Terre commune (déclaration anti-guerre arménie / azerbaidjian)

Lors de la lecture de tels textes, il est nécessaire de prendre en compte, tout d’abord, que leur impact réel est insignifiant, même par rapport aux déclarations même les plus impuissantes du Groupe de Minsk de l’OSCE ou d’autres organisations internationales. Cela signifie que le but de ces textes n’est pas de fournir une influence concrète mesurable, mais de proclamer des principes visant le présent et l’avenir, de clarifier les positions d’individus et de collectifs qui étaient impuissants dans le passé mais ne peuvent plus reculer devant la lutte à mener.

Cette lutte est menée contre l’inégalité, l’oppression, les États-nations, la logique des aspirations impériales, les conflits armés réguliers, les systèmes autoritaires qui violent la dignité humaine, oppriment et excluent.

La lutte pour mettre fin immédiatement au conflit armé arméno-azerbaïdjanais – qui complète une longue chaîne d’affrontements armés et de massacres et pogroms -, pour éliminer la menace de nouvelles guerres n’est pas seulement anti-guerre, elle fait partie de la lutte anticoloniale, anticapitaliste et antifasciste. Malheureusement, cette lutte s’est abattue sur notre génération en même temps deux guerres à grande échelle et à une épidémie mortelle.

La rédaction d’un tel texte implique, entre autres, la capacité de s’abstraire de l’actualité dans une certaine mesure et de considérer la réalité plus largement, alors que le massacre qui se déroule actuellement avec la participation de milliers de personnes des deux côtés ne nous permet pas de nous éloigner de la guerre.

Cette guerre a commencé le 27 septembre sur ordre des élites politiques d’Azerbaïdjan, avec le plein patronage et le soutien des autorités turques. Cependant, cette guerre est une continuation prévisible de la guerre de 1994, qui s’est ensuite gelée mais sans que la paix ait été apportée ; la continuation d’un long processus de négociations vides et secrètes qui traînent pendant des décennies, les intérêts économiques et de classe des élites d’Azerbaïdjan et d’Arménie, le chauvinisme et la prédominance de l’opportunisme politique sur les vies humaines, l’isolement des sociétés les unes des autres, tout cela a créé un vide et extirpant la vision d’une coexistence pacifique.

Nous devons admettre que ni la gauche (les socialistes) ni la droite (les libéraux) n’ont pu opposer quoique ce soit à ce langage xénophobe qui rendait impossible l’obtention de résultats tangibles dans les négociations. L’illusion de Kocharian [ultra nationaliste et autoritaire, premier président du Haut Karabakh de 1994 à 1997, premier ministre arménien de 97 à 98, président d’Arménie de 1998 à 2008] sur l’incompatibilité génétique des Arméniens et des Azéris a été présentée comme un fait incontestable et pris pour acquis par beaucoup.

Les deux anciens empires [Russe et Turc] menant les politiques les plus agressives de la région, à leur tour, ont préparé un terrain fertile pour cette guerre. Les deux dictateurs qui ont pris le pouvoir aux peuples de Russie et de Turquie parlent la même langue, en gardant à l’esprit comme guide les cartes des empires déchus du passé.

Est-ce que Nikol Pachinyan [Actuel premier ministre d’Arménie] et de son parti du Contrat Civil (KP), arrivé au pouvoir en 2018 à la suite du mouvement populaire de masse appelé « la révolution de velours », n’ont pas été affectés par les produits d’une machine de propagande vieille de plusieurs décennies. Bien sûr q’ils ont aussi été touchés. Un exemple frappant de cela est la déclaration de Nikol Pachinian faite à Stepanakert : « L’Artsakh, c’est l’Arménie, point final ».

Nous sommes convaincus que des négociations de fond et transparentes, faites de concessions bilatérales, guidées par l’impératif d’assurer une paix durable en restaurant la justice, il aurait été possible d’éviter une tragédie. Mais l’histoire ne reconnaît pas le mot «si» et ne revient pas à son point de départ – permettant à nouveau de choisir entre la paix et la guerre.

La guerre change radicalement les gens, leurs perceptions et leur discours sur la paix.

Dans le contexte de la guerre, un nouveau discours se forme, qui se répand simultanément en Azerbaïdjan et en Arménie : « nous ne laisserons pas la guerre en héritage aux générations futures. ». C’est ce que disent les Azéris et les Arméniens qui se portent volontaires pour la guerre. Un manuel d’histoire mythifié, la douleur et les traumatismes personnels ou collectifs, présentés à travers la provocation médiatique – unilatéralement, toujours ceux perpétrés par l’autre côté – et l’horizon des événements circonscrit dans le cadre de l’État-nation : tout pousse vers le choix la voie de la guerre, de la destruction ou de l’autodestruction.

Mais nous choisissons consciemment la paix.

