Cette phrase prophétique de Proudhon – le Père de l’Anarchie si on en croit les historiens – fut écrite en 1840, en plein essor de la Révolution Industrielle qui réclamait sans cesse toujours plus d’ouvriers pour faire tourner à plein l’économie de production en plein essor.
Les paysans quittent les campagnes et viennent s’entasser en ville, pour rejoindre le cortège des ouvriers qui se feront avaler par l’usine-Moloch, comme l’a immortalisé Fritz Lang dans son film prophétique Metropolis.
Si les paysans étaient logés par leurs maitres, les ouvriers eux doivent payer pour se loger. Mais rien n’a été prévu pour héberger ces masses qui se pressent toujours plus dans les villes. Les logements sont rares, et donc chers. Les propriétaires n’investissent pas dans l’entretien des immeubles, qui deviennent rapidement des taudis, entraînant leur cortège de maladies telles que la tuberculose. La rénovation du centre de Paris par le baron Hausmann a assuré à la bourgeoisie des conditions de logements très confortables, mais a « oublié » la construction de logements pour les ouvriers : il faut dire que ce n’est pas un secteur rentable. Il existe une véritable crise du logement populaire. Cette cherté du loyer explique l’instabilité de l’ouvrier dans la ville, ses déménagements fréquents, faits parfois à la « cloche de bois » quand il ne peut plus payer le loyer.
Avec la naissance du mouvement ouvrier et l’apparition d’une conscience de classe, les ouvriers vont passer de la prise de conscience – la propriété, c’est le vol – à la résistance individuelle – les déménagements clandestins. Puis avec l’émergence de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et des sociétés de résistance ouvrière, cette résistance va devenir collective. L’idée d’une grève des loyers, comme il y a la grève du travail, commence à germer.
Les premières associations de locataires se forment. Souvent, ce sont les femmes qui sont à la pointe de la lutte : ce sont elles qui dirigent le foyer et sont chargées des tâches domestiques. Souvent le travail leur est interdit, elles sont donc obligées de rester confinées dans des réduits insalubres alors que leurs hommes eux vont se divertir au café ou au cabaret. Elles sont donc les premières à souffrir de cette situation, et logiquement les premières à se rebeller.
Ce phénomène est universel : l’industrialisation et l’urbanisation sont mondiales, les mêmes causes produisent les mêmes effets, de Paris à Buenos Aires, de Tenerife au Ghetto de Harlem.
Mais le problème du logement n’est qu’un des problèmes liés à l’organisation de la société capitaliste. Il est inséparable de celui du travail et de son mode d’organisation. La contestation sur le logement débouche alors sur une contestation globale du capitalisme. Les anarchosyndicalistes de la FORA en Argentine, de la CGT mexicaine, ou de la CNT-AIT à Barcelone et Tenerife, organisent des grèves de loyer qui prennent des tournures insurrectionnelles. En Italie dans les années 70, c’est toute la société capitaliste de consommation qui est remise en cause par l’Autonomie ouvrière.
Si aujourd’hui dans les pays occidentaux la qualité des logements s’est globalement améliorée, il reste néanmoins des ilots d’insalubrité tels que les foyers pour étrangers. Ceux-ci aussi s’organisent et pratiquent la grève des loyers pour exiger leur dignité.
La question de logement reste centrale pour le budget des familles, notamment les plus modestes. Les luttes et les grèves de loyer sont désormais bien ancrées dans le répertoire de lutte, comme des exemples récents en Angle-terre, en Pologne ou en France contre la hausse des APL nous le montrent.
Cette brochure regroupe différents textes, certains théoriques, la plupart historiques, publiés dans le journal de la CNT-AIT « Anarchosyndicalisme ! », ou bien dans d’autres titres militants. Sont aussi proposés à la lecture des extraits de textes d’universitaires, souvent dans des traductions inédites.
En réalisant cette brochure, il nous a semblé voir apparaitre des traits communs à ces luttes pourtant distantes dans le temps (elles s’étalent sur plus d’un siècle) et l’espace (sur plusieurs continents) :
– ces luttes se mènent souvent quand la lutte dans l’usine ou l’entreprise est difficile, voire impossible, comme à Glasgow en 1915, où la discipline sévère imposée dans le cadre de l’économie de guerre empêche les ouvriers de se mobiliser sur leurs lieux de travail. Mais ces grèves de loyer quand elles s’étendent et se massifient débordent vite sur les questions salariales, par exemple à Tenerife en 1933.
– elles dépassent souvent le seul cadre de la classe ouvrière. Elles sont d’ailleurs le plus souvent victorieuses quand elles réussissent à associer toutes les couches populaires au-delà des seuls ouvriers industriels : employés, travailleurs indépendants, étudiants, chômeurs, artisans et petits commerçants de quartiers, voire prostitués.
– les femmes sont soent en première ligne, pour les raisons expliquées auparavant.
– ces luttes ne sont pas exclusivement quantitatives (le coût du loyer), mais aussi très souvent qualitatives (des logements sains et de qualité), permettant ainsi une réflexion sur la nature et l’organisation du système capitaliste. Le fait que les femmes soient particulièrement impliquées dans ces luttes explique certainement cette richesse et cette intelligence de la lutte.
– ce sont souvent des luttes de migrants, qu’il s’agisse de migrants ruraux comme pendant la période de la Commune, ou encore à Barcelone en 1931 ou en Italie dans les années 60, ou de migrants transnationaux comme à Buenos Aires, dans le Mexique post révolutionnaire ou les foyers Sonacotra dans les années 70. Cette diversité des acteurs nécessite que se forge une identité commune pour agir ensemble. Dès lors, la mobilisation et la lutte sont les creusets où se forge cette identité qui n’est plus nationale ou ethnique, ni même religieuse, mais bien politique au sens premier du terme (polis, la ville en grec).
