à l’enfant quand il est « gentil », c’est-à-dire conforme à ce que ses parents attendent de lui. L’enfant ne peut pas comprendre que ce qui satisfait alors ses parents, c’est qu’il les rassure : il fait d’eux de bons parents, autrement dit de bons enfants, sages et appliqués, de leurs propres parents.
Le secret le mieux gardé
Pour Alice Miller, le pire n’est pas là. Toutes les vies sont pleines de frustrations et il ne peut en être autrement. Il est évident qu’on ne peut laisser un enfant faire tout ce qu’il veut, et qu’il faut qu’il apprenne à composer avec la volonté des autres, à commencer par celle de ses parents.
Mais ce n’est pas tant la souffrance qui est destructrice, que l’interdiction de cette souffrance, le désespoir de ne pouvoir l’exprimer. Car l’enfant ne doit jamais s’apercevoir de ce que lui font ses parents. Tout ce qu’ils lui font, ils le font pour son bien. C’est en tous cas ce qu’eux-mêmes et la société lui rabâchent, et il lui est impossible de comprendre que leurs objectifs sont tout autres. En fait, les principes éducatifs traduisent beaucoup plus les besoins de l’adulte que ceux des enfants, et en premier lieu, le besoin inconscient de reporter sur un autre les humiliations que l’on a soi-même subies par le passé. Car comment supporter un enfant vivant, spontané, qui ressemble tant à celui qu’on aurait pu être si on n’en avait pas été empêché ? Si on le laissait vivre tel qu’il est, cela ne signifierait-il pas que ses propres sacrifices et la répression de ses propres sentiments n’étaient pas nécessaires ? Cela ne risquerait-il pas d’anéantir l’idéalisation de sa propre enfance et de ses propres parents ? Et pour se protéger contre toutes ces questions trop déstabilisantes, les parents croient pour de bon que s’ils appliquent les principes éducatifs qu’on leur a appliqués, c’est, comme on le leur a maintes fois répété quand ils étaient petits, pour le bien de leurs enfants. Et l’enfant qu’on éduque apprend ainsi à… éduquer.
Cela ne veut pas dire que les parents n’aiment pas leurs enfants. Cela veut simplement dire qu’ils ont appris à taire leurs propres sentiments, et à les remplacer par des règles de « bonne conduite », avec lesquelles ils sont au moins sûrs de ne pas être regardés de travers « en société ». Et finalement, même l’amour qu’ils portent à leurs enfants est ambigu : d’un côté le manque de respect et d’intérêt pour cette personne qu’est leur enfant, la domination, la manipulation, l’humiliation, la restriction de liberté, et de l’autre les caresses, les gâteries et les tentatives de séduction, dans la mesure où l’enfant est ressenti comme une partie de soi-même. Au lieu d’un véritable amour pour un être particulier, c’est un amour « parental », pollué par le devoir d’aimer son enfant, celui de l’éduquer correctement et par un fort sentiment de culpabilité hérité de sa propre éducation. Car, si les parents agissent pour le bien de l’enfant, celui-ci ne peut que se sentir coupable chaque fois qu’il se sent humilié ou révolté contre ce qu’il subit : tout cela ne peut être que de sa faute.
Pourtant, même si les parents réussissent généralement à dresser leurs enfants, la puberté vient tout bouleverser et l’adolescence est le moment de la remise en cause, de la révolte. Les jeunes se retrouvent d’un coup confrontés à l’intensité de leurs véritables sentiments. Chacun s’arrange comme il peut avec cette explosion intempestive, mais la société n’admet pas que l’on exprime des sentiments intenses et violents, car les adultes ont tous plus ou moins bien réussi à éteindre ce feu en eux et ils entendent bien ne pas le tolérer des adolescents. C’est sans doute pour cela que les pouvoirs successifs mettent autant d’acharnement à la répression des jeunes, et c’est sans doute aussi pour cela que les adultes qui constituent « l’opinion publique » acceptent si facilement l’idée que ces jeunes, même quand ils sont âgés de 10 ou 13 ans, sont dangereux.