La responsabilité politique des pertes et des destructions incombe à celui qui choisit la guerre. Dans le même temps, toutes les forces anti-guerre, individuellement ou collectivement, doivent exiger l’enquête sur tous les crimes de guerre que toutes les parties commettent et la traduction en justice de tous les responsables. La première étape pour rejeter la guerre est d’affronter, reconnaître et d’assumer la responsabilité de toutes les atrocités.


En raison de l’influence des médias de propagande, ces atrocités se sont transformées en un nouveau type de barbarie. L’humiliation des morts et des soldats blessés, le massacre des prisonniers de guerre, la profanation des cadavres ne sont pas seulement les compagnons de la guerre sur le champ de bataille, mais aussi une marchandise dans les médias de masse. Les gens ordinaires, qui produisent en un instant des informations pour la société de consommation, se tournent vers les «gens», «Dieu», «amis», «parents» et «ancêtres», dont ils auraient hérité la glorieuse mission de mener une guerre sainte.

En plus de la propagande d’Etat, de ses récits mélodramatiques de guerre et ses images «érotisées » de jeunes soldats, les images réelles, obscènes et pornographiques des crimes de guerre sont bien réelles. Comme une drogue illégale, ces images se propagent d’ami en ami. Pour ceux qui sont à l’arrière à la recherche d’informations sur leurs proches cette drogue, qu’elle soit dans un emballage d’Etat ou produite par des amateurs, d’état devient un moyen de retarder l’apathie due aux crises d’anxiété et d’euphorie. C’est ainsi que la violence et les massacres sont normalisés, ce qui, avec les munitions et mines non explosées, restera avec nous après la guerre.

Nous n’étions pas prêts à croire que cette nécrophilie particulière ferait si vite partie des bulletins d’actualité quotidiens des deux pays. C’est le nouveau langage du génocide qu’il nous faut exclure et éliminer.

L’une des premières étapes de la construction de la paix après la guerre doit être (et c’était précisément l’omission des nouvelles autorités arméniennes ces deux dernières années) la reconnaissance claire des droits des deux peuples. Parallèlement à la demande de reconnaissance du droit à l’autodétermination et à la sécurité des Arméniens du Haut-Karabakh, il faut replacer les droits de la population azerbaïdjanaise expulsée des territoires adjacents au Haut-Karabakh à la suite de la guerre de 94, et les faire accepter en Arménie et par les Arméniens de la diaspora. C’est cela qui nous permettra de parler de la restauration des droits des réfugiés arméniens et azerbaïdjanais qu’ils soient d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de la NKAO (ancienne région autonome du Haut-Karabakh) même !! . Même dans les jours difficiles de la guerre, nous devons nous rappeler que les zones indiquées sur les carte abritent les maisons de personnes réelles, des maisons perdues et détruites pour de nombreux Arméniens et Azérbaïdjanais.

Parler des droits des réfugiés n’implique pas une division entre groupes d’importance primaire et secondaire : quels que soient leur appartenance ethnique, leur pays de résidence et leurs relations les uns avec les autres, ces personnes – victimes du nationalisme et de la guerre – sont les otages d’un conflit non résolu.

Aujourd’hui, pendant la guerre en cours, il est difficile de parler de la manière dont il est possible de parvenir au rétablissement complet et simultané des droits des réfugiés et d’assurer leur sécurité personnelle, mais ceux qui défendent la paix et la justice doivent admettre qu’ignorer les droits violés continue une injustice qui favorise la haine mutuelle. Les territoires adjacents à l’ancienne région autonome du Haut-Karabakh ont été utilisés après l’occupation comme un levier pour obtenir un statut, comme une monnaie d’échanges dans les négociations. Les territoires en échange du statut. Ce n’est que par la suite, guidés par un opportunisme politique croissant, que l’élite et l’intelligentsia nationaliste a formulé que ces territoires étaient une garantie de sécurité (et la réalité tragique d’aujourd’hui vient réfuter catégoriquement cette illusion), puis comme une terre sacrée pour laquelle du sang avait été versé. Comme si les gens mouraient d’envie de perpétuer la guerre. Ce changement de discours est aussi le résultat de l’appropriation capitaliste de ces territoires. Quelle proportion de la population de ces terres vit sur le territoire qui est une propriété privée de quelques-uns, et est devenue servante de ces propriétaires ? Les mètres carrés restitués par la guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan deviendront-ils un foyer pour toutes les personnes expulsées pendant la première guerre ou bien un nouveau sanctuaire entre les mains des anciens propriétaires ?

