Un combat de la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA)
D’après un texte paru dans L’Affranchi no 9 (octobre-novembre 1994)
Au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT), comme dans le mouvement libertaire en général, il existe un certain flou artistique concernant la définition même de ce que nous sommes. Anarchistes, anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires… voici des adjectifs par lesquels nous nous définissons volontiers et qui nous semblent synonymes. Pourtant, dans la bouche des uns ou des autres, ces mots n’ont souvent pas le même sens. En fait, derrière ces différentes appellations se cachent des divergences, des ambiguïtés qui accompagnent notre Internationale depuis son origine et qu’il faudra sans doute résoudre un jour. Le texte qui suit tente de restituer un aspect de ce débat, tel qu’il s’est présenté en Argentine, entre 1900 et 1930.
Les anarchistes sont à l’origine du mouvement ouvrier Argentin. Jusqu’en 1910, ils sont pratiquement hégémoniques en son sein. Mais affaiblis par la terrible répression consécutive aux protestations ouvrières qui ont lieu lors de la commémoration du centenaire de l’Etat argentin, ils perdent progressivement leur prééminence.
Jusqu’à la dictature du général Uriburu en 1930, les anarchistes ont encore une grande influence dans la classe ouvrière argentine, mais ils sont confrontés à d’autres idéologies dont la plus importante est celle du syndicalisme révolutionnaire. Leur organisation, la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA) adhère à l’Association internationale des travailleurs (AIT) dès sa constitution en 1922. Pourtant, la FORA rejette les principes du syndicalisme révolutionnaire qui figurent dans les statuts de l’AIT. Les réflexions critiques, surtout lorsqu’elles proviennent de compagnons qui n’ont jamais failli à leur devoir de solidarité internationale, constituent un patrimoine historique qui mérite d’être partagé. C’est pourquoi, dans la première partie du présent article, nous allons tenter d’expliquer en quoi le « forisme », ou anarchisme ouvrier, diverge des traditions anarchistes européennes. Ensuite, nous présenterons brièvement le destin du « syndicalisme révolutionnaire » [1] argentin, courant auquel les militants de la FORA se sont opposés pendant des années. Cette confrontation, aussi bien idéologique que concrète, permettant de comprendre pourquoi la FORA a dû élaborer sa propre doctrine.
Une organisation ouvrière anarchiste
La FORA ne se définissait pas comme une organisation syndicale, mais comme une organisation ouvrière anarchiste. Les organisations qu’elle regroupait portaient très rarement le nom de syndicat. Elles s’appelaient par exemple : Société de résistance des domestiques ; Union des ouvriers boulangers… Leur principale activité était la lutte des travailleurs, la résistance quotidienne à l’exploitation, mais elles diffusaient aussi l’idéal anarchiste parmi les ouvriers. En se sens, la FORA se sépare de toute une tradition du mouvement libertaire qui, à la suite de Malatesta, veut absolument différencier les organisations syndicales, des groupes spécifiques anarchistes.
En 1907, au congrès anarchiste d’Amsterdam, Malatesta déclare par exemple : <<Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats social-démocratiques, républicains, royalistes ou autres et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d’opinion, des syndicats absolument neutres>> [2]. A cela les militants de la FORA répliquent : <<En réalité, il n’existe dans aucun pays de tels syndicats, ouverts à tous les ouvriers de toutes les tendances ; même s’ils se proclament politiquement neutres, ils n’en sont pas moins inféodés à un parti ou à un système d’idées ou de tactiques prédominantes (…) et l’on ne permet pas non plus aux anarchistes de faire de la propagande pour leurs idées dans le mouvement syndical lié à d’autres tendances, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires>> [3].
Par ailleurs, les militants de la FORA ne sont pas favorables aux groupes anarchistes à caractère philosophique qui se limitent à faire de la propagande. Ils n’en conçoivent l’existence que lorsque, pour une raison ou pour une autre, il s’avère impossible de militer dans le mouvement social. Leur position repose sur un constat : là où l’anarchisme a été essentiellement porté par des philosophes, fussent-ils de la taille d’un Kropotkine, ou par d’ardents propagandistes comme Emma Goldman ou Johann Most, c’est-à-dire en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, il ne s’est pas beaucoup développé. Par contre, l’Espagne et l’Argentine, qui comptent bien peu de théoriciens anarchistes, connaissent un mouvement puissant. La FORA en conclut que l’anarchisme se propage mal du haut vers le bas, des intellectuels vers le peuple et qu’il est préférable de le diffuser directement au sein du prolétariat, parce qu’il correspond à ses aspirations latentes. <<Pour nous, l’anarchisme n’est pas une découverte de laboratoire, ni le fruit de penseurs géniaux, mais un mouvement spontané des opprimés et exploités qui sont arrivés à la compréhension (…) de la nocivité du privilège et de l’inutilité de l’Etat, et qui veulent lutter pour un ordre social qui assure à l’homme son libre développement. La philosophie coopère à la concrétisation et à la définition de ces aspirations latentes chez les masses rebelles, mais elle n’a pas le droit de s’approprier les conceptions de l’anarchisme…>> [4].
