Hygiène publique et santé : les apports de Felix Marti Ibañez aux concepts anarchistes

Richard Cleminson ((Trad. de l’anglais par R. Creagh, première parution dans Réfractions n°1, hiver 1997)

Cet article entend contribuer à l’historiographie libertaire de la santé et des soins médicaux. Il aborde la problématique particulière du médecin anarchiste espagnol Félix Martí Ibáñez : sa pensée et ses conceptions d’un changement radical dans le traitement de la santé et dans son entretien, grâce à un projet libertaire d’hygiène sociale . Ayant examiné ailleurs le discours et l’activité des anarchistes catalans au sein des courants néo-malthusiens et eugénistes, ainsi que leurs liens avec la réforme de la Santé publique, j’entends approfondir ici la compréhension du concept d’ « hygiène sociale », embrassé par beaucoup de pays européens au commencement du vingtième siècle et dont, en fait, la genèse remonte aux siècles antérieurs.

Je souhaite aussi, par l’examen des idées du Dr. Félix Martí Ibáñez, montrer comment ce penseur estimait que les préoccupations et les méthodes d’une certaine forme « d’hygiène sociale » pouvaient s’intégrer dans l’idéologie et la praxis anarcho-syndicaliste. En regardant le passé, nous pouvons comprendre comment les organisations ouvrières d’inspiration libertaire, qui disposaient d’une technologie bien moins avancée et, assurément, de beaucoup moins de ressources que les systèmes de soins médicaux de l’Europe contemporaine, tentèrent d’aborder les questions de santé.

En bien des pays, des entreprises politiques contemporaines telles que la privatisation de la sécurité sociale, la dégradation de l’environnement, la part croissante de la technologie en matière de bien-être et de médecine, et les sérieux problèmes que rencontrent de larges secteurs des nations plus ou moins développées, rendent pertinents beaucoup d’écrits de Félix Martí Ibáñez en matière de santé. Notre discussion ne tentera pas, cependant, « d’appliquer » les intuitions du Dr. Martí Ibáñez à la situation actuelle de quelque pays que ce soit ou d’une quelconque région du monde.

Conceptions de l’hygiène sociale

Nous ne tenterons pas, non plus, de détailler l’histoire des idées sur l’ »hygiène sociale », ce champ spécifique constitué par Alfred Grotjahn. Cependant, en toile de fond de notre étude sur les théories des sociothérapies de Félix Martì, il n’est pas inutile d’examiner la genèse des idées d’hygiène sociale, dont les diverses formes étaient loin de traduire de manière homogène les mêmes vues. Dans la conceptualisation de la santé et de la manière dont on pouvait radicalement l’améliorer, les discours des organisations d’inspiration libertaire témoignèrent d’un sens de la prévision et d’une pénétration très spécifiques.

Si beaucoup d’historiens font remonter à Alfred Grotjahn, au tout début de ce siècle, les origines immédiates de la « médecine sociale », on peut soutenir qu’il y eut beaucoup de précurseurs dans ce genre d’idées . La « médecine sociale » tenta de déborder l’examen du malaise spécifique d’un malade pour le relier au contexte plus large de la société.

Les premiers penseurs à formuler cette idée furent Gratien, dans son Hygiène, ainsi que bien d’autres praticiens grecs . Les plus récents précurseurs des idées de Grotjahn furent John Peter Frank (1745-1821), qu’Henry Sigerist, historien de la science, considère comme un pionnier de la médecine sociale. Frank tenait une chaire de médecine clinique à l’université de Pavie à partir de 1785, et il enquêta sur les problèmes de santé et les maladies des Lombards. Il conclut que les gens de la région étaient gravement touchés par la maladie et l’ignorance, en dépit de la richesse de la terre et des récoltes qui y croissaient. Cela provenait, estimait-il, de ce que la terre n’appartenait pas aux paysans ; ceux-ci mouraient donc de faim à cause de leur pauvreté. Il s’interrogeait avec perspicacité sur l’intérêt d’une réorganisation de la santé et des services médicaux quand les gens n’avaient rien à manger. La relation entre mauvaise santé et pauvreté est assurément bien fondée aujourd’hui, malgré sa persistance dans le système capitaliste, et les médecins  » radicaux  » ont clairement souligné ce point. Néanmoins, Frank n’était pas révolutionnaire et croyait que la disparité sociale était inévitable, mais aussi que les paysans de Lombardie pouvaient réussir, par des réformes pacifiques, à contrôler la terre. Néanmoins, tandis que Frank croyait que l’hygiène individuelle pouvait devenir meilleure par une coopération entre l’individu et le gouvernement, que l’existence d’un personnel médical plus nombreux et plus qualifié, une fourniture d’eau plus pure et de meilleures vidanges, nécessitaient un pouvoir d’état pour les susciter, les anarchistes auraient traditionnellement contesté la capacité de l’Etat comme agent positif de changement et auraient fait remarquer le contraire, à savoir que l’Etat généralement réprime le changement ou empire la situation.

