Y a pas à tortiller : cette vaste blague de la souveraineté populaire est tombée rudement à pic pour nous faire perdre le nord. Sans elle on serait arrivé à comprendre que le gouvernement est une mécanique dont tous les rouages fonctionnent dans le but de serrer la vis au populo ; puis, avec deux liards de réflexion, on aurait conclu que le meilleur usage qu’on puisse faire de cette affreuse machine, c’est de la foutre au rencard.
On en serait venu à conclure que pour avoir ses coudées franches, pour vivre sans emmerdements, faut se passer de gouvernement.
Tandis que, grâce à l’embistrouillage de la souveraineté populaire, on a eu un dada tout opposé : on a cherché, — et des niguedouilles cherchent encore, — à modifier la mécanique gouvernementale de façon à la rendre profitable au populo.
Comme d’autres se sont attelés à la découverte du mouvement perpétuel ou de la quadrature du cercle, certains se sont mis à la recherche d’un bon gouvernement. Les malheureux ont du temps à perdre ! Il serait en effet plus facile de dégotter la boule carrée ou de faire sortir des crocodiles d’un œuf de canard que de mettre la main sur un gouvernement qui ne fasse pas de mistoufles au pauvre monde.
—O—
Ah, les jean-foutre de la haute ont été rudement marioles, en nous sacrant souverains !
On est fiers de la chose. — y a pourtant pas de quoi faire les farauds !
Quand on rumine un tantinet, ce que ce fourbi à la manque est rigouillard : y a pas pire trouducuterie.
Pour s’en convaincre, il s’agit de regarder de près le fonctionnement de cette sacrée mystification.
Et d’abord nous n’exerçons pas notre souveraineté à propos de bottes, quand l’envie nous vient. Ah, mais non ! Les dirigeants ont réglé ta chose, — tellement que nous n’usons du fourbi qu’une fois tous les quatre ans.
Cette précaution est indispensable, paraît-il, pour nous empêcher de détériorer notre trésor : la souveraineté est un bibelot fragile, et comme le populo a les pattes gourdes, s’il la manipulait trop souvent, il la foutrait en miettes.
En ne le laissant s’en servir qu’une fois tous les quatre ans, pour renouveler la délégation aux députés, les grosses légumes n’ont pas le moindre avaro à craindre : une fois la comédie électorale jouée, ils ont de la brioche sur la planche pendant quatre ans et ils peuvent s’enfiler des pots de vin et toucher des chèques à gogo.
Voici comment s’opère l’exercice de la souveraineté.
Supposez que je sois votard :
Le dimanche que la gouvernance a choisi, à l’heure qu’elle a fixée (sans, naturellement me demander mon avis) je m’amène au bureau de vote.
Je défile entre une rangée de purotins qui s’emmerdent à vingt francs l’heure — et malgré ça palpent juste trois francs pour leur journée. Ils ont du papier plein les pattes et m’en fourrent jusque dans mes chaussettes… qui sont russes, foutre ! car en ma qualité de votard, l’alliance russe, y a que ça de vrai !
Jusqu’ici tout votard que je sois, je ne suis pas plus souverain qu’un mouton qu’on écorche.
Attendez, ça va venir…
Dans la tripotée de bulletins dont les distributeurs m’ont farci, j’en pige un, que je roule en papillotte.
Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ?
Je n’en sais foutre rien ! Le coco dont le nom est dessus m’est inconnu ; je n’ai pas été aux réunions, ça me dégoûte ; je n’ai pas lu les affiches, elles sont trop cannulantes… quèque ça fait, j’ai confiance !
Mais, nom d’un foutre, ma souveraineté est toujours pucelle : j’en ai pas encore joui.
Quoique j’aie mon bulletin dans les pattes, tout prêt à être enfourné dans l’urne, je ne suis pas encore souverain ! Je ne suis qu’une belle pochetée que la gouvernance tient sous sa coupe, que les patrons exploitent ferme et que les sergots font circuler à coups de renfoncements quand il m’arrive d’être attroupé.
Ne désespérons pas ! je serai souverain.
J’avance… Enfin, mon tour arrive ! Je montre ma carte, — car je suis en carte ; on ne peut pas être souverain sans être en carte.
Maintenant, j’ai des fourmis dans les doigts de pied : c’est sérieux, — évidemment le moment psychologique approche, — j’allonge la patte ; je tiens ma papillotte entre les deux doigts, le pouce et le chahuteur.
Eh là, reluquez ma tronche !
Quelle scie qu’il n’y ait pas un photographe…
Une… deusse… Je vais être souverain !