La tâche des anarchistes consiste donc à éveiller, à la base, des tendances qui existent déjà chez les exploités. Car si les militants libertaires <<renoncent à la possibilité d’agir dans le monde du travail comme force autonome, en se contentant de monopoliser le mouvement anarchiste dans de petits groupes de propagande, [leur] avenir n’a rien de prometteur>> [5]. Pour la FORA, l’élaboration théorique et la résistance ouvrière sont inséparables.
Même si certains de ses membres participaient, par ailleurs, à des groupes anarchistes (athénées, groupes antimilitaristes…) la FORA a toujours rejeté les groupes spécifiques, conçus comme des mouvements idéologiques organisés. En ce sens le modèle d’organisation « global » ou « intégral » qui est le sien diffère de celui adopté en Espagne dès 1927. Voici comment l’argentin Jorge Solomonoff voit cette divergence : <<Pour résoudre le problème de la distance qui existe entre les formulations idéologiques plus ou moins élaborées et les motivations qui entraînent l’action revendicative des masses ouvrières, on rencontre historiquement deux types de solutions : celle qui maintient organiquement séparées les fonctions idéologiques et politiques de l’anarchisme de celles strictement corporatives, dont l’exemple le plus durable est celui de la relation entre la Fédération anarchiste ibérique (FAI) et la Confédération nationale du travail (CNT) espagnole. L’autre position est celle qui soutient que l’élaboration idéologique et l’action syndicale constituent un tout inséparable et que l’organisation spécifique des anarchistes, hors du mouvement ouvrier, impliquerait entre eux, l’établissement de relations autoritaires et aristocratiques, reproduisant les problèmes propres aux relations conflictuelles qui existent entre les partis politiques et les syndicats. L’exemple le plus achevé de cette « fusion » entre l’organisation syndicale et une idéologie « externe » est celui de la FORA, surtout à partir de 1905. Même si cette position n’était pas partagée par la totalité des anarchistes, elle fût assez forte pour empêcher l’apparition d’une organisation politique anarchiste en Argentine, pendant la période qui nous occupe>> [6] L’ouvrage de Solomonoff va jusqu’à la première guerre mondiale. Par la suite, des organisations spécifiques anarchistes sont apparues : l’Alliance libertaire argentine dans les années ’20 et la Fédération anarcho-communiste argentine dans les années ’30 (aujourd’hui Fédération libertaire argentine). Elles furent toutes deux combattues par la FORA.
Voyons maintenant la position de la FORA vis-a-vis du syndicalisme révolutionnaire.
Entre anarchisme et marxisme : le syndicalisme révolutionnaire
Le syndicalisme révolutionnaire est né à la fin du siècle dernier, en réaction à la dérive parlementaire et réformiste de la sociale-démocratie. Suivant ses principes, l’organisation syndicale constitue l’organisation révolutionnaire par excellence et le syndicalisme se suffit à lui-même. Les syndicalistes révolutionnaires partent de l’idée que les luttes ouvrières constituent un exercice, une « gymnastique » qui prépare la grève générale révolutionnaire. Au cours de celle-ci, les travailleurs sont censés bloquer les points névralgiques du système (transports, communications…), s’approprier des outils de production et remettre en marche l’économie. Les organisations syndicales constituant la base de la nouvelle société.
Conçu au départ par des militants ouvriers français, dont un certain nombre d’anarchistes (Pouget, Pelloutier…), le syndicalisme révolutionnaire devient, avec la charte d’Amiens adoptée 1906, la doctrine officielle de la CGT française [7]. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler le contenu de cette charte : <<La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat (…). Dans l’oeuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’oeuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir le groupement de production et de répartition base de cette réorganisation sociale ; (…) le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au-dehors (…) les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale>>.