Un autre théoricien précoce d’une sorte de médecine sociale fut Eduard Reich (1836-1919). Dans son System der Hygiene (2 vol., 1870-1) il interpréta l’hygiène comme l’application de principes destinés à maintenir la santé et la moralité individuelle et sociale : ‘L’hygiène‘ abordait les individus comme un tout et englobait le monde physique et moral tout entier . George Rosen cite le System de Rich pour illustrer son concept d’hygiène : « L’hygiène, ou théorie de la santé et du bien-être, est la philosophie, la science et l’art d’une vie saine pour l’individu, la famille, la société et l’Etat » . Reich distinguait quatre disciplines : l’hygiène morale, l’hygiène sociale, l’hygiène diététique et l’hygiène de la ‘police’, celle-ci étant principalement concernée par la politique de santé publique . Afin de réaliser les objectifs de cette hygiène, Reich préconisa une disposition à l’autonomie personnelle et à l’action coopérative, ce qui, selon Rosen, paraît refléter la philosophie sociale de Proudhon . Ces idées furent reprises par d’autres et Rosen a montré qu’elles étaient similaires à celles de Max Von Pettenkofer qui, en 1882, utilisa le terme de « médecine sociale » pour désigner l’hygiène .

Le plus connu des défenseurs du système de médecine sociale est probablement Alfred Grotjahn qui, en mars 1904, présenta un exposé à la Société allemande de Santé publique sur la nature et le but de l’hygiène sociale. Grotjahn souligna qu’il préférait ne pas utiliser le terme « médecine sociale » dont il trouvait la connotation trop limitée. Cette expression avait été utilisée pour décrire le système d’assurance maladie introduit par Bismarck en 1883 . L’hygiène, selon Grotjahn, doit étudier les effets des conditions sociales dans lesquelles les gens sont nés, vivent, travaillent, se divertissent, procréent et meurent. L’hygiène « devient ainsi une hygiène sociale, qui prend place à côté de l’hygiène physico-biologique comme supplément nécessaire » . De plus,

En tant que science descriptive, l’hygiène sociale se préoccupe des conditions qui affectent la diffusion de la culture hygiénique parmi les groupes d’individus et leurs descendants, qui vivent dans les mêmes conditions spatiales, temporelles et sociales.

Comme science normative, elle se préoccupe des mesures destinées à diffuser la culture hygiénique parmi des groupes d’individus et leurs descendants, qui vivent dans les mêmes conditions spatiales, temporelles et sociales.

Par conséquent, en tant que science descriptive, l’hygiène sociale doit dépeindre l’état général existant de la culture hygiénique et, comme science normative, elle doit diffuser les mesures sanitaires dans l’entière population. Comme science normative, elle utilise les méthodes des sciences sociales : « Les données historico-culturelles, psychologiques, économiques et politiques, entrent toutes dans le calcul de l’hygiène sociale ».

En Europe, depuis le dix-huitième siècle, ces idées et d’autres devinrent le sujet d’un dialogue croissant entre les médecins et l’État . Le dix-neuvième siècle établit les liens les plus profonds et les plus durables entre la médecine et l’État. Dorothy et Roy Porter ont remarqué que, surtout après 1850, les chercheurs sociaux des courants prépondérants donnèrent un fondement biomédical à leur modèle de sociologie statique et de sociologie dynamique . Selon un médecin, Rudolf Virchow, la médecine était une science sociale, la politique n’étant rien d’autre qu’une médecine à grande échelle . Si donc la société, en général, était un super-organisme, la politique pouvait être une question de gestion médicale . L’implication de cette équation sur le rôle social du médecin se voit clairement. « L’expert » est élevé à une position de grand pouvoir et d’influence et agit au nom de la population, ostensiblement pour le bénéfice de celle-ci.

Nous avons toutefois suggéré que ces vues n’étaient ni hégémoniques ni homogènes dans toute l’Europe ni chez tous les médecins. Quelques écrivains avaient considéré que la médecine sociale et l’hygiène sociale étaient réactionnaires, et un ouvrage sur l’hygiène sociale dans la Grande-Bretagne du vingtième siècle s’exprimait ainsi : « Le thème qui parcourt ce livre est clair : c’est une histoire d’expertise, en fait d’un expert qui n’a pas été invité » . Comme pour d’autres manifestations de l’hygiène sociale, la contrepartie britannique « ne séparait pas la mauvaise santé en série de problèmes distincts » ; néanmoins, elle devint progressivement liée par la réglementation et le contrôle et, selon Greta Jones, une masse amorphe d’impérialistes de droite, de libéraux, de socialistes et de gens « concernés » constitua une « opinion publique » sur la question de la réforme sociale durant la période 1900-1914. L’hygiène sociale en Grande- Bretagne intima aux pauvres d’être économes, de travailler dur et d’être sains physiquement et mentalement. Elle découvrit en même temps un « résidu », ceux qui étaient au-delà de toute aide. Sous cette forme, elle s’associa au darwinisme social .

Ailleurs, en Allemagne, les idées du Dr. Heinrich Zeiss se fondèrent sur l’argument que, plutôt que de s’appuyer sur l’interprétation socialiste de l’hygiène sociale qui liait la maladie aux conditions économiques, l’hygiène allemande devait prendre en compte l’ensemble des influences psychologiques, historiques et environnementales en tant qu’elles façonnaient la santé de la population globale. Le Dr. Zeiss finalement rejoignit le Parti national-socialiste .

