dimanche 4 janvier 2009
J’ai lu pour vous “Comment le peuple juif fut inventé”, de Shlomo Sand [1]. Le massacre systématique des Juifs pendant la seconde guerre mondiale fut-il le plus terrifiant malentendu de l’histoire entière de l’humanité depuis ses origines ? C’est la question que suggère implicitement l’étude de Shlomo Sand, historien israélien, professeur à l’université de Tel Aviv. La thèse principale du livre est déjà là, dans le titre même de l’ouvrage. C’est une attaque en règle contre la vision ethniciste, raciale, du “peuple Juif” dont tous les membres, partout dans le vaste monde, “seraient au départ issus de la petite population antique des Juifs de Palestine”. Ce mythe est, pour l’Etat d’Israël, la version historique officielle. Il sert de base au sionisme, tout autant d’ailleurs qu’aux antisémites.
Shlomo Sand coupe l’herbe sous les pieds de tous ces faussaires de l’histoire. Tout d’abord il montre que la thèse de l’origine unique est incompatible avec l’importance numérique de la population juive mondiale à la veille de la Shoah ; notamment en Europe de l’Est où les communautés israélites étaient massivement présentes (Lituanie, Ukraine, Russie, Pologne, Roumanie, en passant par la Hongrie et sans oublier la Slovaquie). En effet la petite population judéo-palestinienne, supposée être à l’origine de toutes les populations juives du monde, n’était pas numériquement assez importante pour générer, dans des temps relativement aussi courts (à l’échelle de l’histoire, en fonction des espérances de vie de l’époque) des communautés numériquement aussi fortes et aussi distantes du foyer supposé. Et cela d’autant plus que l’historien révèle que la majeure partie (et de loin) de la petite population palestinienne ne quitta jamais cette terre, car elle ne fut jamais exilée par aucun des différents conquérants qui s’y succédèrent depuis les Egyptiens jusqu’aux Romains, en passant par les Babyloniens et les Assyriens. L’explication ethniciste du peuple juif, raciale sinon raciste, se heurte à cette réalité historique.
En fait, dans l’antiquité, la religion juive a pratiqué un prosélytisme actif, entraînant des conversions dans l’aire méditerranéenne et orientale (il en demeure d’ailleurs des traces historiques) puis à distance, et ce sont les conversions massives qui expliquent l’accroissement important des sectateurs de la religion israélite. Reprenons le fil historique : il y eut d’abord l’existence d’un éphémère royaume d’Adiabène, situé dans le nord de l’Irak actuel, au sud de l’Arménie (vers le haut cours du fleuve Tigre). Un prince de ce royaume se serait converti au judaïsme. L’existence de ce royaume, au Ier siècle après JC) fut de courte durée et laissa peu de traces. On ne sait pas si le peuple suivit entièrement la conversion de son monarque. Plus assurées sont les données historiques concernant le royaume de Himyar qui, lui, dura plusieurs siècles à partir du IIIème siècle après JC. Ce royaume s’épanouit dans l’Arabie dite heureuse, c’est-à-dire le Yémen actuel et le sultanat d’Oman. La puissante tribu de Himyar se convertit au judaïsme et entraîna ses vassaux dans le champ culturel de cette religion.
Ce fait est bien connu, de même que la tentative de Constantin II, empereur chrétien d’Orient, de prendre appui sur ce socle religieux pour les christianiser, en leur envoyant une mission culturelle et religieuse (Vème siècle). Cette entité politique dura trois siècles (du III au VIème), puis fut conquise d’abord par les chrétiens Ethiopiens en 525 puis par les Perses en 570, avant de basculer dans l’Islam après 600. Par ailleurs, dès la fin du IIème, mais surtout ensuite, au IIIème, diverses tribus Berbères d’Afrique du Nord furent influencées par le judaïsme apporté par les commerçants venant d’Orient dont les relations avec Carthage (actuelle Tunisie) étaient traditionnelles. Des tribus berbères se convertirent à la religion juive. Elles seraient en grande partie à l’origine des juifs sépharades (d’Afrique du Nord). Le même processus s’étendit à l’Espagne, où les conversions furent nombreuses à partir notamment des anciennes possessions carthaginoises (Cadix, Carthagène…).
La forte communauté juive de Rome même, capitale de l’Empire, était étoffée par le biais des conversions. D’ailleurs, au début (Ier, IIème, voire IIIème siècle), les Romains ne faisaient guère la différence entre juifs et chrétiens. Cela se fit peu à peu. La dynastie des Sévères (dont le premier fut l’empereur Septime Sévère, qui régna de 193 à 211), contrairement à une légende propagée par l’église catholique, favorisa implicitement les religions orientales, car elle était elle-même originaire d’Afrique du Nord et avaient des ramifications familiales en Orient et en Syrie. Cette situation fut favorable au prosélytisme religieux israëlite.