L’insistance avec laquelle la charte d’Amiens souligne la neutralité idéologique du syndicat est à mettre en rapport avec la situation particulière dans laquelle se trouve la CGT en 1906. Sans trop entrer dans les détails, signalons qu’il y a en son sein des militants de différentes tendances politiques. En renonçant à faire de la propagande partisane dans la CGT, les révolutionnaires du bureau confédéral, parmi lesquels il y a un certain nombre d’anarchistes [8], s’assurent du soutien du courant réformiste qui veut limiter le rôle du syndicat aux questions purement professionnelles. Ainsi, les syndicalistes révolutionnaires barrent la route aux socialistes favorables à un rapprochement entre la CGT et le parti socialiste SFIO.
A son origine, le syndicalisme révolutionnaire ou « syndicalisme neutre » ne constitue pas une véritable doctrine. Il est le résultat de l’action quotidienne d’un groupe de militants syndicaux. Par la suite, il va être théorisé par des intellectuels se revendiquant du marxisme, dont le plus connu est sans contexte Georges Sorel. Contrairement aux militants que l’on trouve à la tête de la CGT française jusqu’en 1909, Sorel ne considère pas la grève générale comme un projet réaliste. Pour lui c’est un mythe, mais un mythe utile puisqu’il a la capacité de mobiliser les travailleurs. Sorel a retenu du marxisme l’idée que ce sont les conflits, la violence, la lutte des classes… qui sont la source des changements, qui font avancer l’Histoire. Pour Sorel et ses disciples, l’évolution parlementaire du socialisme, l’idée de conquête du pouvoir par les urnes est contraire aux enseignements de Marx. Dans la première décade de ce siècle, ils voient dans le syndicalisme la planche de salut du marxisme [9]. Il se trouve qu’en Argentine, comme dans d’autres pays, ce sont les idées de ces théoriciens, plutôt que celles développées par les militants ouvriers français de la CGT, qui se sont propagées sous l’appellation de « syndicalisme révolutionnaire » et c’est à ces idées-là que les militants de la FORA vont s’opposer.
Les anarchistes argentins observent à juste titre que <<les « syndicalistes neutres », en rejetant tout compromis avec ce qu’ils appellent « les dogmes », admettent la conception fataliste du marxisme : ils confient au développement industriel des nations et à la prédominance toujours plus envahissante du capitalisme la tâche de créer, chez les peuples et chez les individus, les aptitudes nécessaires pour préparer et réaliser la révolution>> [10]. Or les militants de la FORA ne croient pas à l’idée suivant laquelle le développement du capitaliste produit en son sein sa propre contradiction. Pour eux la révolution ne coïncide pas avec l’aboutissement du processus capitaliste. Au contraire, le prolétariat <<doit être une muraille qui arrête l’expansion de l’impérialisme industriel. C’est seulement ainsi, en créant des valeurs éthiques capables de développer, dans le prolétariat, la compréhension des problèmes sociaux indépendamment de la civilisation bourgeoise, que l’on arrivera à constituer les bases indestructibles de la révolution anticapitaliste et anti-marxiste : la révolution qui détruise le régime de la grande industrie et des trusts financiers, industriels et commerciaux…>> [11]. En ce sens, on peut considérer la FORA comme précurseurdes actuels anti-industrialistes.
Au lieu de confier à une force extérieure la tâche de transformer le monde, les militants de la FORA comptent donc avant tout sur la force de leurs idées, ainsi que sur la combativité et la créativité du prolétariat conscient.
Dans le même esprit, la FORA refuse le postulat suivant lequel le syndicat constituerait l’embryon de la société future, l’idée de remplacer le pouvoir de l’État par celui du syndicat allant à l’encontre de ses principes antiautoritaires. Ses militants sont partisans de la libre association des producteurs et de la libre fédération des associations de producteurs et de consommateurs. Pour eux, le syndicalisme est le produit du système capitaliste et doit disparaître avec lui.
Les militants de la FORA avaient choisi de construire une organisation ouvrière, mais ils ne l’idéalisaient pas. Pour eux le syndicalisme n’était qu’un moyen, <<une arme d’urgence qui ne contient pas d’autres promesses d’avenir que celles que peuvent lui donner les hommes qui s’en servent. Outre les services qu’ils rendent aux travailleurs pour se défendre de l’exploitation capitaliste, ses organes sont d’efficaces véhicules pour la diffusion des idéaux anarchistes, mais les anarchistes ne peuvent oublier leur devoir de critique vis-à-vis de toutes les institutions…>> [12]. Cette critique s’appliquait aussi à la FORA, à laquelle ils refusaient d’attribuer un rôle dirigeant. Ils considéraient même que, durant les périodes révolutionnaires, l’organisation ouvrière pouvait être une entrave. Et que la spontanéité des opprimés, s’ils étaient porteurs des valeurs libertaires et aguerris par les luttes quotidiennes, était la meilleure garantie de succès. Là encore, la FORA a été précurseur des positions politiques des communistes de conseils qui sont apparus en Europe dans le courant des années 20 et 30, à la différence que là où le conseillisme était une théorie construite, l’anarchisme globaliste de la FORA procédait d’une réelle expérience d’organisation de masse.
