Bref Panorama historique de la santé anarchiste en Espagne

D’après un texte de Martí Boscà et José Vicente, Sanidad libertaria en España, paru dans le numéro du centenaire de Solidaridad Obrera, à Barcelone en 2010. Les intertitres ont été ajoutés lors de la traduction

En entrant dans le sujet, nous pouvons diviser la santé libertaire espagnole en six étapes historiques, ne serait-ce qu’à des fins didactiques :

a) Les débuts de la première internationale en Espagne (1870-1900) : les bases rationnelles et scientifiques de l’anarchisme espagnol

Lorsque le secteur le plus avancé des travailleurs hispaniques rejoindra l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), un médecin de grande formation scientifique et philosophique jouera un rôle central dans le développement de la pensée collectiviste en Espagne. Gaspar Sentiñón Cerdaña (183? -1902), ami de Bakounine, sera pendant quelques mois un élément fondamental du militantisme catalan; Plus tard, il continuera à collaborer pendant des décennies avec la presse acrate[1], dans une tâche aussi importante que difficile à poursuivre en raison de l’anonymat forcé qu’il a adopté, pour des raisons personnelles.

Par la suite, il a été remplacé par un étudiant en médecine et bientôt  jeune médecin de Malaga, José García Viñas (1848-1931), qui s’est distingué parmi les internationalistes hispaniques jusqu’en 1881. Tous deux ont joué un rôle important dans l’orientation anti-autoritaire du mouvement ouvrier en Espagne, mais aussi, surtout Sentiñón, dans l’incorporation de la science comme alliée de la pensée sociale contre le domaine étouffant de la religion.

Cette période est caractérisée par la publication fréquente dans la nombreuse presse militante d’informations et de commentaires visant à la santé des travailleurs, ainsi que la divulgation  de textes scientifiques. Avec les militants de la santé, nous en trouvons d’autres qui partagent l’idée anarchiste bien que concentrés sur la sphère intellectuelle, comme c’est le cas de l’éminent clinicien Juan Madinaveitia Ortiz de Zárate (1861-1938)

Il apparaît clairement que la prétention du marxisme à dire que l’anarchisme n’est pas scientifique est sans fondement. L’Anarchisme, notamment en Espagne, s’est bien développé sur une base scientifique et notamment médicale, car il a dû affronter non seulement l’exploitation capitaliste mais aussi l’idéologie religieuse, et a dû faire usage de la Raison – et donc de la Science – dès le départ.

b) Les apports du néo-malthusianisme et du naturisme (1900-1920)

En plus des éléments décrits ci-dessus, apparaissent au début du XXe siècle, deux conceptions qui – sans être intrinsèquement anarchistes – viendront enrichir la pensée acrate :

– d’une part, le néo-malthusianisme, via l’apparition de textes et publications spécifiques destinés à informer sur le contrôle des naissances. Même si cette approche suscita de grands débats dans le mouvement anarchiste, certains – notamment autour de la revue La Revista Blanca – ne voyant pas d’un bon œil la réduction de la masse prolétaire car elle risquait d’éloigner la possibilité révolutionnaire, cette idée progressivement fit son chemin et aboutira en 1936 au Décret de légalisation de l’avortement en Catalogne.

– de l’autre, le naturisme, en tant que philosophie de la relation de l’homme avec la nature, avec des implications pour la gestion directe de la santé. Cette approche intégrale de la santé était précurseur de la définition qu’en donne actuellement l’Organisation Mondiale de la Santé : «santé : état total de bien-être, physique et mental » auquel les anarchistes ont rajouté « et social ». Elle met en évidence que l’Homme est partie intégrante de la nature et qu’à ce titre – pour conserver sa dignité – il doit la respecter autant qu’il se respecte. La médecine « naturiste » met aussi en évidence que la santé commence par l’action individuelle sur son propre corps, en pratiquant le sport et les activités physiques, les sorties au plein air et même le nudisme, l’alimentation saine et variée, et enfin la lutte contre toutes les addictions (alcool, tabac, jeux) qui avilissent l’âme et le corps. La santé est donc un acte d’action directe, sur soi-même, qu’il faut commencer à pratiquer sans attendre la médiatisation d’une médecine jugée mercantile.

Cependant ce courant naturaliste n’est pas anti-science, au contraire, il s’appuie sur les dernières découvertes en matière médicale et les médecins anarchistes de l’époque multiplient les articles, les brochures et les conférences pour vulgariser les connaissances scientifiques et médicales afin de les mettre à la portée de tous – y compris de tous ceux qui n’avaient aucune instruction, la majorité en Espagne à ce moment-là- pour permettre aux ouvriers même les plus humbles de pouvoir prendre le contrôle de leur santé et de donc de leur vie.

