samedi 10 décembre 2005
Shérifs à la gâchette facile, gardes nationaux promus au rang de geôliers soupçonneux et agressifs face à des rescapés traumatisés et en attente de secours dans le dénuement le plus grand, l’Autorité donne d’elle-même une image fort peu flatteuse en affichant ainsi sa volonté unilatérale de rompre « le contrat social ». Cette « politique de communication » est-elle à mettre aussi au compte de l’incompétence et de l’incurie ou obéit-elle à des stratégies bien définies ? S’inscrit-elle dans la continuité d’une gestion calamiteuse de la crise ou bien, la diffusion massive de cette mauvaise image de marque des pouvoirs procède-t-elle d’une toute autre intention ?
Un avertissement à la population mondiale
La première puissance mondiale laisse les caméras du monde entier filmer l’engloutissement d’une de ses villes et son incapacité apparente à en sauver les habitants. Comment ne pas y voir le message glacial adressé aux populations par le plus puissant État du monde ? Comment comprendre autrement qu’un avertissement cynique cette mise en scène terrible de la non-assistance massive à personnes en danger ? Cette complaisance morbide à montrer l’insoutenable ne peut être gratuite, fortuite. Le spectacle de la désolation doit donner à penser et surtout à craindre. Voici ce qu’on peut décrypter du message : « Pauvres d’ici et d’ailleurs, citoyens sans importance, figurants de partout et de toujours, vos vies ne comptent pas à nos yeux. Nous, puissance Étatique, pouvons tout à fait oublier de vous secourir, car tel est notre bon vouloir. Vos conditions habituelles d’existence, qui vous semblent si fades et misérables, peuvent encore se dégrader radicalement sans notre bienveillante intervention. Sans nous, vous êtes perdus ! Sachez enfin, que même lorsque nous sommes provisoirement absents (nous avons tant de priorités, le monde est si complexe), nos mercenaires seront toujours là pour vous rappeler brutalement à l’ordre (si vous avez la ridicule prétention de vous organiser vous-mêmes pour subsister). Contentez-vous du peu que nous vous octroyons, car le pire peut survenir à tout moment. Craignez le courroux du ciel et la colère de vos maîtres !«
Dans une moindre mesure et de façon plus prosaïque, la mise en scène de cette « non-intervention humanitaire » s’adresse aussi aux autres gouvernants du monde et vise à obtenir des subsides : accoutré des haillons du mendiant, brandissant sa sébile, Oncle Sam rappelle à ses acolytes -à ses complices de toujours- qu’un manquement à l’esprit de corps entraînerait une déroute générale. Sans doute s’agit-il aussi de promouvoir une nouvelle méthode de gestion de crise, -gestion a minima-, propre à séduire des classes dirigeantes toujours plus cupides et traditionnellement cruelles.
Nos bons maîtres, gestionnaires incompétents et calamiteux de la planète, préoccupés uniquement des leurs intérêts immédiats et de leurs prérogatives ont accumulé au-dessus de nos têtes tellement de menaces, de risques divers qu’entre les scénarios les plus cauchemardesques, nous n’avons que l’embarras du choix : pandémies variées (grippe aviaire, sida), attentats bactériologiques ou chimiques, inondations et tempêtes atypiques dues au dérèglement climatique, contaminations radioactives suite à des accidents nucléaires majeurs ou à des guerre interétatiques, rien ne semble a priori exclu, tout dans le pire semble plausible.
Voilà donc la première puissance mondiale « tsunamisée » comme n’importe quel pays du tiers-monde, apparemment incapable de faire face à une catastrophe « naturelle » (pour autant que l’on puisse encore parler de cataclysme naturel dans un monde si dévasté par l’activité industrielle que son climat en est gravement perturbé), tétanisée par l’ampleur du désastre et pratiquement obligée d’accepter l’aide internationale : événement sidérant, épisode dramatique mais combien emblématique d’un monde chaotique, dont on pressent que les soubresauts d’agonie ne font que commencer. Sans vergogne aucune, l’administration américaine étale au grand jour, à la face du monde, son mépris pour ses concitoyens : ils sont pauvres, ils sont noirs ; il n’y a donc pas d’urgence à les secourir. Mais il serait bon de se souvenir qu’en pareille situation bien des États réagissent avec la même « inconséquence« , la même « négligence« , le même mépris.
Ainsi, lors de l’explosion d’AZF à Toulouse, les habitants des quartiers populaires qui attendaient du secours pour leurs blessés ont vu arriver les forces de l’ordre venues « sécuriser » les points sensibles (banques, etc.) bien avant les premières ambulances. Au Sri Lanka, frappé par un violent tsunami à la fin de l’année passée, l’armée s’est déployée afin de contrer toute tentative d’infiltration de la guérilla tamoule, bien avant de porter secours aux survivants. Quelle que soit la couleur politique du gouvernement en place, quelque soit le pays touché, la gestion de crise semble bien obéir aux mêmes impératifs : alors que chacun peut constater l’extrême faiblesse de l’État en ces moments de confusion, il lui faut montrer sa force, exhiber ses mercenaires, restaurer un ordre dont tout le monde peut mesurer la fragilité, l’incroyable injustice et la profonde bêtise.
