AZF, Toulouse, 21 Septembre 2001 : UNE JOURNEE SOUS LA TERREUR

Article du Combat Syndicaliste / Octobre – Novembre 2001

dimanche 14 octobre 2001

10 heures 15. Castanet Tolosan (5 km de l’usine AZF). Je suis au boulot, en réunion avec trois collègues dans un bureau. Soudain, tout se met à trembler, les portes claquent, des vitres pètent. On entend un grondement sourd, qui s’amplifie. Tout le monde se regarde sans un mot. Je fonce à l’extérieur du bâtiment. Le grondement vient de Toulouse. Il finit par s’arrêter. Beaucoup de collègues sont dehors, tous regardent vers Toulouse.

Je pense à un attentat et à l’ONIA en même temps. Un copain allume la radio dans sa voiture. On se regroupe autour pour écouter. Rien… Je regarde en direction de la colline qui nous protège de l’ONIA, on ne voit rien, pas de fumée, pas de flamme. Puis les premières nouvelles tombent sur France Info : « trois ou quatre explosions sur Toulouse – Explosions à la FNAC et l’ONIA. Panique à Tou-louse, le centre ville touché … ». Je retourne au bureau, j’essaie de téléphoner. Rien, ça ne passe pas. Je ressors du bâtiment car j’ai la trouille qu’il s’écroule. Un collègue me lance : « C’est AZF, La Grande Paroisse qui a sauté. Il y a un nuage toxique sur Toulouse et le Mirail ». La radio dit tout et n’importe quoi, je n’y comprends plus rien. Attentat ? Accident ? Personne ne parle de la SNPE qui est une poudrière et un lieu de stockage de gaz mortel. Je regarde le vent. J’ai du bol, ça souffle vers Toulouse. Je pense à ma gosse, aux copains du Mirail, à tous ces gens dans la ville. Je veux en avoir le cœur net.

Je prends la voiture et je file vers Pech David, une zone verte située sur la colline juste au dessus d’AZF. Lorsque je passe devant la fac de Rangueil, c’est le bordel le plus complet. Des centaines de gosses du lycée en face, d’étudiants, de gens de tous âges marchent en silence, le pas pressé, les uns avec un mouchoir sur le visage, les autres sans rien. Personne ne court, tout le monde marche. Les regards trahissent l’inquiétude. Les visages sont blêmes. Dans les rues, les voitures sortant de Toulouse sont à l’arrêt. J’entends les premières sirènes de voitures de flics, d’ambulances et de pompiers. En montant au pas vers la colline, je vois une flopée d’ambulances qui quittent l’hôpital de Rangueil. Elles n’y vont pas, elle le quittent. Aucune n’est vide. Elles sont toutes chargées de malades ou de blessés. L’hôpital a dû morfler. Des gens sortent à pied de l’hôpital, un masque blanc sur le visage. Une fille demande à un type en voiture de l’emmener. Mais la voiture n’avance pas et le type fait la sourde oreille. La fille se met à courir sur le trottoir. Elle va plus vite que les voitures. Je gare la voiture et je fais le reste du chemin à pied. J’ai la trouille : du gaz malgré le vent, de ce que je vais découvrir en haut de la colline.

Lorsque j’arrive enfin au belvédère de Pech David, il est 11 h 15. Je regarde AZF. Sur les trois cheminées, il n’en reste plus qu’une. Ça fume, blanc, épais et ça part sur la ville : Empalot, le Mirail, St Cyprien. Je vois aussi une fumée plus jaune dans le fond. Je regarde vers la SNPE. On dirait que ça va, il n’y a rien qui fume, les bâtiments n’ont plus de vitres, mais ils sont debout. C’est con, mais ça me rassure. Cette putain de poudrière, j’ai toujours su que c’était une bombe aux portes de la ville. Et puis il y a le phosgène, ce gaz mortel inodore et incolore. Il y a tellement de fumée autour d’AZF que l’on ne voit rien sinon des carcasses de bâtiments, des enchevêtrements de poutrelles, des hangars sans toit. J’ai la rage qui monte, et la peine aussi. Depuis le temps que l’on gueule contre cette merde aux portes de la ville, ça devait arriver. Je me souviens d’un projet d’affiche : une photo des cheminées avec, marqué en gros dessus « AZF vous remercie de tousser en silence ! ». On était loin du compte.

Je retourne vers la voiture et je tente de redescendre vers Toulouse. Tout est bloqué. Les gens sont pris au piège dans leurs voitures, aux arrêts de bus. J’allume la radio. Ils racontent toujours tout et n’importe quoi, mais sur la SNPE, pas un mot, sur le Mirail pas un mot, sur Empalot, pas un mot. Putain de journalistes. Sur le trottoir, je vois deux petits vieux une valise dans chaque main qui se hâtent en peinant vers la gare. Je les prends en voiture. Le papy pleure. La mamie se tait. On est à St Michel, je laisse la voiture, on ne peut plus avancer. Je laisse papy et mamie partir vers la gare et je pars à pied vers la route de Seysses chez un pote qui habite à moins de 800m de cette merde fumante. Il est 12 heures. Partout des gens qui marchent, un foulard sur le visage ou le regard perdu. C’est vrai, maintenant ça me pique les yeux et la gorge. La trouille revient, mais je me dis « trop tard ».