Sans passer en revue toutes les idées sur l’hygiène sociale, on voit que ses propagateurs venaient d’horizons différents et avaient des aspirations nettement diverses. Dorothy et Roy Parker ont néanmoins désigné ce qu’ils croient être leur terrain commun, et ils ont clairement affirmé que les relations fondamentales de la médecine clinique gênent certainement les hiérarchies d’autorité des experts, au sein desquelles le médecin est actif et le patient passif. Si les médecins tendaient à avoir des inclinations libertaires, égalitaires et démocratiques, demandent ces deux auteurs, comment ces objectifs pouvaient-ils se concilier avec les modèles et métaphores que présupposait la médecine ?

Une manière de réaliser cela consiste peut-être à rejeter le présupposé selon lequel la médecine nécessite ces modèles et métaphores, c’est-à-dire à subvertir l’image actuelle de la médecine, et à construire un modèle révolutionnaire et libertaire de la manière dont un tel système peut et doit fonctionner. Peut-être est-ce ainsi que l’on pourra finalement éliminer ou au moins minimiser cette tension discutée par Porter and Porter, qui repose sur « l’essence et la contradiction de tant de mouvements de réforme, radicaux et socialistes » . Cette tension, croyons-nous, fournit un point de vue fort utile pour considérer la pensée du Dr. Martí Ibáñez et, sans suggérer aucune conclusion a priori, nous pouvons affirmer que les questions relatives aux masses de population, la santé publique, le capitalisme, et le rôle de l’expert, furent clairement des enjeux que Martí Ibáñez et d’autres acceptèrent.

Quelques idées anarchistes sur le rôle de la science et de la médecine

Les questions ci-dessus ont sûrement une importance vitale. L’agent qui assure la mise en œuvre ou le changement dans les dispositions médicales joue un rôle de la plus haute importance. Si des personnages comme Eduard Reich et les praticiens britanniques de l’hygiène sociale ont misé sur l’État, tel n’est pas le cas des anarchistes.

Un élément qui unit quelques-uns des socialistes, des impérialistes, des gens de droite et d’autres dans leur projet d’une meilleure santé est, en effet, l’utilisation du bras coercitif de l’État pour appliquer la réforme. Les alliances entre ces groupes peuvent être fondées sur une grotesque combinaison du pouvoir et de la médecine dans un projet politique aussi nuisible que le capitalisme, si ce n’est davantage. Ainsi, par exemple, sur l’alliance entre la « science » et le « communisme », John Bernal, futur membre du Parti Communiste de Grande-Bretagne et professeur à Cambridge University, écrivait en 1929 dans son ouvrage The World, the Flesh and the Devil [Le Monde, la Chair et le Diable] :

Dans un Etat soviétique, les institutions scientifiques, en fait, deviendraient graduellement le gouvernement, et à une étape ultérieure la hiérarchie marxiste de domination serait atteinte. Dans une telle étape, les savants tendraient très naturellement à s’identifier affectivement avec le progrès de la science elle-même plutôt qu’avec une classe, une nation ou une humanité en dehors de la science, tandis que le reste de la population, du fait de la diffusion d’une éducation dont les plus hautes valeurs s’appuieraient sur une direction scientifique plutôt que morale ou politique, serait bien moins inclinée à s’opposer effectivement au développement de la science.

Les implications de ce « gouvernement de la science » sont claires. Dans la nouvelle étape de la hiérarchie marxiste ainsi produite, sans nul doute la position des savants marxistes serait privilégiée. Dans son ouvrage ultérieur, The Freedom of Necessity (1949), Bernal, dans le plus pur style du parti communiste de son époque, déclara que le PC devrait ainsi mener la société, puisque ses membres provenaient du rang de ceux qui pouvaient voir des possibilités plus larges grâce aux disciplines de la science et de la philosophie naturelle et dialectique. Les savants pouvaient planifier et agir pour l’ensemble . La notion de science était désormais, pour Bernal, extérieure à la classe ouvrière elle-même, les savants pouvant d’une certaine manière être au-dessus des intérêts de classe, de nation ou, d’ailleurs, de l’humanité. Dans ce régime d’oligarchie technocratique, ils sauraient encore quel est le meilleur bien pour l’ensemble, et ils planifieraient et agiraient en conséquence, vraisemblablement à travers un ensemble de mesures coercitives pour courber la volonté des intransigeants.

En contraste avec ces objectifs mégalomanes, infectés de hiérarchie, de pouvoir, de domination et d’une « expertise » incontrôlée, nous pouvons lire les idées de Michel Bakounine qui, en 1871, rejeta comme une monstruosité la législation et la règle de l’expert scientifique ou d’une académie de savants en se fondant sur trois terrains : d’abord, que la science humaine est toujours et nécessairement imparfaite. En forçant la vie individuelle et collective à une stricte conformité aux dernières données de la science, « nous condamnerions la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur le lit de Procuste » . Ensuite, une société qui obéirait à la législation parce qu’elle était imposée par l’académie, et non à cause de son caractère rationnel, serait une société de brutes et d’idiots. Enfin, l’académie scientifique aboutirait rapidement et infailliblement à une corruption intellectuelle et morale, immergée dans la stagnation et l’absence de spontanéité.