Juste à la seconde précise où j’ouvrirai mon pouce et mon chahuteur… juste au moment où la papillotte sera lâchée, j’userai de mes facultés de souverain.
Mais, à peine aurai-je lâché mon chiffon de papier que, bernique, y aura plus rien ! Ma souveraineté se sera évanouie.
Dès lors, me voilà redevenu ce que j’étais il y a deux secondes : une simple niguedouille, une grande pochetée, un votard cul-cul, un cracheur d’impôts.
Sur ce, la farce est jouée ! Tirons le rideau…
J’ai été réellement souverain une seconde ; je le serai le même laps de temps dans quatre ans d’ici.
Or, je ne commence à user de cette roupie souveraine qu’à l’âge raisonnable de 21 ans, — c’est un acte si sérieux qu’il y aurait bougrement de danger à me le laisser accomplir plutôt, — c’est les dirigeants qui le disent, et ils s’y connaissent !
Une supposition que je moisisse sur terre jusqu’à la centaine : le jour où j’avalerai mon tire-pied j’aurais donc quatre-vingt ans de souveraineté dans la peau, — à raison d’une seconde tous les quatre ans, ça nous fait le total faramineux de vingt secondes…
Pour être large, – en tenant compte des ballotages, des élections municipales, des trouducuteries électorales qui pourraient se produire, — mettons cinq minutes !
Ainsi, en cent ans d’âge, au grand maximum, en ne laissant passer aucune occase d’user de mes droits, sur mes quatre-vingts ans de souveraineté prétendue, j’aurai juste eu cinq minutes de souveraineté effective !
Hein, les bons bougres, voulez-vous m’indiquer une bourde plus gigantesque, une fumisterie plus carabinée, une couleuvre à avaler, plus grosse que le serpent boa de la souveraineté populaire ?
—O—
Mais foutre, c’est pas tout ! Y a pas que cette unique gnolerie dans le mic-mac électoral.
J’ai dit que, tout en me laissant bonne mesure ce sera rudement chique, si en cent ans d’existence, j’arrive à jouir de cinq minutes de souveraineté effective.
Ecore faut-il pour que je ne sois pas trop volé, que ma souveraineté vienne à terme et ne soit pas une fausse couche.
Or, ça me pend au nez !
Me voici, sortant de poser mon papier torcheculatif dans la tinette électorale. J’ai fait «acte de citoyen» ! Mais cet «acte» ne va-t-il pas tourner en eau de boudin ?
Mon papier va-t-il servir à quelque chose ?
J’attends l’épluchage des torche-culs…
J’apprends le résultat…
Zut, pas de veine, je suis dans le dos ! L’apprenti bouffe-galette pour qui j’ai voté remporte une veste. Je suis donc blousé, dans les grands prix !
Ma souveraineté a foiré. J’aurais aussi bien fait d’aller soiffer un demi-stroc chez le bistrot. Ça m’eût fait d’avantage de profit.
Ce qui peut me consoler un brin, c’est que l’épicemar du coin, qui a eu le nez plus creux que bibi et qui a voté pour le bon candidat — c’est-à-dire pour celui qui a décroché la timballe, — est logé à si piètre enseigne que moi.
En effet, à l’Aquarium, son bouffe-galette s’aligne de telle sorte que, chaque fois qu’il vote, il est toujours dans la minorité.
Donc, mon épicemar est volé lui aussi ; sa souveraineté est comme la mienne, — elle ne vaut pas tripette !
Ainsi, c’est net : je vote pour un candidat blackboulé.
C’est comme si je n’avais pas voté.
Mon voisin vote pour un candidat qui se range dans la minorité.
C’est encore comme s’il n’avait pas voté !…
Et si, au lieu d’être un votard grincheux, j’avais suivi le troupeau des moutons bêlants qui ont voté pour le bidard de la majorité ?
Eh bien, je n’en aurais pas eu un radis de plus en poche ! J’aurais tout simplement la triste satisfaction de me dire que j’ai donné un coup d’épaule à un chéquard.
Dans tous ces arias, que devient ma souveraineté ?
Elle ne devient rien, mille tonnerres ! Elle reste ce qu’elle a toujours été, de la roustamponne : un attrape-nigaud, un piège à prolos, — et rien de plus, nom d’une pipe !
—O—
Comme fiche de consolation, les grosses légumes veulent nous faire gober qu’un tel fourbi a pour résultat de mettre le gouvernement dans les pattes de la majorité.
Ça, c’est encore une menterie faramineuse !
Ce n’est jamais la majorité qui gouverne. Ce serait elle que nous n’en serions pas plus heureux pour ça, attendu que tous les mic-macs gouvernementaux ne sont que des fumisteries d’escamotage : quoiqu’il en soit, je le répète : ce n’est jamais la majorité qui tient la queue de la poêle.
