Dans une Suisse que l’on se plaît à voir paisible, l’existence d’André Bosiger fait figure d’exception. Après une enfance et une adolescence jurassiennes, toutes faites de résistance à un milieu hostile et étouffant, l’itinéraire de cet homme libre croisera les luttes des travailleurs, la Ligue d’Action du Bâtiment (LAB-FOBB) – dont il sera l’un des principaux acteurs -, puis les évènements du 9 novembre 1932 à Genève, qui l’amèneront à se révolter contre toutes les injustices et à découvrir peu à peu un idéal libertaire de solidarité. Réfractaire, il passera deux années en prison, s’engagera ensuite dans la Révolution Espagnole, dans la Résistance Française, avant de rejoindre la lutte des Algériens, celle des anti-franquistes de l’après-guerre, tout en assurant, au travers de mille difficultés, la vie matérielle des siens.
André Bösiger 1913 – 2005
André ne défilera pas ce premier mai 2005 à Genève, comme il l’a fait pendant tant d’années, il est mort le 13 avril.
On a pu lire dans Le Courrier [de Genève] du 26 avril que André Bösiger représentait » le vénérable ancêtre » du mouvement anarchiste… genevois ? suisse? international ? Soyons sérieux: pour qui l’a entendu évoquer, avec un copain de sa génération, les » vieux » anarchistes de Genève qu’ils avaient rejoints alors qu’ils étaient de jeunes ouvriers, André n’a jamais été un » vénérable « , ni un ancêtre. Mais un copain qui a eu la chance de vivre et de rester lucide longtemps et aussi le mérite de garder la maison, lorsque que d’autres l’avaient désertée.
André Bösiger a raconté, dans un livre souvenir*, les principales étapes de son engagement libertaire. Nous n’en évoquerons ici que les éléments qui nous ont semblé les plus marquants.
Ayant quitté son Jura natal, il rejoint en 1929, à l’âge de 16 ans, la Ligue d’Action du Bâtiment. Bras anarcho-syndicaliste du syndicat FOBB, la LAB pratiquait l’action directe sur les chantiers pour faire respecter les conventions collectives, empêcher les heures supplémentaires et le travail du samedi. Elle luttait aussi contre les expulsions et saisies dont étaient victimes les chômeurs qui ne pouvaient payer leur loyer.
Athée, allergique à l’autorité, c’est en toute logique que André Bösiger rejoint, à la même époque, le groupe anarchiste genevois. Si on en croit son témoignage, ce groupe, qui réunissait entre 20 et 50 personnes chaque semaine, était alors constitué d’une majorité de militants d’âge moyen, parmi lesquels beaucoup d’ouvriers italiens ayant fui le fascisme. Et sa principale activité était » la pratique syndicaliste, surtout dans le bâtiment » !
Lors du massacre perpétré par l’armée suisse contre la manifestation antifasciste du 9 novembre 1932, André voit Melchior Allemann, son meilleurs ami, debout à ses côtés s’effondrer d’une balle dans la tête. Mobilisé peu après, il refuse bien sûr de servir. Son insoumission lui vaudra près de deux ans de prison.
A sa sortie du pénitencier, au début de l’année 1937, il veut s’engager au coté des anarchistes espagnols pour se battre contre l’armée franquiste. Mais son ami Louis Bertoni – rédacteur du Réveil anarchiste – l’en dissuade en lui disant » Là-bas, il y a trois hommes qui attendent qu’un autre tombe, pour ramasser son fusil (…) ici tu es bien plus utile « . André se chargera donc de faire transiter par la France des armes pour la CNT-AIT et la FAI… Par la suite, il continuera d’aider le mouvement libertaire espagnol, n’hésitant pas, pour cela, à se rendre dans l’Espagne franquiste à de nombreuses reprises.