Le problème, poursuivait Bakounine, ce sont les privilèges. Un corps scientifique finirait par se consacrer à son auto-perpétuation. Ceci était vrai aussi d’un gouvernement par assemblée constituante.

Bakounine n’était cependant pas hostile à toute « autorité ». Si ses bottes lui avaient causé quelque problème, par exemple, il serait allé chez le bottier. Il n’aurait pas admis que celui-ci s’impose, mais il l’aurait écouté, décidant ensuite d’accepter ou non l’avis du bottier. Avec un esprit de rébellion bien significatif, il déclarait : »Si je m’incline pour un temps et dans une certaine mesure devant l’autorité des spécialistes, acceptant d’eux conseils et suggestions, je ne le fais que parce que personne ne m’y oblige« . Plutôt que d’affirmer l’autorité indiscutée de la science, il fallait liquider celle-ci en tant qu’autorité morale. La science devait être répandue parmi tous et, en devenant le patrimoine de tous, elle « gagnerait en utilité et en grâce ce qu’elle perdrait en fierté, ambition et pédanterie doctrinaire« . Il n’y aurait pas d’autre récompense pour les savants que le plaisir élevé qu’un esprit noble trouve toujours dans la satisfaction d’une noble passion.

D’autres anarchistes, d’ailleurs, n’ont pas perçu la science comme un agent neutre. Errico Malatesta écrivait en 1929 que :

« La science, arme qui peut être utilisée à de bonnes ou à de mauvaises fins, méconnaît complètement l’idée de bien ou de mal. Nous ne sommes donc pas anarchistes pour des raisons scientifiques, mais parce que, entre autres, nous voulons que tous soient en mesure de jouir des avantages et des plaisirs que la science procure« .

Le projet démocratique des libertaires se voit ici clairement. Chez Bakounine et Malatesta, pour ne citer que deux théoriciens anarchistes, la science est considérée avec prudence et, ils rejettent toute loi ou dictature de qui que ce soit, promulguée au nom de quelque institution scientifique.

On ne peut néanmoins soutenir que tous les marxistes entonnèrent les louanges de la science et qu’ils embrassèrent le scientisme, comme Bernal et quelques autres éminents savants de Grande-Bretagne. D’autres marxistes, comme Lukács, avaient prévenu contre de telles acceptations de la science. L’objectif de cette étude n’est pas de documenter les attitudes marxistes à l’égard de la science ; cette section souhaite cependant montrer que beaucoup de monde, marxistes inclus, était prêt à utiliser l’État comme agent de changement. Et nous nous tournons, à présent, vers la situation en Espagne et la pensée de Félix Martí Ibáñez.

Les idées sur la santé des anarchistes espagnols dans les années 1930

L’Espagne des années 30 était essentiellement un pays agricole, avec des régions qui venaient récemment de développer des industries lourde et légère, comme le pays Basque et la zone autour de Barcelone. Une large proportion de la force de travail travaillait encore la terre, et le niveau des soins médicaux, d’alphabétisation et de culture était faible. Michael Seidman, dans une analyse comparée du travail à Barcelone et à Paris, a remarqué que la santé publique en Espagne s’était considérablement améliorée durant le premier tiers du siècle. Néanmoins, la situation de l’Espagne était pire que celle de la France : en 1936, 109 pour 1000 des enfants espagnols mouraient avant l’âge d’un an, contre 72 pour 1000 en France. En 1935, Barcelone déclarait 17 morts par typhoïde sur 100 000 habitants, contre 2 à Paris. Cette situation commença à changer quand fut inaugurée la Seconde République en juillet 1931, et que fut mis sur pied un projet social de modernisation et de démocratisation du pays face aux problèmes structurels brutaux et aux puissants courants des pouvoirs établis, fortement enracinés dans le sol espagnol et hostiles à la modernisation du pays.

L’anarchisme et sa forme plus syndicale, l’anarcho-syndicalisme, avaient une longue histoire en Espagne. Si les différences entre les idéologies et les pratiques ne sont pas traitées ici, il est vrai de dire qu’au moment de la Seconde République l’organisation anarcho-syndicaliste CNT-AIT (Confédération Nationale du Travail, section en espagne de l’Association Internationale des Travailleurs) s’organisait au grand jour et avec beaucoup de succès. L’objectif des deux organisations anarchistes qu’étaient la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI) et la CNT-AIT était la destruction du capitalisme et de l’État, afin de permettre l’existence d’une société fondée sur la solidarité et l’aide mutuelle.

Avant la fin de la première année de la République, le personnel de la CNT-AIT qui travaillait dans la profession médicale tint une rencontre pour constituer une fédération nationale industrielle des syndicats de la santé affiliés à la Confédération, en accord avec la nouvelle insistance de la CNT-AIT sur des fédérations industrielles nationales selon les « métiers ». A la rencontre inaugurale de cette fédération, bien des points d’intérêt furent soulevés.