Enfin, parmi les grandes “réussites”, il faut mentionner la conversion de Kagan, roi des Kasars en 740 après JC qui régnait sur un vaste royaume – pratiquement un empire – qui dura, avec diverses fortunes, jusqu’au tout début du XIIIème siècle, temps où les mongols en effacèrent les restes. Cet empire judaïsé de Kasar fut prospère et important politiquement, du VIII au Xème siècle, en tant qu’allié des Byzantins contre l’expansion arabo-musulmane. Les princes Kasars avaient probablement choisi le judaïsme pour se différencier à la fois des Byzantins (chrétiens) et des Arabes (musulmans). Ce fut un choix politique. D’ailleurs, leur royaume s’enfonçait comme un coin entre les deux empires, puisqu’il s’étendait du nord du Caucase, entre Mer Noire et mer Caspienne jusqu’au Don et à la basse Volga. Les Kasars étaient “ethniquement” (si le terme avait un sens…) plutôt proches des tribus turcophones de l’Asie centrale. Il en reste d’ailleurs quelques traces, avec de rares mots turcs en yiddish.
L’existence de ces divers royaumes recensés et décrits par Shlomo Sand prouve la réussite de la politique de conversion menée par les prêtres juifs surtout du IIIème au Xème siècle et ceci dans de nombreuses aires géographiques. Cela implique que la majorité des juifs actuels seraient des descendants de convertis originaires de bien d’autres pays que la petite Palestine. Les juifs askenases seraient majoritairement d’anciens Kasars, plus ou moins déplacés vers l’ouest (la Russie était leur voisine) au grès des invasions mongoles du XIIIème siècle (Gengis Khan). Les sépharades, quant à eux seraient, pour l’Espagne, des descendants d’Ibères et de Carthaginois, et, pour l’Afrique du Nord, de Berbères et, également de Carthaginois. Bien sûr, il y eut un certain nombre de juifs de Palestine qui s’exilèrent pour prêcher ces nouveaux fidèles, mais cette diaspora fut très peu nombreuse. La théorie raciale-ethnique de l’origine commune des juifs du monde ne tient donc pas. Par contre, les habitants actuels de Palestine (dits Arabes), sont très probablement les descendants directs du “peuple hébreu” de l’antiquité, de ceux qui restèrent sur place, c’est-à-dire la grande majorité de la population, et qui se convertit plus tard à l’Islam. A ce propos, Sand rappelle que les différents exils de l’antiquité ne touchèrent jamais que des minorités, généralement des fractions de l’élite.
Cette histoire peu connue des Juifs a été occultée au fil du temps. Plusieurs faits historiques contribuèrent à favoriser cet oubli. D’abord, l’interdiction du prosélytisme juif par les chrétiens au Moyen-Âge, interdiction reprise à leur compte par les élites juives qui s’enfermèrent ainsi dans une tour d’ivoire puriste (le rabbinisme et la propagation du mythe du “peuple élu de Dieu”).
Ensuite, à l’époque moderne, l’irruption du concept de “nation” (XVIII et XIXème siècles) qui portait en lui, trop souvent, un arrière-plan ethnique voire racial. A la fin du XIXème siècle, la naissance du sionisme (1882 : première migration vers la Palestine, alors Ottomane) ne fut en fait que la reprise par et pour les Juifs de l’idée nationale, idée qui se généralisait et se radicalisait à cette époque et dont nous ne sommes toujours pas sortis, malgré les délires fous dont les concepts de “peuple” et de “nation” (ou “région”, plus à la mode en ce moment) ont accouché (national-socialisme, racisme, …). Shlomo Sand montre crûment que le nationalisme juif ressemble à tous les autres et confirme que, lui aussi, il manipule l’histoire (comme toutes les nations) dans le sens d’une conception ethniciste (raciale) de l’identité nationale : les origines du “peuple” – ici juif, mais ailleurs basque, breton ou galicien, français ou autre – étant supposées biologiquement “pures”. Cette prétention est parfaitement ridicule et scientifiquement fausse. Mais cela n’empêche pas l’Etat d’Israël de poursuivre encore cet idéal identitaire national basé sur un “droit du sang” (ce qui rappelle de bien tristes histoires) et de tenter de maintenir le mythe de l’origine “pure” du “peuple élu”, soi-disant exclusivement issu de la Palestine antique.
Les élites israéliennes (même les agnostiques) auraient peur de manquer d’arguments pour légitimer l’existence de leur Etat s’ils abandonnaient les justifications religieuses et ethniques. Pourtant, la reconnaissance de l’inanité de ces théories ferait, par ricochet, le malheur des antisémites (qui prospèrent sur la notion d’identité ethnique). Shlomo Sand, chercheur, honnête et courageux, et de plus humaniste, déboulonne les manipulations à but national identitaire qui, peu ou prou, sont toutes des constructions. Contre le mythe, il tient le pari de la vérité. Une vérité qui peut permettre aux “peuples” “Juifs” et “Arabes” (et aux autres également) de se rapprocher car, comme le rappelle Shlomo Sand, si “l’histoire se sont les événements du passé, … c’est aussi et surtout le regard qu’on porte sur eux”. C’est ce regard qu’il faut changer en abandonnant toutes les grilles de lecture qui reposent sur les concepts de “nation”, “d’identité” (nationale ou autre), de “peuple” (à plus forte raison lorsqu’il se réclame d’un fond biologique) d’abord parce que, l’exemple du “peuple juif” l’illustre parfaitement, elles sont historiquement, scientifiquement fausses, ensuite parce que, les exemples malheureusement abondent, elles débouchent sur des guerres et des massacres. C’est loin de ces mythes pernicieux qu’il faut chercher les chemins d’un possible épanouissement de la fraternité humaine.
David
Article paru dans Anarchosyndicalisme ! #109
[1] Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé éditeur : Fayard (Septembre 2008)