André n’était pas un anarchiste dogmatique et les choix de ses combats furent guidés par le bon sens et le libre arbitre bien plus que par des idées préconçues. Ainsi, il aida la résistance française durant la seconde guerre mondiale, puis la résistance algérienne, faisant passer la frontière suisse à de nombreux indépendantistes algériens et à des insoumis français. Il disait souvent: « j’ai lutté pour la libération de la France de l’occupation nazie, il était normal que j’aide les Algériens à se libérer de l’occupation française. » Toujours très concret, il participera ensuite à la création de coopératives dans ce pays… avant que celui-ci n’évolue vers un système dictatorial. Sa curiosité et sa volonté de réaliser ses idées, ici et maintenant, l’amèneront aussi à s’intéresser à l’autogestion yougoslave… dont les réalisations ne le convaincront pas.
Des déceptions, sa vie militante lui en a, sans doute, beaucoup apportées. La plus grande désillusion étant certainement la trahison de Lucien Tronchet, le militant le plus en vue du mouvement libertaire genevois qui devait rejoindre le parti socialiste à la fin de la seconde guerre mondiale. Mais André Bösiger était un optimiste aux engagements multiples, un bon vivant et une force de la nature qui n’a jamais baissé les bras. Fondateur et soutien indéfectible du Centre International de Recherche sur l’Anarchisme, André était aussi un pilier de la Libre Pensée…
Et quand notre groupe (Direct! AIT) a décidé de réaliser son premier périodique L’Affranchi, c’est vers lui que nous nous sommes tournés pour lui demander d’être notre éditeur responsable. Il a accepté en nous faisant entièrement confiance et en nous laissant toujours la complète liberté du contenu du journal.
Personnalité profondément anti-autoritaire (ce qui n’est pas le cas, et loin de là, de tous ceux qui se revendiquent de l’anarchisme) André Bösiger a aussi constitué avec sa femme Coucou (Ruth Bösiger décédée en 1990) un couple de militants, ce qui n’était pas fréquent dans sa génération et n’est toujours pas très répandu d’ailleurs.
La classe ouvrière suisse a perdu un élément de ce qu’elle a produit de meilleur, espérons que le siècle qui débute verra naître d’autres personnalités de cette trempe.
Ariane Miéville et José Garcia
* André Bösiger, Souvenirs d’un rebelle, Canevas Éditeur, 1992 (et plusieurs rééditions).
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André BÖSIGER
Ayant quitté le Jura bernois après un conflit avec son employeur, André Bösiger adhéra en 1929 à Genève, à l’âge de 16 ans, à la Ligue d’Action du Bâtiment (LAB), tendance anarcho-syndicaliste de la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment (FOBB), qui sur les chantiers pratiquait l’action directe, empêchant les heures supplémentaires ou le travail du samedi. La LAB luttait aussi contre les expulsions et les saisies dont étaient victimes les chômeurs ne pouvant plus acquitter leurs loyers.
Bösiger rejoignit également le groupe anarchiste genevois qui, selon son témoignage, réunissait chaque semaine entre 20 et 50 personnes, dont beaucoup d’ouvriers italiens ayant fui le fascisme, et se lia d’amitié avec en particulier Luigi Bertoni* et Lucien Tronchet*. Le 9 novembre 1932, il participa à la manifestation antifasciste au cours de laquelle l’armée, protégeant une réunion fasciste, ouvrit le feu et tua 13 manifestants dont un ami d’André mort à côté de lui d’une balle en pleine tête.
Appelé peu après sous les drapeaux, André se déclara insoumis et fut condamné à plusieurs peines de prison successives. C’est au cours de sa détention à la prison de Saint-Antoine (Genève) qu’il apprit vraiment à lire et à écrire et qu’il fit la lecture de A- Z du Petit Larousse ; il ajoutait malicieusement « Est-ce que ça fait long deux ans de prison ? En fait j’aurais eu besoin de deux années de plus pour finir tout ce que j’avais à lire. » A sa sortie du pénitencier en 1937, il fut dissuadé de partir comme volontaire en Espagne par L. Bertoni qui considérait qu’il était plus utile en Suisse. André Bösiger se consacra alors à faire transiter des armes – dissimulées dans des camions de ravitaillement et de vêtements – de Suisse en France pour les compagnons espagnols ; elles étaient prises en charge à Annemasse par un négociant en primeurs, Déturche, qui les convoyait en Espagne. Il s’occupa également de la prise en charge d’enfants espagnols orphelins de guerre. En 1937, il fut expulsé de France pour ces activités.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, réduit au chômage pour ses activités syndicales, il survécut en pratiquant le braconnage et assura également de nombreux passages de frontière (hommes et armes) pour le compte de la résistance française. A la Libération il fut extrêmement déçu par l’attitude de son ami Lucien Tronchet, qui entraîna avec lui de nombreux autres militants syndicalistes et anarchistes au Parti socialiste.