LA LOUISIANE N’EST PAS UN EXCEPTION : C’EST UN EXEMPLE
La fréquence de catastrophes massives, qu’elles soient d’origines militaires ou non, est maintenant assez importante pour que se détachent certains points communs dans le déroulement des « jours d’après« . On distingue un scénario similaire. Tout commence par un isolement de la zone, ce qui permet à la fois de protéger les classes dirigeantes et de diffuser des rumeurs, (pillages, violences, ..). Ces rumeurs sont des préalables à la reconquête militaire de la zone. Ensuite vient un discours grandiloquent (sur la solidarité, le “plus jamais ça”…) qui tente de balayer toutes les mauvaises impressions. Les conséquences de ce scénario sur la population peuvent être dramatiques, la mise en quarantaine, le “tirer pour tuer”, peuvent faire de nombreuses victimes qui seront passées en pertes et profits à grands renforts de “cellules psychologiques” et autres liturgies plus ou moins modernes censées aider le “travail de deuil”.
Les événements survenus en Louisiane ces jours de septembre 2005 viennent, nous l’avons écrit plus haut, infirmer de manière cinglante les propos post-tsunami des bureaucraties modernes et de leurs pseudo-opposants. Ils ont reçu un traitement à l’opposé de celui qui était sensé être celui d’une grande puissance mettant sa population à l’abri. 48 heures avant l’arrivée du cyclone les autorités avaient bien prévu le désastre et l’inondation, puisqu’elles ont concentré une partie de la population dans le superdome de la Nouvelle-Orleans dés le 27 août 2005. Mais déjà le traitement de cette population présageait ce qui allait suivre. La concentration de civils était précédée de fouilles minutieuses effectuées par des militaires -lesquelles occasionnèrent d’ailleurs de longues files d’attente- comme s’il s’agissait d’individus dangereux qu’il convenait d’enfermer. Pourtant, la lenteur des secours dans le cadre du risque d’inondation était prévisible puisque l’on parquait des milliers de personnes dans un espace que l’on savait destiné à se transformer en une île inaccessible. S’il s’était agi de “sauver” la population, il convenait au contraire de la déplacer, non dans ce qui allait devenir un piège, mais dans des lieux plus au sec et plus accessibles aux secours. Quoiqu’il en soit, une fois entassés dans des conditions de vie insupportable, les naufragés déjà suspects dès leur entrée dans le superdome, allaient rapidement devenir la cible de rumeurs de violences et de pillages, propagées par les sphères gouvernementales.
Decomposition des institutions
Pourquoi tant de haine ? C’est que, l’État le sait bien, une catastrophe a ceci de particulier qu’elle remet en question bien des préjugés. Ici, les gens prennent ceux dont ils ont besoin pour survivre, il y a un bouleversement des mentalités. On assiste à une véritable décomposition des institutions face aux événements qui les dépassent. Parfois, les uniformes tombent, des policiers se suicident. Il peut même se trouver que des personnes garantes de l’ordre capitaliste, des fonctionnaires de police, passent de l’autre côté de la barricade. Dès le mardi 30 septembre 2005 des supermarchés sont dévalisés et, dans certains quartiers, la police encourage les habitants à faire des “provisions”. Des vigiles aident les civils à s’approvisionner, ils les abritent dans des hôtels de luxe dont ils ont pourtant la garde.
Devant ce qui apparaît pour le moins, comme un abandon de la cité par les classes possédantes et dirigeantes, il y a effectivement un réflexe de survie et une déstabilisation des codes. De ce réflexe, de cette déstabilisation peuvent naître de nouvelles formes d’organisation sociale d’autant plus que le pouvoir, en abandonnant le terrain, montre pour le moins son impuissance. Comme l’histoire l’a maintes fois démontré, ce genre de contexte est porteur de germes révolutionnaires. C’est pourquoi le système doit effectivement, s’il veut survivre, trouver un rééquilibrage. Il va se créer les repères moraux qui lui conviennent pour pouvoir redémarrer.
La bourgeoisie et l’État ont déserté la cité et abandonné à leur sort les habitants les plus faibles (pauvres, malades, nouveaux-nés, vieillards). Dans cette société hiérarchisée dans laquelle nous vivons, ils se sont mis d’eux-mêmes au plus bas de l’échelle, au niveau des rats qui quittent le navire. Il leur faut donc dénoncer les turpitudes supposées des autres, (comme les « pillages« , qui ne sont que la conséquence inévitable de leur trahison) pour faire oublier leur conduite et retrouver de la crédibilité. Ils cherchent à inverser les rôles. Les lâches et les traîtres dans la catastrophe se présentent comme des sauveurs.