L’assemblée déclara que les objectifs de la Fédération des Syndicats de Santé avaient été faussés par la société bourgeoise. Ce qui tenait lieu de soins médicaux était lié à une bureaucratie qui ne réagissait que contre les microbes et les épidémies. Selon les anarcho-syndicalistes, on tentait de concilier la protection de la santé avec une nourriture frelatée, un habitat médiocre, un travail malsain et même avec le système capitaliste, de sorte que la santé du peuple et la vie d’un groupe de gens étaient moins respectables que la somme de mille pesetas. Pour cette raison, la profession médicale ne s’occupait pas de la tâche fondamentale, le soin et la défense de la santé.

Les analyses libertaires soutenaient que l’atmosphère sociale suscitait des complicités entre la médecine, la spéculation commerciale et le profit. Cet alignement détruisait le sens critique de l’individu ou le sentiment philanthropique avant même que celui-ci puisse apparaître. En une phrase : « Le droit à la santé devrait être garanti par l’organisation sociale [qui] devrait fournir à chaque individu la nourriture, le vêtement, l’abri, l’éducation et les soins techniques« . L’objet de l’article et les objectifs de la Fédération de la Santé CNT-AIT étaient que si la société était organisée d’une manière différente dans ses objectifs et ses principes directeurs, les besoins de chacun seraient pourvus. Tel était le devoir de tout système de soins médicaux et de toute disposition médicale. La même idée avait déjà été affirmée dans un article par un membre, Augusto Moisés Alcrudo, qui participa à la formation de la Fédération de la santé. Dans son article « Comunismo sanitario » [« Le communisme hygiénique ou de la santé »] il soutint l’idée que le soin médical était libérateur puisque la santé elle-même était liberté. Le communisme de la santé que la CNT-AIT visait à créer serait libérateur pour tous ceux qui souffraient et pour tous ceux qui n’avaient pas encore souffert.

Dans un autre journal, la revue de l’Organización Sanitaria Obrera [Organisation de Santé des Travailleurs], il était déclaré que cette nouvelle organisation, qui devait créer des cliniques et des centres d’information pour les travailleurs à travers un système de souscription, « souhaitait poser les premiers jalons de l’affection et de l’amour entre tous les travailleurs grâce à la culture et au plaisir de la vie« . Cette organisation n’était pas une entreprise de la CNT-AIT, mais elle avait des liens avec le syndicat et des membres de la CNT-AIT participaient dans l’OSO. A un niveau plus populaire, le souci pour des normes générales d’hygiène apparaissait dans le quotidien anarcho-syndicaliste Solidaridad Obrera qui discutait du système sanitaire de Barcelone et exprimait la préoccupation des médecins anarchistes au sujet de la maladie. Dans un article non signé du 30 mai 1931, une meilleure hygiène était demandée pour quelques-unes des rues les plus pauvres de Barcelone. Certaines rues étaient « une fosse d’aisance concrètement, moralement et publiquement« . Comme on peut le voir, Solidaridad Obrera ne se préoccupait pas seulement de la propriété physique. Cela est apparent aussi dans le commentaire que « Le spectacle tout entier ne pouvait pas être plus bouleversant. L’immoralité ne pouvait pas être plus révoltante et la contagion plus réelle et scandaleuse« . Solidaridad Obrera s’exprimait nettement sur les causes de la situation : les gens étaient corrompus par la société. La situation n’était pas leur œuvre et ils n’étaient pas coupables. Il fallait « purifier » les conditions sanitaires médiocres, et par là la société.

Isaac PUENTE

Dans un autre article, le docteur anarchiste Isaac Puente critiquait le Second Congrès médico-social contre la tuberculose pour ses résultats décevants. Parmi les accords établis à cette assemblée, il en était un qui recommandait un salaire accru pour ceux des médecins qui combattaient la tuberculose. Aux yeux de Puente, cela ne consistait pas à passer aux choses sérieuses, lesquelles réclamaient une amélioration générale de la santé, de l’habitat et plus de sécurité dans le travail. Le naturisme était aussi proposé comme solution.

Avant d’avoir encore abordé la pensée du Dr. Martí Ibáñez sur ces questions, on peut voir que le discours en matière de santé, du moins dans les cercles ci-dessus, était lié à une projet de changement social beaucoup plus large et plus ambitieux. Ces liens deviendront plus clairs dans la discussion des idées de Martí Ibáñez.

La pensée du Dr. Martí Ibáñez

Felix Marti IBAÑEZ

Le docteur Félix Martí Ibáñez était l’un des nombreux professionnels impliqués dans la CNT-AIT anarcho-syndicaliste dans les années 1930. Né à Carthagène en 1913, il mourut en exil à New York en 1974. Son doctorat de l’Université de Madrid était consacré à une comparaison historique de la psychologie orientale et occidentale. Martí Ibáñez participait à plusieurs clubs intellectuels et sociaux. Martha A. Ackelsberg présente un court survol de ses écrits et de son influence dans les cercles anarchistes et se réfère à lui comme le « doyen » de la politique sexuelle dans ces cercles. Martí Ibáñez est spécialement intéressant parce qu’il devint à 24 ans directeur du Département Catalan de la Santé et de l’Assistance sociale (SIAS) durant les mois révolutionnaires de la Guerre Civile. De tous les gens liés à la médecine qui se trouvaient à la CNT-AIT, ce fut lui qui écrivit le plus au sujet d’une révolution de la santé et des soins médicaux durant la période révolutionnaire elle-même.[isaac Puente, l’autre grans théoricien de la médecine anarchosynicaliste ayant été fusillé par les fasictes au début de la révolution]