Pendant la guerre d’Algérie, Bösiger continua ses activités de passeur au profit d’exilés espagnols, d’insoumis et de déserteurs français, ainsi que de militants algériens du FLN qu’il hébergea souvent et pour lesquels il trouvait papiers et travail. Il déclarait souvent : « J’ai lutté pour la libération de la France de l’occupation nazie, il était normal que j’aide les Algériens à se libérer de l’occupation française ». Il fut pendant quelques années très lié à l’UGAC et à Guy Bourgeois, notamment au travers de réunions régionales entre Rhône-Alpes et Suisse, mais aussi temporairement à des proches de l’AOA de Raymond Beaulaton, souhaitant toujours reconstituer une Internationale libertaire et révolutionnaire. Ses relations avec les militants antifranquistes espagnols étaient du même ordre : il soutint activement la frange de la FIJL qui organisait des actions directes, enlèvements et attentats (voir Octavo Alberola), mais aussi l’Alianza sindical obrera dans les années soixante, qui espérait reconstituer un mouvement libertaire au prix d’alliances parfois délicates avec des institutions en place en Espagne.
En 1957, André Bösiger participa à la création du Centre International de Recherches sur l’Anarchisme (CIRA) à Genève et à l’aménagement du local puis à ses déménagements successifs. Il fut à la même époque le gérant d’une nouvelle série du journal bilingue Le Réveil anarchiste (Genève, janvier 1957-décembre 1960). Dans les année 1980, il assura l’aménagement de l’hôtel-café libertaire du Soleil à Saignelégier (Jura) et participa aux activités anarchistes à Genève ainsi qu’à la Ligue des droits de l’homme.
En 1990 il perdit sa compagne Ruth dite Coucou. Il fut ensuite le gérant de L’Affranchi, organe de la section suisse de l’AIT (Association Internationale des Travailleurs).
André Bösiger, qui était également un militant actif de la Libre Pensée, est mort le 13 avril 2005 à Genève.
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« Les algériens que je faisais parfois passer en groupe, j’ai également aidé des insoumis et des déserteurs de l’armée française qui refusaient d’aller se battre en Algérie … Je bénéficiais de la complicité de douaniers tant français que suisses, qui me signalaient les moyens de franchir les passages. (j’ai hébergé) des algériens … Pour moi, ils étaient tous des réfugiés et ce qui comptais, c’était leur lutte pour l’Algérie indépendante. »
André BÖSIGER, P 93-99, Souvenirs d’un rebelle, 60 ans le lutte d’un libertaire jurassien, Dôle, 1991, 134 p.
« Au début de 1955, le premier responsable de la Wilaya 3 vint me rendre visite accompagné de Jean Ramet… C’est lui qui fut l’initiateur d’une présence communiste libertaire directe dans la région (Bourgogne) dans la lutte algérienne… Le groupe libertaire de Mâcon (1) assurait le stockage t les transports ds carnets (de cotisation). Nous passions par la filière suisse, animée par « André » (Bösinger), vieux militant anarchiste… J’ai été protégé par le responsable de Saône-et-Loire de la DST (Direction dela Surveillance du Territoire), qui était franc-maçon et qui me faisait prévenir par le « Vénérable » de Mâcon … »
(1) Notre compagnon Leandre VALERO participait aux activités clandestines de ce groupe.
Témoignage de Guy Bourgeois (Gérard dans la clandestinité), l’insurrection algérienne et les communistes libertaires, p. 6-7, Alternative ibertaire (UCL), Paris, 1992