INTOLERABLE ANARCHIE
Aujourd’hui donc, les capitaines ne sombrent plus avec leurs bateaux. Ils sont les premiers à bord des canots. Une fois au sec, ils tirent à vue sur les naufragés. N’est-il pas insolent, ce Gouverneur de Louisiane (Kathleen Blanco), bien au chaud, qui déclare, à propos des troupes envoyées à la Nouvelle-Orléans : « Ces troupes sont entraînées au combat, elles disposent de fusils d’assaut M16 chargés. Ces hommes là savent tirer et tuer et j’attends d’eux qu’ils le fassent« . Et cet autre, celui-là secrétaire à la sécurité intérieure (Michael Chertoff), bien caché derrière 300 000 garde nationaux surarmés et cagoulés, « nous ne tolérerons pas l’anarchie » . De tels propos, rapportés par une dépêche de l’agence Reuters (02 sept. 2005), … on croirait entendre Thiers et les versaillais !
Oui, à ces technocrates il est intolérable d’apparaître pour ce qu’ils sont. Comme il leur est intolérable que les gens envisagent de se débrouiller sans eux et sans leur morale frelatée. Et, n’en déplaise aux niaiseux du Monde Diplomatique qui nous récitent en long en large et en travers les rapports lénifiants de l’ONU, les gouvernements, ou du moins leurs stratèges, savent qu’ils ne pourront pas parer à la plupart des catastrophes possibles. Leur préoccupation n’est donc pas de mettre la population à l’abri. Cela, c’est bon pour ceux qui veulent y croire comme Ramonet. Le système sait très bien que ces situations de catastrophes sont pour lui périlleuses : Le danger impose la fuite transitoire du pouvoir, sinon sa destruction, et cette fuite non seulement le montre sous son jour véritable mais laisse la place à des réflexes qui échappent au cadre idéologique dominant. Spinoza et la gendarmerie nationale
On est bien clairvoyant dans la « Revue de la gendarmerie nationale » qui fait sienne les paroles de Spinoza : « … celui à qui est déféré le pouvoir de l’Etat craindra toujours les citoyens plus que ses ennemis, et … par conséquent il s’efforcera, quant à lui de se garder, et quant à ses sujets, non pas de veiller sur eux, mais de leur tendre des pièges« . Dans le numéro du quatrième trimestre 2002 de cette revue, un an après AZF, voilà ce qu’exprime au sujet de la gestion de ce genre de crise un professeur britannique de management stratégique ( !) : « La véritable mission des responsables est de traiter la non prédictibilité, l’instabilité, l’irrégularité, le non sens et le désordre« . Il suffit donc en reprenant les propos de Spinoza de remplacer “ennemis” par “catastrophe”, et tout est dit. C’est effectivement, compte tenu du sens de l’ellipse coutumier à Cambridge, ce que nous ont résumé tour à tour, le chef de Scotland Yard en juillet et l’administration américaine en septembre : “Schott to kill !”. Ce discours, qui a permis d’expliquer pourquoi un paisible promeneur brésilien a été assassiné de 7 balles dans la tête servira bien à justifier d’autres massacres. Là réside toute la débilité des discours de la gauche et de l’extrême-gauche consistant à réclamer « plus de moyens » pour l’État afin qu’il assume la protection des habitants. Non seulement ces moyens sont corrélés à la croissance du capitalisme, et donc justifient son développement (et avec ce développement augmente le risque techno- industriel) mais de plus ils sont confiés à des bureaucraties qui invariablement les utilisent pour accroître leur pouvoir de répression dont les victimes de catastrophes sont souvent les premières à souffrir. (L’exemple des expulsions survenues après les incendies parisiens de cet été est à ce titre également significatif.)
Dès lors, le Risque planant lourdement au-dessus de nos têtes, nos maîtres apprentis sorciers, incapables de prévoir où et quand le ciel tombera, en sont réduits à une prévention de a minima, à l’aveuglette en quelque sorte. Cette absence de politique d’anticipation s’accompagne par contre d’une stratégie de communication musclée et d’un retour massif des forces de répression sur le terrain dès que le premier danger est passé. La proclamation urbi et orbi de la présence multiforme des risques cherche à enfoncer les populations dans l’angoisse et la résignation, la sur-présence policière, à briser les velléités de rébellion.
Notre avenir ne nous appartiendrait pas plus que notre présent, notre futur se conjuguerait inéluctablement avec une apocalypse à épisodes, voilà ce dont nos excellents maîtres voudraient nous convaincre.
Il est encore temps de lever les hypothèses que ces apprentis sorciers font peser sur notre avenir, de choisir une autre voie, d’oser un autre futur.