Nous allons maintenant brièvement retracer les grandes lignes de l’évolution de ce « syndicalisme révolutionnaire » argentin auquel les militants ouvriers anarchistes de la FORA se sont tant opposés.
Le destin du « syndicalisme révolutionnaire » argentin
Les idées syndicalistes révolutionnaires ont été importées en Argentine par des intellectuels socialistes et c’est au sein du PS qu’elles ont tout d’abord été connues. Dès 1905, ce courant édite un périodique La Acción socialista et jette son dévolu sur la petite centrale syndicale du parti socialiste (PS) : l’Union générale des travailleurs (UGT). En 1906, le congrès du PS invite les « syndicalistes révolutionnaires » à quitter ses rangs. A ce moment-là, ils sont déjà parvenus à dominer les instances de l’UGT et, rejetant la voie parlementaire, ils se lancent à la conquête du mouvement ouvrier argentin. Pour cela, ils vont tenter de s’unifier à la FORA, qui est la centrale ouvrière majoritaire. Mais les différentes tentatives d’unification (1907, 1909, 1912) sont des échecs. Les militants de la FORA, attachés à la finalité communiste libertaire de leur organisation, opposent une fin de non recevoir à l’exigence de neutralité idéologique des « syndicalistes révolutionnaires ».
Partant de leur volonté de voir la classe ouvrière argentine réunie au sein d’un seul syndicat idéologiquement neutre, les dirigeants de l’UGT vont, au cours de la deuxième décade du siècle, lancer une véritable « OPA » [13] sur la FORA. En 1909, ayant réussit à gagner à sa cause quelques syndicats indépendants, l’UGT change son nom pour celui de Confédération ouvrière de la région argentine (CORA). S’agissait-il d’une tentative de créer la confusion par la ressemblance des noms ? En tout cas, les statuts de la nouvelle centrale syndicale, par leur rejet des partis politiques et du parlementarisme, sont très semblables à ceux de la FORA.
En 1914, la CORA s’auto-dissout et ses adhérents intègrent les rangs de la FORA. Par ce stratagème, ils parviennent, un an plus tard, en 1915, à faire adopter le principe de neutralité idéologique par le 9ème congrès de la FORA. L’abandon de la finalité anarchiste ne fut pas acceptée par tous les militants et, en 1916, un certain nombre de syndicats décident de refuser les résolutions du 9ème congrès et de maintenir la déclaration en faveur du communisme libertaire adoptée lors du 5ème congrès de la FORA. A partir de ce moment-là et jusqu’en 1922, il y aura deux FORA : la FORA 5o appelée aussi FORA « communiste » qui regroupe les organisations ouvrières se réclamant du communisme libertaire et la FORA 9o ou FORA « syndicaliste » favorable à la neutralité idéologique.
En fait de neutralité, celle-ci allait rapidement être jetée aux orties. Les dirigeants de la FORA 9o vont en effet se rapprocher du nouveau gouvernement radical de Yrigoyen qui accède au pouvoir en 1916.
Cette évolution de la FORA 9o ne se fera pas sans provoquer de mécontentements parmi les travailleurs organisés, et beaucoup d’entre-eux rejoindront les rangs de la FORA 5o ; pourtant les contacts que la centrale « syndicaliste » va nouer avec le pouvoir contribueront à son développement. Le pouvoir va surtout s’appuyer sur le syndicat des dockers puis sur celui des cheminots qui constituent la véritable colonne vertébrale du « syndicalisme révolutionnaire » argentin. L’appui gouvernemental et le développement de ces fédérations d’industrie vont de pair.