Pour les besoins de cet article, je puiserai dans le livre que Martí Ibáñez écrivit après la fin de l’influence de la CNT-AIT dans le SIAS, intitulé Obra. Diez meses de labor en Sanidad y asistencia social [Notre œuvre. Dix mois de travail dans les services sociaux et de la santé]. J’emprunte à cette source du fait qu’une grande partie de l’ouvrage est consacrée à la réforme eugénique [de la légalisation de l’avortement] entreprise par les anarchistes espagnols durant la révolution et la guerre civile ainsi qu’à l’hygiène des milices et la question des maladies vénériennes. Un chapitre traitant spécifiquement du concept de Martí Ibáñez de « thérapie sociale » est intitulé : »Las bases de la Socialterapia » (Les fondements de la thérapie sociale) où il détaille aussi les entreprises de la SIAS sur cette question. C’est principalement sur ce chapitre que cette analyse s’appuie.

Avant de discuter de thérapie sociale, Martí Ibáñez affirme que l’objectif de la SIAS était de convertir et socialiser les soins médicaux à un rôle préventif plutôt que curatif. Par « socialisation » il désigne le concept anarchosyndicaliste de propriété générale et de contrôle général de tous les aspects de la société par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont affectés par elle. Conception plus large que le contrôle marxiste sur les moyens de production, l’idée anarchosyndicaliste étend le contrôle à ceux qui travaillent dans l’ « industrie » spécifique et à ceux qui utilisent le « produit » d’un travail donné. Le contrôle sur ces moyens serait exercé par les gens eux-mêmes, qui établiraient un conseil ou comité de coordination révocable, démocratique. (…)

Il décrit aussi les « liberatorios de prostituciòn », genre de centres de réhabilitation pour les prostituées, lequel malheureusement ne dépassa pas le stade du projet. Dans ces centres, les prostituées entreprendraient trois étapes de thérapie qui seraient, d’abord, sanitaire, puis liée à la rééducation et la thérapie sociale ; enfin un travail leur serait trouvé quand elles quitteraient le centre. Martí Ibáñez décrivait ce processus comme une solidarité au sens moral, une thérapie sociale au sens technique et une action humanitaire au sens social. Dans un véritable style anarchiste, il soutenait que la « rédemption » de ces « mercenaires de l’amour » serait la tâche des prostituées elles-mêmes, reflétant le slogan de la Première internationale : l’émancipation des travailleurs sera la tâche des travailleurs eux-mêmes. De plus, la présence et l’engagement seraient purement volontaires.

Plus spécifiquement, dans le chapitre « Les fondements de la thérapie sociale« , Martí Ibáñez commença par déclarer que tout médecin qui n’était pas enrégimenté ou « mercantilisé » par sa profession, savait que dans chaque patient, surtout s’il est d’origine ouvrière, la maladie a une cause sociale ou morale. C’est celle-ci qu’il faut prendre en charge. De plus, toutes les maladies représentent en dernière analyse une réaction individuelle aux problèmes vitaux de l’individu. Si nous comprenons ainsi la maladie, le concept est élargi et devient un problème social qui doit être élargi par la collectivité. Les diagnostics des médecins ne mettent le doigt que sur un simple « morceau d’une mosaïque de morbidité plus large« . Au-delà de la mosaïque se situent des questions sociales profondes. Martí Ibáñez affirme cela contre les médecins que la science a transformés en automates, et qui ne voient que l’aspect localisé de la maladie plutôt que les causes psychologiques, « combattant ceux d’entre nous qui, en addition d’être médecins, sommes des hommes libres, désireux de créer une forme de médecine plus juste, plus scientifique, et par dessus tout, plus profondément humaine« .

Dans la médecine sociale, il était nécessaire de regarder la personne tout autant que l’environnement dans lequel elle vivait et travaillait. Ce que la thérapie sociale propose est « la reconstruction de la personnalité du malade, de l’anormal, de l’homme dans le besoin, et la recherche de celles de ses énergies qui sont encore disponibles et qui créent la situation actuelle« . Félix Martí Ibáñez offre l’exemple d’une femme qui vint le voir avec des tendances névrotiques et mélancoliques. Dans la thérapie sociale, remarquait Martí Ibáñez, son style de vie serait étudié et les résultats suivants auraient été trouvés : c’est une femme mariée qui est enceinte, abandonnée par un mari alcoolique, en conflit sexuel avec lui, qui doit s’occuper seule des enfants et a été renvoyée de son travail. La thérapie sociale conseillerait un traitement médical et d’abord psychologique, rechercherait le mari et s’efforcerait de le désintoxiquer de l’alcool, de résoudre le problème sexuel des deux partenaires et, si possible, de les remettre ensemble. Ses dettes financières seraient payées, les enfants seraient pris en charge et elle serait réinsérée dans son emploi. Bien que cette situation puisse sembler inventée, elle sert à illustrer la manière dont la thérapie sociale fonctionnerait, en accord avec les souhaits du patient. Comme arguait Martí Ibáñez, un médecin tout seul ne peut faire toutes ces choses ; une organisation sociale entière en charge de la santé du prolétaire (asistencia proletaria) doit en prendre la responsabilité.