Il « suffirait » pourtant de se rendre compte de l’existence de ces chaînes pour pouvoir se dire que, comme tout le monde, nos parents ont, au mieux, fait ce qu’ils pouvaient, en composant avec le carcan de leur éducation, leurs contraintes quotidiennes, leur désir de liberté et leurs vrais sentiments pour leurs enfants. Il « suffirait » d’admettre que les choses se sont passées comme cela et qu’on n’y pourra rien changer, pour se libérer d’un peu de cette culpabilité et de ce besoin obsessionnel de justifier la conduite de ses parents en la reproduisant sur ses propres enfants. On pourrait alors commencer à aimer et respecter ces enfants-là pour eux-mêmes, en étant attentif à leurs besoins ou à leurs sentiments, sans les ressentir comme des menaces, sans se sentir coupables. Et ces enfants pourraient nous en apprendre, sur nous-mêmes, sur la spontanéité et les sentiments que nous avions vaincus par notre application à les maîtriser.
L’apprentissage de la soumission
Dans son livre, Alice Miller donne une large place aux portraits d’enfance de trois personnalités particulières : celle d’Adolf Hitler, celle de Jürgen Bartsch (jeune infanticide) et celle de Christiane F. (droguée, prostituée).
Il paraît évident que les enfances massacrées de ces personnages ont joué un rôle déterminant sur leurs personnalités et leurs capacités de destruction. On peut cependant douter que, dans le cas d’Hitler, cela suffise pour expliquer la mise en place du régime nazi, même en tenant compte du fait que les principes éducatifs qui avaient détruit le petit Adolf étaient aussi ceux utilisés pour éduquer tous les petits enfants allemands.
Il n’en reste pas moins que les ressemblances frappantes qui ressortent de la comparaison entre le fonctionnement de l’Etat et l’éducation des enfants montrent qu’ils obéissent aux mêmes « valeurs ». Comme le dit Alice Miller : « Si l’enfant apprend à considérer même les châtiments corporels comme des « mesures nécessaires » contre les « malfaiteurs », parvenu à l’âge adulte, il fera tout pour se protéger lui-même de toute sanction par l’obéissance, et n’aura en même temps aucun scrupule à participer au système répressif ».
Libertaires dans un monde d’exploitation capitaliste, nous sommes bien placés pour savoir que le chemin entre l’éducation et l’adhésion aux valeurs d’une société n’est pas tout tracé. Mais il me semble que tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces valeurs, qu’ils soient bien sûr parents, mais aussi éducateurs, instituteurs, professeurs… tous devraient tenter d’explorer de nouvelles façons de se comporter avec les enfants.
Alice
Le site d’Alice Miller :
http://www.alice-miller.com/sujet/f…
Table des matières du livre d’Alice Miller
I. L’éducation ou la persécution du vivant
La » pédagogie noire «
Introduction
Les foyers de la haine
Les valeurs » sacrées » de l’éducation
Le mécanisme principal de la » pédagogie noire » dissociation et projection
Existe-t-il une » pédagogie blanche » ?
Introduction
La douce violence
C’est l’éducateur et non l’enfant qui a besoin de la pédagogie
II. Le dernier acte du drame muet : le monde reste épouvanté
La guerre d’extermination contre son propre moi
L’occasion manquée de la puberté
Quête et destruction du moi par la drogue
La logique cachée du comportement absurde
L’enfance d’Adolf Hitler : de l’horreur cachée à l’horreur manifeste
Introduction
Le père – son destin et sa relation au fils
La mère – sa position dans la famille et son rôle dans la vie d’Adolf
Jürgen Bartsch. Comprendre une vie par la fin
Introduction
» Tombé du ciel ? «
Que nous apprend un meurtre sur 1 enfance du meurtrier ?
Les murs du silence
Conclusions
III. Angoisse, colère et deuil, mais pas de sentiments de culpabilité sur la voie d’une conciliation
Même la cruauté involontaire fait mal
Sylvia Plath et l’interdiction de la souffrance
La colère non vécue
La permission de savoir