Les « syndicalistes » se rapprochent du gouvernement
Le leader radical, qui n’avait gagné les élections que d’une courte majorité, comprit rapidement l’intérêt qu’il avait à se rapprocher du mouvement syndical. Tout vote pris à l’abstention ou au parti socialiste était pour lui bienvenu. Durant les premières années de son gouvernement, Yrigoyen joue un rôle médiateur dans les grèves des dockers et des cheminots, permettant l’obtention de considérables avantages pour les travailleurs de ces secteurs. <<Les syndicalistes, quant à eux, toujours flexibles et pragmatiques, ne tardèrent pas à laisser de côté leurs principes anti-étatiques quand ils virent que l’appui du gouvernement s’avérait décisif pour l’obtention de leurs revendications et cultivèrent assidûment l’amitié du président>> [14]. Aux avantages pour la branche d’activité devaient s’ajouter des acquis plus individuels, comme l’obtention d’emplois au sein de l’administration, pour certains syndicalistes… Avec la semaine tragique de janvier 1919, l’entente entre la FORA 9o et le pouvoir va cependant se détériorer. Rappelons que ces événements ont débuté par le massacre des ouvriers grévistes d’une entreprise métallurgique de Buenos Aires (quatre morts et quarante blessés). Au départ, seule la FORA 5o (anarchiste) appelle à la grève générale, la FORA 9o se limitant, dans un premier temps, à des protestations verbales. Mais, devant l’ampleur de la mobilisation populaire, la FORA 9o se joint au mouvement et tente d’en prendre la tête… pour rapidement appeler les travailleurs à reprendre le travail. Alors que la FORA 5o tente de développer la potentialité révolutionnaire de la mobilisation nous sommes au lendemain de la révolution russe et les espoirs des travailleurs sont immenses les dirigeants de la FORA 9o s’efforcent de circonscrire le conflit autour des ateliers Vasena où le massacre initial s’était produit.
Encore une tentative d’unification
Malgré la répression qui accompagne ces événements, l’Argentine connaît une importante combativité ouvrière au début des années ’20. Une nouvelle tentative d’unification du mouvement ouvrier se produit alors. En janvier 1921, une délégation du conseil fédéral de la FORA 5o assiste au congrès de la FORA 9o où le principe d’une réunification des deux organisations est adopté. Un comité pour l’unité constitué par cinq représentants de chacune des deux FORA et cinq représentants de syndicats autonomes se met au travail. Mais rapidement les anarchistes auront l’occasion de mettre à l’épreuve la volonté unitaire des « syndicalistes ». En avril et mai 1921, une importante grève revendicative éclate au sein de l’entreprise La Forestal, dans la province du Chaco, au nord du pays. La FORA 5o fait alors appel à la FORA 9o pour organiser un vaste mouvement de solidarité avec les grévistes, mais la FORA 9o tergiverse, fait attendre sa réponse jusqu’au moment où l’armée intervient et écrase le mouvement. D’autres manquements à la solidarité ouvrière aggraveront le rejet de l’unité chez les adhérents de la FORA 5o. En août 1921, un référendum interne à la FORA 5o enterre définitivement le projet de fusion.
De son côté la FORA 9o poursuit le processus avec des syndicats autonomes et quelques organisations ouvrières ayant appartenu à la FORA 5o. En 1922, ces éléments constituent une nouvelle centrale appelée Union syndicale argentine (USA) qui adopte, dans ses statuts, les principes du syndicalisme révolutionnaire : unité du mouvement ouvrier, action directe, apolitisme… Partant de l’idée que le capitalisme est condamné à disparaître <<en raison du développement progressif (…) de la classe ouvrière organisée>>, la USA fait sien le slogan <<tout le pouvoir aux syndicats>> [15]
Voici comment la FORA 5o redevenue FORA tout court décrit les participants à ce processus : <<une coalition formée de socialistes, de syndicalistes, de communistes et d’anarcho-bolchéviques, après une nouvelle campagne systématique pour s’approprier la Fédération ouvrière régionale argentine, a réalisé un prétendu congrès d’unification, durant lequel (…) ils ont a nouveau changé le nom de leur organisme, pour l’appeler Union syndicale argentine>>[Rapport de la FORA au congrès constitutif de l’AIT (1922), cité in Antonio López, op.cit., Tome 2, p. 169.].
Faut-il adhérer à l’Internationale syndicale rouge ou à l’AIT ?