Martí Ibáñez tenait à préciser qu’un tel système de thérapie sociale ne serait jamais réalisé dans des états capitalistes, même si quelques pas peuvent être faits avant la fin de l’ère capitaliste :

« Nous devons commencer la Révolution et la développer individuellement et collectivement aussi loin que possible. Car quand et si le capitalisme s’écroule définitivement, nous devons avoir les fondements d’une nouvelle architecture sociale déjà posés et il sera alors beaucoup plus facile de compléter notre tâche et de planter le drapeau de la liberté que si nous laissons tout en attendant ce moment.« 

Martí Ibáñez continua à détailler ses plans de thérapie sociale en déclarant que ceci impliquerait cinq stages distincts pour un individu malade ou mal ajusté. Ceux-ci étaient :

• l’histoire personnelle du patient

• l’investigation sociale et psychologique de la personnalité et de l’environnement du patient ainsi que l’interrelation entre les deux.

• un diagnostic social de son développement psychophysique et de sa capacité à travailler

• un pronostic social : perspectives d’avenir

• la thérapie sociale proprement dite : resocialisation de l’individu grâce aux ressources médicales, psychothérapeutiques et sociologiques.

L’histoire personnelle du patient était de la plus haute importance dans ce processus. Le compte-rendu par la personne elle-même de sa situation personnelle (autorrelato) révélait au thérapeute une grande partie de la personnalité de l’informateur ou de l’informatrice. L’investigation sociale du « patient », terme que Martí Ibáñez utilise au sens le plus large et qui inclut non seulement les malades mais les délinquants, les inadaptés sociaux (inadaptados) et ceux qui avaient échoué (fracasados) serait effectuée par le sociologue, le médecin, le pédagogue et l’économiste au sein de l’organisation collective de sociothérapie. Il y aurait deux types de sources pour la recherche sociale du patient : en premier lieu, les données personnelles sous le titre de  » caractérologie « , et en second lieu les données obtenues par l’observation du patient et qui seraient vérifiées par les gens avec lesquels celui-ci ou celle-ci vivait.

Martí Ibáñez percevait les limites de ces facteurs et affirmait que certaines de ces données seraient subjectives, et il fallait prendre en compte qu’elles représenteraient le point de vue de gens comme la famille, les amis, les collègues de travail décrivant cet individu. D’autres données seraient plus objectives et plus scientifiques. Elles incluraient le rapport médical du médecin traitant, sur les caractéristiques psychiques et physiques et l’influence du caractère. Un psychologue en tirerait les « superstructures psychiques » de l’individu. A partir de toute cette information, un diagnostic et un pronostic social seraient obtenus, puis commencerait le traitement de thérapeutique sociale, concentré sur deux types d’influences : premièrement les influences individuelles, physiques, intellectuelles et psychiques, deuxièmement les ressources environnementales et économico-sociales.

Toutes ces étapes permettraient de revitaliser les énergies sapées du patient, mises en veilleuse par suite d’inadaptations antérieures. Il fallait renforcer chez le patient trois types d’énergies : les « énergies sociales », accroissant les aptitudes du malade à divers types de travail ; « l’énergie spirituelle », facilitant l’accès à la vie culturelle et à la relation de camaraderie fraternelle avec les autres ; et finalement les « énergies psychiques » qui soutiendraient des sentiments d’estime de soi. Cette activité complète et saine mènerait à des conquêtes insoupçonnées : elle offrirait le moyen de combattre les maladies, elle permettrait à l’individu de se découvrir dans son environnement, elle faciliterait le retour à une vie libre et digne de ceux qui avaient des problèmes. En somme, cette stratégie était perçue par Martí Ibáñez comme complètement différente de l’indifférence cruelle déployée par la société à l’égard des ceux qui sont des délinquants ou des « cas ». Martí Ibáñez revendiqua certains succès pour ces méthodes et raconta le cas de patients dont il vit la personnalité s’épanouir après qu’il eut réalisé une thérapie sociale individuelle et qu’il les eut introduit dans un environnement artistique, culturel ou de jeunesse.

A la fin de son chapitre, dans un magnifique discours en castillan, il narre sa rencontre avec un travailleur de la terre en Castille, alors qu’il marchait « à une certaine occasion à travers les terres de Castille, voyageant par la poussiéreuse meseta, avec sa terre dorée et ses oliviers de bronze, sous l’amphore indigo du ciel« . Ce paysan lui dit qu’il allait parfois au village pour parler avec ses camarades, en était revitalisé et continuait à travailler avec une vigueur renouvelée. Pour Martí Ibáñez, de manière peut-être un peu simpliste, cela représentait ce qu’une thérapie ouvrière impliquerait : un contact fraternel et une solidarité spirituelle.