Nous avons tous subi une défaite face au capital et à  la puissance indéniable des idéologies bourgeoises qui le sanctifient. Alors que la terre est la propriété du capitaliste, les idéologues nourris par la poche du capital ont transmis avec un accent convaincant l’idée fausse que la terre était propriété de la nation, qu’elle soit arménienne ou azerbaidjanaise. La terre a ainsi acquis une nationalité, des frontières, des clôtures. Les droits de propriété sont sanctifiés.

Nous admettons que nous n’avons pas eu le courage de remettre cela en question. En restant dans la forteresse assiégée de l’identité nationale, nous avons permis de discréditer la solidarité de classe et l’amitié. Mais plus les murs des deux forteresses arméno-azerbaïdjanaises sont hauts, plus le lien entre nous est étroit. Ce conflit, qui dure depuis des décennies, nous a tout volé : il a légitimé les politiques d’exploitation, d’injustice et d’inégalité, il a perverti notre dignité, notre imagination, nos rêves. Devons-nous à nouveau succomber aux diktats du système capitaliste, reculer, renoncer à notre droit d’exister lequel affirme la prééminence de la vie ? Allons-nous à nouveau nous permettre d’être laissés des deux côtés de la souffrance et de la déception – avec le poison de l’inimitié et du chagrin comme compensation?

La possibilité d’un rétablissement pacifique des droit par la paix, la lutte nécessaire pour cela, la révolution des sociétés devraient devenir la mission de tous les groupes progressistes, anti-autoritaires, anticapitalistes, anti-coloniaux, féministes et écologistes en Arménie et en Azerbaïdjan. En l’absence de tout autre chemin, il revient à ces groupes de porter et de transmettre en héritage le message de paix et de développement harmonieux.

Si nous considérons la question plus largement, on peut dire que la question nationale, instrumentalisée hier comme aujourd’hui par les superpuissances, devrait désormais pouvoir être résolue par les peuples de la région eux-mêmes, sans permettre aux puissances impérialistes extérieures d’utiliser les gens comme leurs marionnettes.

Nous sommes conscients de la nécessité impérative de surmonter les frontières de l’État-nation, de l’impératif historique de construire un environnement plus juste, libre, égalitaire et solidaire, pour assurer le développement harmonieux de l’humanité.

Toute lutte particulière née de cet impératif fait partie de la lutte mondiale, mais la nécessité d’une action locale à court terme nécessite un programme clair. Nous proposons cet agenda comme ligne directrice à nos amis en Azerbaïdjan et dans d’autres pays.

– Cessez-le-feu immédiat !

– Développer un discours excluant la guerre: les gouvernements qui ne sont pas en mesure de fournir des garanties pour assurer la paix sont anti-démocratiques et inhumains, ce qui leur fait perdre leur légitimité.

– Soutenir les personnes dont les droits ont été violés en  raison de la mobilisation générale

– Documenter, faire connaître et condamner les crimes de guerre commis par les deux parties pendant la guerre

– Développer un discours qui place la nécessité de restaurer les droits de l’homme au-dessus des frontières


– Renforcer la solidarité, la prise de conscience de la communauté d’intérêts et de dangers au niveau personnel, organisationnel et communautaire à travers toutes les méthodes de diplomatie publique

– La démilitarisation de la région, et tout d’abord de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, les armes offensives doivent être proportionnellement et systématiquement renvoyées à la poubelle de l’histoire, et doivent concrètement être mise à la poubelle.

Vive la paix et la révolution !

Premiers signataires :

AA

Hrayr Savzyan

Gayane Ayvazyan

Anton Ivtchenko

David Selimyan

Milena Abrahamyan

George Kegian

Arevik Martirosyan

MH

Gevorg Mnatsakanyan

Hayk Petrosyan

Alla Parunova

Kami Abrahamyan

Stella Chanfiryan

Armine Zakaryan

Hasmik Geghamyan

Sona Dilanyan

LS

Lilit Hakobyan

Ani Tunyants

Marusya Sepkhanyan

Milena Adamyan

Ani Tadevosyan

Arthur Sharoyan

Soleil

Rubina Shahnazaryan

Ran Vossan

Tamar Shirinyan

Eliza Mkhitaryan

Oleksandra Kovaleva

Yulia Kislev

Julia Adelkhanova

Rovshana Odudzhova

Léon Rafi Aslanov

Gohar Shahnazaryan

Christina Soloyan

Anna Abramyan-Baghramyan

Sati Sargsyan

A. Artunyan

ABL

Anahit Yakhidzhyan

Antti Rautiainen

Ani Revazyan

Mélanie Gushian

Anna Omelchenko (Garibyan)

Arthur Avakov

Rezi

Alexey Sergienko

Vano Human

Tamta Tatarashvili

Ruslan Yusifov

Dallakyan Olger

Tatiana Rita Yusuf

Soleil

Artur Minasyan (je me joins aux objections) Zoe Clausen

Paru le 19 octobre 2020 |: 15h00, sur le site telegra.ph

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