Dès le départ, la USA est partagée entre la volonté d’unité affirmée dans les principes du syndicalisme révolutionnaire qu’elle adopte et les luttes intestines que se livrent, en son sein, les différents courants qui la composent. Les discussions sur l’adhésion à une internationale syndicale, en 1922, illustrent le problème. Certains de ses membres souhaitent alors voir la centrale adhérer à l’Internationale syndicale rouge (ISR) qui vient de se créer à Moscou, d’autres mènent campagne pour l’Association internationale des travailleurs (AIT) en voie de constitution à Berlin. La USA, qui a alors des contacts avec les deux organismes, décide d’organiser un référendum parmi ses adhérents pour savoir si elle doit se rendre au congrès de l’ISR ou à celui de l’AIT. Les résultats de ce vote, qui a lieu en octobre 1922, témoignent du rapport de force initial au sein de la USA. Soixante-neuf syndicats (17’557 cotisants) se déclarent opposés aux deux congrès. Vingt-trois syndicats (5617 cotisants) pour le congrès de Moscou. Cinq syndicats (1’502 cotisants) pour celui de Berlin et sept syndicats (1.071 cotisants) pour la participation aux deux congrès.
Au nom de l’unité du mouvement ouvrier argentin, la USA renonça donc à s’affilier à une internationale syndicale. Mais cette « unité » allait être de courte durée. En 1926, les militants socialistes, entravés par la règle qui interdit aux responsables syndicaux d’être candidats à des élections, quittent la USA pour fonder leur propre centrale : la Confédération ouvrière argentine (COA). En 1929, ce sont les communistes qui abandonnent le navire pour constituer leur syndicat : le Comité d’unité syndicale classiste.
A la fin des années ’20, le mouvement syndical argentin se retrouve donc complètement divisé à partir des critères idéologiques auxquels le « syndicalisme révolutionnaire » prétendait résister. Pourtant cette idéologie ne va pas disparaître pour autant. Tout en restant présente au sein du mouvement syndical, elle va subir un certain nombre de mutations qui l’amèneront à jouer un rôle important dans la gestation du péronisme.
Le 6 septembre 1930, a lieu le coup d’Etat du général Uriburu. La FORA est interdite, ses locaux sont fermés, ses militants sont poursuivis, détenus, déportés et même dans certains cas fusillés. Dès lors, l’organisation ouvrière anarchiste va connaître un inexorable déclin. Par contre, le « syndicalisme révolutionnaire » va se maintenir au travers de différentes mutations que nous allons brièvement évoquer.
Du « syndicalisme révolutionnaire » au péronisme
Au lendemain coup d’Etat, le syndicat socialiste COA et la USA fusionnent pour constituer une nouvelle organisation appelée Confédération générale du travail (CGT) en référence à la CGT française. Si cette réunification est à mettre en rapport avec la répression (bien que celle-ci vise surtout les anarchistes et les communistes), il faut aussi souligner le rôle joué par l’Union ferroviaire (UF). Cette fédération de tendance « syndicaliste révolutionnaire », avait adhéré à la COA (socialiste) car la USA lui reprochait sa trop grande centralisation. Au moment de la constitution de la CGT, elle compte, avec ses 45’000 adhérants, probablement plus de membres que la USA et la COA réunies.
Pendant les premières années, la CGT est dominée par les anciens de la USA et les membres de l’UF, donc par la tendance « syndicaliste révolutionnaire ». Elle adopte une attitude extrêmement modérée vis-a-vis de la dictature. Les dirigeants syndicaux fréquentent la junte militaire et en arrivent à appuyer explicitement sa politique en 1933. A partir de 1934, au sortir de la crise économique, l’Argentine connaît un renouveau des luttes ouvrières, mais celles-ci ne sont pas soutenues par la direction de plus en plus bureaucratique de la CGT.