Concernant les méthodes de lutte, il est remarquable de voir que dès les origines, l’action directe est employée : menée par les concernés eux-mêmes, sans intermédiaire entre les deux protagonistes (le locataire d’une part et le propriétaire d’autre part). Et surtout, sans revendication autre que l’action elle-même. Que l’on déménage en cachette ou même bruyamment, que l’on diminue de soi-même son loyer ou qu’on l’annule carrément, s’abstenir de payer son loyer est en premier une stratégie individuelle qui déborde le cadre légal. C’est une décision prise par le locataire lui-même, qu’il met lui-même en application, avec l’appui de la solidarité de ses égaux dans le cas des luttes collectives. De même, dans une grève de loyer il n’y a pas de revendication autre que l’action elle-même. On ne paye pas, point barre. À l’origine et tout au long du 20e siècle, ces luttes ne se menaient pas du point de vue de la légalité, mais du point de vue de la légitimité. Pour reprendre une expression du sociologue Hmed CHOUKRI les grèves de loyer sont des « contestations transgressive ».
Il n’est donc pas étonnant que les anarchistes aient été à l’origine de bien des luttes que nous évoquons dans cette brochure. Du 19e siècle jusqu’à la fin des années 30, on retrouve les sections de l’AIT (première ou seconde époque) dans tous les grands mouvements de grève de loyer, contribuant souvent à leur donner des dimensions quasi insurrectionnelles (Buenos-Aires 1907, Veracruz 1922, Barcelone 1931, Tenerife 1933). Car pour le finalisme révolutionnaire des anarchosyndicalistes, les luttes revendicatives immédiates sont toujours menées dans une finalité révolutionnaire qui structure dès aujourd’hui l’organisation sociale de demain.
Bien sûr, cette potentielle dimension révolutionnaire de la grève des loyers n’est pas du goût de la bourgeoisie ni de l’État. Ce dernier, détenteur du monopole de la violence et garant de l’Ordre public, n’a pas d’autre choix pour faire cesser durablement l’agitation que de faire cesser la cause problème, c’est-à-dire augmenter le nombre de logements disponibles (et ainsi faire baisser les loyers par la « loi du marché ») et améliorer leur qualité. Mais comment faire cela sans que ce soit coûteux pour la bourgeoisie, et même si possible pour que cela lui rapporte sachant que la location sociale n’est pas rentable ? La solution à cette équation passe par l’introduction d’une tierce partie dans l’affrontement locataire – propriétaire : l’État. En chargeant l’État de s’occuper de la construction des logements sociaux, et de leur entretien, la bourgeoisie se dédouane de son obligation de trouver une solution au problème qu’elle a pourtant créé en faisant venir en ville des légions de travail-leurs qui font tourner l’économie à son plus grand profit. Ces logements sociaux seront payés par l’État, c’est-à-dire par les impôts et donc les exploités eux-mêmes contribueront à leur financement (quand ce n’est pas avec un prélèvement effectué sur le travail…).
Par ailleurs, puisqu’elle est propriétaire des terrains constructibles, la bourgeoisie pourra même se faire payer par l’État ce qu’elle devrait autrement mettre à disposition gracieusement. Et mieux encore, par le jeu des appels d’offres pour les travaux de construction et d’entretien, ce qui aurait dû lui coûter va devenir une source de revenus juteux pour la bourgeoisie, ce qui entraîne les scandales à répétitions dans l’immobilier dont nous sommes désormais familiers.
Cette transition a pu s’opérer, car il y a eu des militants, pourtant issus de la mouvance libertaire, qui ont introduit le loup dans la bergerie en abandonnant les pratiques d’action directe au profit d’actions médiatisées. Ils ont dans le même temps abandonné la finalité de la lutte pour y introduire des revendications, lesquelles ne sont pas d’ailleurs pas adressées au premier responsable (le propriétaire), mais à l’État à qui l’on demande de prendre ce problème en charge (demande de loi pour le logement social, parc locatif de l’État, droit des locataires).
Dès lors, il n’est pas étonnant que sentant tout l’intérêt qu’elle pouvait tirer de ce genre de revendication, la bourgeoisie ait encensé – en lui ouvrant en grand les pages de ses journaux et les carnets d’adresses de ses politiciens – le précurseur de cette stratégie « réformiste radicale » (un radicalisme de pacotille sous forme d’action médiatique au service d’un réformisme politique le plus plat), Georges Cochon et sa bouffonne fanfare de Saint-Polycarpe.
À plus de 70 ans d’écart, les mêmes causes produisant les mêmes effets, alors que la lutte des mal-logés à Paris à la fin des années 80 prenait une tournure d’action directe avec des perspectives révolutionnaires, l’on vit surgir le DAL et ses vedettes médiatiques inamovibles qui, avec ses actions spectaculaires et ses soutiens politiques et médiatiques, a permis de désamorcer une situation explosive en la faisant rentrer dans le jeu de la contestation médiatisée et acceptable. À noter que le DAL a toujours été hostile aux pratiques d’action directe (grève de loyer, squats), privilégiant les négociations avec l’État pour le relogement.
Nous avons souhaité présenter cette richesse d’expérience des luttes, où les anarchosyndicalistes et singulièrement les membres de l’AIT ont souvent pris une part importante, non par nostalgie, mais parce que nous pensons qu’il y a encore des leçons à en tirer pour nos luttes présentes et futures, notamment sur les modes d’organisation, l’articulation entre revendication immédiate et perspective révolutionnaire.
Bonne lecture et n’hésitez pas à nous faire part de vos remarques et commentaires.
Des militants de la CNT-AIT
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