C’est toujours une majorité de crapules qui s’est accrochée à nos flancs — et qui s’y maintient grâce à la gnolerie du populo.
D’ailleurs pour bien se rendre compte que cette racaille n’a rien de commun avec la majorité, y a qu’à éplucher par le menu la distribution des bouffe-galette à l’Aquarium.
—O—
Supposons que la population de la France, qui est, à vue de nez, d’une quarantaine de millions, soit tassée sur une surface grande comme une page de mon almanach.
Or, il y a juste dix millions d’électeurs sur ces quarante millions d’habitants.
Pourquoi 10 millions et non pas 12 ou 18 ? Pourquoi ne commence-t-on à voter qu’à 21 ans ? Pourquoi les femmes ne sont-elles pas électeurs ? Pourquoi faut-il que les bons bougres aient des quittances de loyer pour être inscrits ? Pourquoi les soldats ne votent-ils pas ?
Ça, — ainsi que bien d’autres contradictions, — personne n’a jamais pu les expliquer, c’est la bouteille à l’encre !
Donc, y a dans toute la France que dix millions d’électeurs.
Supposons que ces couillons-là poussent en carré, kif-kif les asperges, et pour les classer prenons les chiffres de la foire électorale de 1893. Ils occuperont juste le quart de la page, soit le carré ci-dessous :
★ Le Muselage Universel
Reluquez ça, les camaros, et en un clin d’œil vous aurez constaté que c’est la minorité qui fait la pluie et le beau temps.
Le carré des abstentionnistes fait à lui seul le tiers des électeurs ; vient à côté le carré des votards dont les candidats n’ont pas décroché la timballe, — ils sont 2.458.000. Ces deux carrés réunis font plus de la moitié : ceux-là se passent de députés.
Viennent ensuite les carrés des élus : celui des socialistes est le plus maigre ; celui des réacs le suit, puis celui des radicaux. Faisant la loi à tous ceux-là nous tombons ensuite dans le trou à fumier des opportunards et des ralliés : c’est eux les plus forts, et c’est eux qui gouvernent… et ils ne sont pas le quart des votards.
Et encore, foutre, faut-il pas crier trop haut qu’ils gouvernent ! Les 300 bouffe-galette qui représentent ces 2. 300.000 votards ont en effet à balancer les 270 birbes des diverses oppositions. Seulement, y a de tels mic-macs à l’Aquarium que la plupart du temps, les députés se fichent de l’opinion de leurs électeurs autant qu’un poisson d’une pomme.
Ils votent suivant les ordres d’un ministre ou les ordres d’un distributeur de chèques. De sorte que ces 2.300.000 andouilles qui ont voté pour des bouffe-galette de la majorité, n’ont — même pas eux ! — la veine d’être représentés selon leur cœur.
En dernier ressort, c’est une douzaine de crapules qui gouvernent la France : des ministres comme Rouvier, Bailhaut ou Dupuy, des distributeurs dec chèques comme Arton ou des banquiers comme Rothschild.
—O—
Quant à espérer s’enquiller dans la mécanique gouvernementale, de manière à se rendre utile au populo, c’est un rêve de maboules et d’ambitieux.
C’est un sale truc que de se foutre tout rond dans un marécage pestilentiel pour se guérir des fièvres. C’est comme Gribouille qui se fichait à la Seine pour ne pas se mouiller.
D’ailleurs, on a été assez salement échaudés par des bouffe-galette qui parlaient au nom du peuple pour être guéris de la maladie votarde.
De tous les types qui avaient du poil au ventre, alors qu’ils étaient au milieu du populo, combien y en a-t-il qui, une fois élus députés, sont restés propres ?
Tolain, Nadaud, Basly et un tas d’autres ont retourné leurs vestes.
Quant à ceux qui ne se sont pas pourris complètement, ils ont pris du ventre et se sont bougrement ramollis.
Le plus chouette est de se tenir à l’écart, de faire le vide autour des tinettes électorales.
Puisqu’on nous serine que nous sommes souverains, — gardons notre souveraineté dans notre poche, ne soyons plus assez cruches pour la déléguer.
C’est pour le coup que les grosses légumes feraient une sale bobine !
Ne pouvant plus se réclamer du populo, tout leur pêterait dans les mains ; les rouages gouvernenemtaux n’étant plus graissés par l’impôt se rouilleraient, et en peu de temps la mécanique autoritaire se déclancherait et ne fonctionnerait plus.
Ce serait pour le populo le commencement d’une riche saison de bien-être ! »
Émile Pouget