A la fin de 1935, la lutte de tendances internes entre « syndicalistes » et socialistes va prendre un tournant assez inattendu. Renforcés par l’adhésion des communistes qui suivant les consignes du Comintern en faveur du front populaire rejoignent la CGT, les socialistes s’emparent tout d’abord de la tête de l’UF, puis délogent de leurs locaux, par la force, les dirigeants « syndicalistes révolutionnaires » de la CGT. Il y a alors deux CGT, mais celle dirigée par les « syndicalistes » est la plus faible. En 1937, ceux-ci tentent de ressusciter la USA, c’est l’échec. A l’image de la FORA, la USA apparaît alors comme un vestige du passé. Cependant, les attitudes caractéristiques développées les années précédentes par les « syndicalistes révolutionnaires » se perpétuent sous le verni socialiste de la nouvelle direction de la CGT. Les communistes et un certain nombres de socialistes émettent toujours les mêmes critiques qu’auparavant vis-à-vis de la nouvelle équipe dirigeante. Ils lui reprochent son apolitisme, ses relations avec le pouvoir, ses manoeuvres bureaucratiques pour se maintenir à la tête de la CGT… Selon Hugo del Campo, <<il s’agissait de deux stratégies différentes qui ne répondaient pas seulement à des motivations idéologiques, mais aussi à des réalités objectives. Les grands syndicats des transports qui encadraient la majorité des travailleurs de leur secteur (…) pouvaient paralyser le pays. Pour obtenir leurs revendications, ils comptaient surtout sur leur propres forces. De plus leurs interlocuteurs n’étaient pas seulement les entreprises, mais aussi le gouvernement (…) plus l’image qu’ils présentaient était politiquement neutre, plus leur capacité de pression était importante (…). La majorité des autres syndicats ne réunissaient qu’une minorité des travailleurs de leur secteur (10% à 15% en moyenne) (…). Incapables d’obtenir leurs revendications par leurs propres forces, ils ne pouvaient espérer la solution de leurs problèmes que dans le cadre d’un changement politique global. C’est pourquoi, ils se sentaient attirés par l’idée du front populaire lancée par les communistes et qui comptait de nombreux partisans au sein du PS>> [16]
En 1943, ces divergences sont la cause d’une nouvelle scission. Une CGT no2 dominée par les communistes se constitue, mais celle-ci est presque immédiatement interdite, suite au coup d’Etat du général Ramirez. C’est alors qu’un colonel du nom de Perón prend la tête du secrétariat au Travail mis en place par la junte militaire. Par une série de concessions à la classe ouvrière et d’habiles manoeuvres (infiltration de la CGT…) Perón, qui se déclare partisan de la neutralité idéologique du syndicalisme, parvient petit à petit à gagner à sa cause une partie du mouvement ouvrier. L’un des premiers syndicats à lui être favorable est l’Union ferroviaire (UF) à la tête de laquelle il place un homme à lui : le colonel Mercante. Mais progressivement, un certain nombre de dirigeants de la CGT ainsi que Luis Gay, le secrétaire général de la USA, vont passer dans son camp.
En 1945, le régime militaire s’essouffle. Il doit faire face à une opposition de gauche, qui lutte pour la démocratie, et aux organisations patronales qui lui reprochent sa politique en faveur des ouvriers. Contraint à démissionner, Perón déclare au cours d’une manifestation radiodiffusée : <<L’émancipation de la classe ouvrière repose sur l’ouvrier lui-même>>. Il est emprisonné, mais quelques jours plus tard, par 21 voix contre 19, la direction de la CGT appelle à la grève générale <<pour la défense des conquêtes sociales, l’augmentation des salaires…>>. C’est l’occasion d’un gigantesque mouvement, en bonne partie spontané, en faveur de Perón qui est libéré. Il se porte immédiatement candidat aux élections présidentielles prévues pour février 1946. Un parti « travailliste » composé de syndicalistes se constitue pour le soutenir. Il a face à lui une « Union démocratique » qui réunit la quasi totalité de la classe politique, des conservateurs aux communistes. C’est alors qu’un événement va favoriser l’irrésistible ascension de Perón.
En janvier 1946, les patrons refusent de payer aux ouvriers le treizième salaire adopté par un décret du secrétariat au travail. Ils reçoivent le soutien des communistes et des socialistes. La grève ouvrière qui se produit alors a, quant à elle, l’appui du gouvernement militaire encore en exercice ! La gauche a définitivement perdu sa crédibilité parmi les travailleurs. Avec un programme à la fois nationaliste et socialiste, Perón emporte les élections par 1’478’000 voix contre 1’212’300.
Début 1947, le parti travailliste se transforme en parti péroniste. Le syndicaliste Luis Gay qui s’oppose à ce changement est accusé d’intelligence avec l’ennemi et disparaît de la vie politique. Les syndicats sont progressivement purgés des vieux leaders syndicaux qui sont remplacés par des hommes de l’entourage de Perón. En 1950, la CGT intègre le parti péroniste et devient le pilier d’un régime de plus en plus autoritaire…
En guise de conclusion
En suivant pas à pas le triste destin du « syndicalisme révolutionnaire » argentin, on se dit que les mises en garde de la FORA à l’encontre de la neutralité idéologique du syndicalisme avaient quelque chose de prémonitoire. Un mouvement qui se prétend sans idéologie, qui abandonne ses valeurs éthiques au nom de la lutte des classes, de l’efficacité immédiate, a bien des chances d’être récupéré par le premier démagogue venu.