Parmi les figures de cette période, on peut citer l’éminent médecin anarchiste sévillan Pedro Vallina Martínez (1879-1970), qui restera actif jusqu’à sa mort auprès des communautés indiennes du Mexique où dans son exil il avait créé un dispensaire.

c) Durant la dictature de Primo de Rivera (1923 – 1931) : maturation des apports idéologiques

La répression des activités syndicales par la dictature militaire a eu un impact sur l’organisation anarchiste, réorientant l’activité vers les aspects culturels du mouvement libertaire. Le mouvement va s’ouvrir, s’orientant vers l’éclectisme, dans laquelle d’autres aspects tels que la nouvelle morale sexuelle et l’eugénisme se sont progressivement incorporés dans le corpus idéologique anarchiste. Il s’agit d’une phase d’assimilation et d’approfondissement des théories et approches néo-malthusiennes et naturistes qui avaient été développées lors de la période précédente.

Dans cette étape, il faut noter le militantisme de deux médecins de grand intérêt, Isaac Puente Amestoy (1896-1936) et Juan Antonio Lorenzo Benito (1878-1938).

d) La seconde République (1931-1936) : affirmation du  communisme libertaire comme finalité de l’anarchosyndicalisme et remède aux maladies sociales

Cette étape commence en fait un peu avant la proclamation de la république, pour s’initier en 1929 avec la création au sein de la CNT-AIT de Syndicats unique de la santé et de l’hygiène à Madrid, en Catalogne, les plus nombreux de tous, à Saragosse et à Santiago.

De même se créent pendant cette période les premières organisations d’assistance mutuelle, non sans controverse car elles rompaient avec la tactique d’action directe pour proposer des améliorations graduelles dans le cadre du système capitaliste, comme la Mutuelle Ouvrière Sanitaire (Mutua Obrera Sanitaria), à Madrid, et l’Organisation Sanitaire Ouvrière (Organización Sanitaria Obrera), à Barcelone. Néanmoins ces tentatives d’organisation concrète de systèmes de santé autogérés par les ouvriers eux-mêmes, furent absolument cruciales et décisives pour la mise en place du système de santé révolutionnaire en 1936. Fort de cette expérience pratique, les personnels de santé de la CNT-AIT ne furent pas totalement démunis quand il a s’agit de devoir remettre en marche en urgence et de manière imprévue le système de soins : les militants étaient prêts à faire face.

Les professionnels de santé les plus remarquables de cette époque étaient Isaac Puente, dont les idées sur le communisme libertaire ont été adoptées au Congrès de Saragosse de 1936, et  dans leurs confédérations régionales respectives: les frères Miguel José (1884-1936) et Augusto Moisés Alcrudo Solórzano (1892-1936) en Aragon; Pedro Vallina, en Andalousie et en Estrémadure; Javier Serrano Coello (1897-1974), en Catalogne; José Pardo Babarro (1911-1938), en Galice; Emilio Navarro Beltrán (1898-1969), à Valence; le chimiste Francisco Trigo Domínguez et le médecin Mario Orive y Ontiveros (1883 -19 …?), à Madrid; la sage-femme Constantina Alcoceba (1899-1936), à Soria, ou le médecin Emilio Pedrero Mardones (1910-1937), à Valladolid.

e) La Révolution Sociale (1936-1937) : mise en pratique de 70 ans de préparation conceptuelle et idéologique.

La révolution sociale a été le stade des concrétisations dans le contexte complexe de la guerre. Avec des degrés différents dans chaque territoire, selon l’importance des organisations libertaires, de grandes transformations sanitaires ont eu lieu: régionalisation et généralisation de l’Assistance sanitaire, élimination des œuvres de bienfaisance, union de la prévention et de l’assistance, droit à l’avortement, suppression des collèges de médecine, campagnes de prévention …

En quelques mois, les militants anarchosyndicalistes furent capables de réaliser des prouesses sanitaires et même d’obtenir des avancées dans le domaine médical et social qui ne seront parfois réalisés que des dizaines d’années plus tard dans les autres pays, et notamment dans les démocraties libérales. Ce résultat exceptionnel n’est pas le fruit d’une intuition géniale, ni d’une spontanéité miraculeuse, mais la concrétisation des quelques 70 ans d’efforts opiniâtre d’organisation et de construction d’un corpus idéologique cohérent tout en étant pratique, par un mouvement entièrement tendu vers une unique perspective : la Révolution Sociale, sans transaction ni compromis.