Sur le pont de la Garonne, il y a une ribambelle de voitures de pompiers, sans blessés. Ils auscultent la Garonne, ça promet. Ça et là, des vitrines brisées, des panneaux arrachés, des volets tordus. Surtout, ça grouille de flics et de pompiers. Les camions rouges passent par des routes dégagées et contrôlées par la police municipale. Soudain une horde de grosses bagnoles grises se pointe dans la rue toutes sirènes hurlantes. Ça s’arrête devant un lycée complètement dévasté, et une horde de barbouzes en costard surgit des bagnoles et écarte tout le monde. Je jette un œil, c’est Jospin qui fait sa campagne électorale en visitant les décombres. Quand j’arrive enfin vers chez mon pote, route de Seysses, on dirait qu’il y a la guerre. Les maisons sont comme déchiquetées de l’intérieur. Les murs tiennent debout mais les toits, les fenêtres, les portes, tout est tordu, troué, arraché. On dirait un bombardement. Les gens sont sur le trottoir. Ils se parlent entre voisins à voix basse et s’entraident. Mon pote est là assis dans le salon en short et en marcel. Je cherche une connerie à dire : « Salut ! Alors, le capitalisme se fissure ? »« Le capitalisme, peut être ! Mais la baraque de mes vieux, c’est sûr, regarde ! ». Tout est broyé. Les plafonds tombés, plus de porte ni de fenêtre. Un bordel indescriptible. Quand ça a pété, il n’était pas là, il rentrait de courses. Il a tout de suite compris que c’était cette putain d’usine. Son père lui disait que son grand-père avant la guerre s’était battu avec les maraîchers pour sa fermeture. On pioche dans le frigo. Il n’a besoin de rien, il va aider la voisine à ramasser le verre cassé. J’ai peur de déranger. Je file chez Boris au Mirail. Par terre, c’est plein de suie noire et ocre. Sur un capot de voiture couverte de suie, quelqu’un a écrit du bout du doigt « BAGDAD ».

Ça pique encore plus la gorge. Je croise Karim. Il me dit que chez lui c’est le carnage. Sa sœur vient d’emmener sa mère à l’hôpital. Elle a des éclats de verre plein la tronche. Lui, il va voir « cette saloperie ». « T’en veux une toute fraîche ? » me dit il. « Il y a 5 minutes, j’ai croisé un keuf. Quand je lui ai demandé ce que c’était, il m’a répondu : Vous devez le savoir, VOUS ! » ce connard de schmit.

Je laisse Karim et je continue vers la Reynerie. Il est 14 heures 30. Les gens regroupés sur la pelouse en groupes, en grappes. Hommes, femmes, enfants. On parle, on grogne, on se réconforte, on s’aide à porter des sacs, à ramasser du verre au pied des immeubles. Et pas une ambulance, pas une voiture de pompier. Juste une bagnole de la police municipale qui passe au loin au ralenti. Au nouveau commissariat, les keufs sont planqués derrière leurs grilles. Les salauds. Ici, on peut crever la gueule ouverte. Les immeubles sont comme cabossés. Ici, c’est comme ailleurs, plus de fenêtre, les parois des murs tombés ou fissurés, les cages d’ascenseurs défoncées. Je monte chez Boris. Il est sur ce qui lui reste de balcon et il fume un clope en regardant fumer l’usine. « Tu veux un coup de main ? ». On range un peu le bordel. Va en falloir des sacs, vu ce qu’on accumule dans un coin de la pièce. Il y a des bouts de verre plantés dans les murs. Lui, il était dans la pièce à côté, il n’a rien sauf ce putain de goût dans la bouche. Il n’ose pas se servir de l’eau du robinet.

A 17 heures, on craque. Coups de fil sur son portable, ça passe. Les copains vont bien, sa mère est rassurée. Ma fille et sa maman vont bien. Moi aussi, je suis rassuré. Avec les copains, on a rendez-vous à 19 heures au local pour faire le point. On y va à pied. Les gens sont plus calmes. Presque plus personne ne met un mouchoir devant son nez. Plus on se rapproche du coin de l’ONIA, plus il y a de flics. On croise même deux cars de CRS qui se garent discrètement dans une petite rue. Impossible d’approcher, même à pied. Le pouvoir a de nouveau la situation en main. C’est le balai des ambulances, des pompiers, des croix rouges, des protections civiles. Le Mirail ne doit pas être sur leur carte à tous ceux-là. On passe devant une agence du Crédit Populaire… Eventrée… On sourit et on continue la route. Il y a moins de gens dans les rues. Ça parle peu, ou ça parle bas. Avec Boris, on ne parle pas. On marche, on marche. Arrivés au local, on retrouve les copains. Personne n’a rien, sauf Raymond, qui a pris des éclats de verre. Mais des copains ont leur appartement éventré. Celui dans lequel on fait « Le Combat Syndicaliste » n’a pas échappé au massacre. Bon, c’est que du matériel. On s’en tire bien… pour le moment.

En quittant le local vers 23 heures 30, j’entends un moteur au dessus de ma tête. C’est un hélicoptère de flics avec un gros projecteur pointé vers les rues, pour veiller sur les boutiques éventrées des commerçants toulousains. La gorge ne me pique plus, mais j’ai un drôle de goût dans la bouche.

Franck

CNT-AIT 7, rue St-Rémésy 31000 Toulouse

contact@cntaittoulouse.lautre.net


Extrait de la Brochure :

Assassins ! Toulouse, 21 septembre 2001, un crime industriel

Cette brochure a été élaborée à partir d’articles rédigés par des militants, militantes et sympathisants de la cnt-ait, a propos de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse le 21 septembre 2001.

Ces articles sont initialement parus dans l’édition Midi-Pyrénées de notre journal « Le Combat Syndicaliste ».

Cette édition a été revue et augmentée.

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