Conclusions

Le Dr. Félix Martí Ibáñez et la fédération de la santé CNT-AIT souhaitaient altérer la nature même des soins médicaux impliqués par la société capitaliste. Cela allait de pair avec une vision qui dépassait les simples modifications superficielles produites par une structure que les contradictions internes et les traits nocifs rendaient impuissante à répondre aux besoins, à entretenir et à assurer une santé florissante à ses « sujets ». Le concept même de « soins de santé » était élevé à un niveau différent où l’individu était le responsable de sa santé tant dans une société capitaliste, qui produisait la maladie même, que dans une société nouvelle, dont les fondements étaient déjà établis. Dans ce système de soins médicaux, le docteur, le sociologue, le pédagogue et l’économiste seraient à l’écoute pour aider le patient. Mais il est important de souligner que cela ne se limitait pas à la société capitaliste : tout l’organisme sociale devait devenir un organisme humanitaire, dans lequel la santé était liberté et la liberté était santé, pierre de touche de toute nouvelle société fondée sur la raison, comme celle que les anarchistes souhaitent créer.

Si ce n’est pas ici le lieu de discuter l’efficacité du projet de thérapie sociale de la CNT-AIT et de Martí Ibáñez, ce qui est intéressant de noter dans cet article est le fait que Martí Ibáñez était conscient des « us » et « abus » de la « science », mais était préparé à l’intégrer aussi pleinement que possible dans son projet de changement social. Si dans certains secteurs du mouvement anarchiste la science était vue comme la solution suprême, on n’y retrouve pas, du moins dans les écrits examinées pour cette étude, ce scientisme global de quelques-uns des marxistes anglais. Martí Ibáñez, comme beaucoup de gens de gauche de l’époque, voyait la question de la science dans les termes d’une activité et une explication objectives des phénomènes, qui pouvaient être soit « utilisés » soit « mésusés », selon les principaux acteurs impliqués.

Néanmoins, lorsque nous en venons à analyser la thérapie sociale de Martí Ibáñez, il subsiste des problèmes. Si celle-ci était conçue comme un processus volontaire, la nature subjective de ce qui était « déviant », « mal ajusté » ou en besoin de traitement psychologique aurait reflété les idées tenues par les thérapeutes et l’idéologie anarchiste de l’époque. Ainsi, du fait de leurs pratiques sexuelles, on aurait perçu des groupes tels que les homosexuels comme étant en besoin d’aide, plutôt que de considérer les attitudes de la société, ou ceux qui entretenaient les préjugés sociaux, y compris les anarchistes, comme étant fondamentalement dans leur tort.

Dans bien des sens, donc, la question de l’expert demeure toujours irrésolue. On pourrait argumenter que les grotesques abus de pouvoir entrevus dans nos dernières décennies en psychiatrie et en psychothérapie seraient moins vraisemblables dans une thérapie sociale libertaire, puisque, en premier lieu, ce sont les patients qui devraient décider s’ils désirent s’impliquer et que, en second lieu, le traitement assuré par des thérapeutes libertaires seraient, ou du moins devraient être fondés sur le précepte humaniste des désirs et besoins des gens.

Bien que le Dr. Félix Martí Ibáñez et d’autres médecins libertaires critiquèrent et prirent leurs distances des praticiens élitistes et bourgeois qui les entouraient, et bien qu’ils aient souhaité la généralisation du savoir et de la « science », on peut néanmoins s’interroger sur l’influence et le pouvoir tenus par des thérapeutes anarchistes. Il semble à l’auteur de cet article que la clé de ces questions peut être fournie par la condition que chacune ces mesures ne soit pas obligatoire, mais volontaire. Ceci peut se réaliser sans une dimension autoritaire, obligatoire, étatique. Il demeure, bien sûr, les problèmes de l’action à entreprendre contre un comportement « antisocial », phénomène qui ne s’évanouira pas tout simplement avec l’arrivée d’une société libertaire. Ce sujet puise dans un débat déjà existant dans l’anarchisme, débat qui peut être utilement lié aux débats sur les formes libertaires de soins médicaux.

En l’absence d’études profondes spécifiques sur la question du « crime », de la santé et de « mesures correctives » dans le contexte de la révolution espagnole, quelques remarques peuvent être faites sur l’impact de la thérapie sociale dans les événements de 1936. Ceci est naturellement difficile et nous devrions déterrer des rapports et des statistiques de l’époque. Nous pouvons au moins dire que le concept anarchiste de la santé fut une tentative pour se fonder sur les besoins humains et fut considéré comme une partie prenante de la vie et des nécessités de la vie des travailleurs, et n’était donc pas perçu comme une question latérale isolée. La santé était considérée comme un art qui pouvait être atteint par des gens conscients, qui prenaient soin d’eux-mêmes avec l’aide d’experts. Dans ce processus à double direction, néanmoins, c’était la personne en bonne ou mauvaise santé qui déciderait de qui prendrait soin de sa santé. Ce pouvoir du peuple de contrôler sa propre vie était central au projet révolutionnaire de transformation globale des individus et de la société que les anarchistes et les anarcho-syndicalistes combattirent pour réaliser. Ce processus de prise de pouvoir sur sa propre vie demeure aussi comme une tentative pour résoudre et peut-être dissoudre la tension entre les objectifs de l’expert, de l’autorité et ceux des libertaires en matière de soins de la santé.

1 commentaire sur Hygiène publique et santé : les apports de Felix Marti Ibañez aux concepts anarchistes

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