Une mission d’observation sanitaire de la Société des Nations (SDN) se rendit dans l’Espagne révolutionnaire, craignant l’explosion des épidémies. Elle dû se rendre à l’évidence que malgré le manque criant de moyens à leurs dispositions, les révolutionnaires n’étaient pas des utopistes mais qu’ils avaient au contraire su faire face et que la santé des populations était bien assurée, malgré les circonstances exceptionnelles.

Les professionnels de santé qui se détachent dans cette période sont les médecins Félix Martí Ibáñez (1911-1972), Amparo Poch (1902- 1968) et Juan Morata Cantón (1899-1994) ; parmi les pharmaciens, Manuel Esteban de la Iglesia (1901-1939) et parmi les aides-soignants José Penido Iglesias (1895-1970), en plus des précédents militants qui n’ont pas été tués par la répression franquiste.

f) L’Ordre contre l’Utopie sanitaire et sociale : les communistes puis l’exil, la résistance intérieure, la clandestinité (1938-1975)

La Révolution fut en grande partie empêchée par la coalition des communistes et des socialistes, qui ne souhaitait pas rompre fondamentalement avec l’Ordre social prévalent. Les expériences d’une organisation révolutionnaire de la santé prirent fin avant même la chute de la République, par la volonté même des Communistes qui provoquèrent les événements de Mai 1937 à Barcelone, signant la fin du processus révolutionnaire. Cela fut vrai aussi dans le système de santé autogéré qu’avaient essayés de mettre en place les militants autour de Federica Montseny quand elle assumait la charge de Ministre de la Santé, et bien qu’ils ne fussent pas tous anarchistes.

Mais avec la victoire des fascistes en 1939, ce fut une répression implacable et féroce qui s’abattit sur l’ensemble du peuple espagnol, qui devait expier sa faute d’avoir voulu changer le Monde. Dans le secteur médical, de très nombreux professionnels, médecins, infirmiers, aides-soignants, prirent le chemin de l’exil, la Retirada. Ils continuèrent de s’occuper des blessés pendant la fuite vers la France, et ensuite dans les camps de concentration installés à la hâte – parfois de simples trous dans le sable pour dormir – que le gouvernement issu du Front Populaire avait « généreusement » mis à leur disposition, entourés des barbelés et gardés par l’armée.

Nombreux furent les militantes et militants de la CNT-AIT en exil en France qui participèrent à la Résistance. Il en va de même pour ceux du secteur de la santé. Après-guerre, des militantes qui avaient joué un rôle de premier plan dans la mise en place du système de santé pendant la Révolution comme la Docteur Amparo Poch y Gascón, participèrent à des expériences de médecine communautaire sociale, comme l’Hôpital Varsovie à Toulouse.

La Docteur Amparo Poch y Gascón

D’autres partirent aux USA, au Mexique ou en Amérique Latine, où quasiment toujours ils continuèrent de mettre leur dévouement au service de la médecine populaire. Les techniques qui avaient été mises au point grâce au service de santé de l’Espagne révolutionnaire pour le traitement des blessures de guerre ou la transfusions, furent mises en application à grande échelle et sauvèrent des milliers de vie.

Pour ceux restés en Espagne, la situation était effroyable. La vengeance franquiste s’abattait sur tous, y compris sur ceux qui comme le Professeur Ansart – pourtant un libéral pas du tout révolutionnaire et qui comptait des amis dans l’entourage proche de Franco – avaient eu le malheur de respecter le serment d’Hippocrate et de ne pas choisir de camp. Il fut condamné à 20 ans de prison, par un procureur dont il avait pourtant lui-même sauvé la vie pendant la phase révolutionnaire.

Des maquis et des guérillas s’organisèrent. Des médecins sympathisants agissaient clandestinement. Quelques organismes sanitaires furent créés pour aider l’organisation de l’intérieur, comme la controversée Mutuelle Ibérique (Mutua Ibérica), à Valence. Il convient de mentionner dans ces années noires le médecin José Pujol Grua (1903-1966), les aides-soignants Manuel Fernández Fernández (1904-199?) et Manuel Guardiola Ausó (1907-¿19 …?), ainsi que les infirmières Pura Pérez Benavent (1919-1995 ) et Conchita Guillén Bertolín (1919-2008).

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[1]Acrate : synonyme d’anarchiste

texte extrait de la brochure « les anarchosyndialistes et la santé pendant la Révolution espagnole (Tome 1)« 

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