Faut-il reprocher aux militants de la FORA une trop grande raideur idéologique ? Peut-on dire que les compagnons argentins auraient dû agir autrement qu’ils ne l’on fait ? Nul ne peut réécrire l’Histoire.
La FORA, comme d’autres mouvements de résistance au capitalisme de la même période, s’est trouvé confrontée à des phénomènes adverses d’une telle ampleur, qu’elle a finalement été marginalisée. Parmi ces phénomènes on peut citer : l’expansion économique, la répression, les coups d’Etat militaires, l’immense espoir suscité par le mirage de l’URSS et peut-être surtout l’idéologie productiviste commune au marxisme, au libéralisme, au nationalisme…
Une règle non écrite veut que les « vaincus », les oubliés de l’Histoire, n’aient pas droit au chapitre. C’est pour cela peut-être que l’anarchisme ouvrier de la FORA est tellement méconnu. Certes l’Argentine n’a pas vécu, à la différence de l’Espagne, de bref été de l’anarchie. Cela dit, il faut relever que les mouvements qui s’en sont tenus aux principes du syndicalisme révolutionnaire sans être récupérés par le système, comme les Industrial Workers of the World (IWW) aux Etats-Unis, même s’ils sont plus connus, n’ont pas eu, dans leur pays, la même importance que la FORA. Le fait que l’Argentine soit un pays périphérique explique peut-être pourquoi on connaît si mal son histoire. Quoi qu’il en soit, si l’on veut travailler à un renouveau de l’anarcho-syndicalisme, les élaborations des militants qui nous ont précédés constituent un matériel de réflexion utile, non pour en faire une orthodoxie ce qui serait contraire à l’esprit de leurs auteurs mais comme instruments critiques.
Pour approfondir :
LA FORA : ORGANISATION OUVRIERE ANARCHISTE [https://cnt-ait.info/2023/02/10/fora-arango/]
QUESTIONS D’ORGANISATION : L’EXEMPLE DE LA FORA [https://cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article268]
[1] Comme nous allons l’expliquer plus loin, le « syndicalisme révolutionnaire » qui s’est développé en Argentine constitue une interprétation discutable de cette doctrine, c’est pourquoi nous utilisons des guillemets. Il n’y en a pas quand nous parlons du syndicalisme révolutionnaire en général.
[2] Congrès anarchiste tenu à Amsterdam, août 1907, Paris, La Publication sociale, 1908, p. 79.
[3] Emilio López Arango, Diego Abad de Santillán, El anarquismo en el movimiento obrero, Ediciones Cosmos, Barcelone, 1925, p. 164.
[4] Ibid. p. 106.
[5] Ibid. p. 162.
[6] Jorge N. Solomonoff, Ideologías del movimiento obrero y conflicto social, Editorial Proyección, Buenos Aires, 1971, p. 194. Cité in Antonio López, La FORA en el movimiento obrero, Centro Editor de America latina, Buenos Aires, 1987, Tome 1, pp. 69-70.
[7] Cf notre article : https://cnt-ait.info/article.php3?id…
[8] Pour plus d’informations sur les anarchistes et la charte d’Amiens consulter Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome 1, Tel Gallimard, p. 318 et suivantes.
[9] Lorsque la CGT devint progressivement réformisme, les soréliens se rapprochèrent l’Action française avec l’espoir de faire sortir la bourgeoisie de sa lâcheté et donner un nouveau souffle à la lutte des classes. A la fin de sa vie, Sorel se déclara admirateur de Lénine et de la révolution russe, mais nombre de ses disciples à l’image d’Humbert Lagardelle qui fut ministre du travail sous Pétain évoluèrent vers le fascisme.
[10] Emilio López Arango, Diego Abad de Santillán, op. cit., p. 49.
[11] Ibid, p. 118.
[12] Mémoire présenté au Congrès de l’AIT, publié à Buenos Aires en 1924, cité in Antonio López, op. cit., Tome 2, p. 173.
[13] Offre publique d’achat : stratégie boursière visant a acquérir la majorité des actions d’une société afin d’en prendre la direction. Le terme est utilisé ici au sens figuré.
[14] Hugo del Campo, El « sindicalismo revolucionario » (1905-1945), Centro Editor de America latina, Buenos Aires, 1986, pp. 13-14.
[15] Cité in Hugo del Campo, ibid., pp. 74-75.
[16] Hugo del Campo, op. cit., pp. 17-18.
2 commentaires sur Anarchisme Globaliste contre « syndicalisme révolutionnaire »