Soulèvement populaire contre un État autocratique : le présent, le passé et l’avenir du Bangladesh

Au moment où j’écris ce texte, je ne sais pas où se trouvent la plupart de mes camarades qui ont participé aux manifestations étudiantes en cours au Bangladesh. Tout ce que je sais, c’est qu’ils étaient dans la rue, essayant de lutter contre la police, contre les sbires fascistes du parti autocratique. Étant donné que seuls les habitants de certaines régions du Bangladesh ont retrouvé l’accès à Internet après cinq jours de coupure d’Internet ordonnée par l’État à l’échelle nationale, il a été difficile de se connecter de l’étranger aux personnes restées au pays. Alors que de nouvelles photos et informations dévoilent la violence sans précédent de la police, où elle torture et tue des personnes non armées, je ressens des sentiments d’angoisse et de colère. Je pense à mes compagnons au pays, mais il ne s’agit pas seulement d’eux, il s’agit du pays tout entier. Je sais seulement que mes compagnons font partie de la résistance à laquelle des milliers d’autres se sont joints, où les gens protestent contre l’État fasciste et autocratique, qui a tué au moins 197 personnes, en a détenu des centaines et en a blessé des milliers dans les hôpitaux.

Tout cela a commencé par une manifestation pacifique des étudiants et des demandeurs d’emplois gouvernementaux réclamant une réforme des quotas [d’admission dans les emplois publics]. Le système de quotas au Bangladesh réserve 30 % des emplois [publics] aux descendants des anciens combattants de la liberté qui ont pris part à la guerre de libération contre le Pakistan en 1971. Ce quota de 30 % laisse à la plupart des gens très peu de chances d’obtenir un emploi gouvernemental. Le problème du chômage et les récentes crises économiques ont rendu les emplois gouvernementaux très compétitifs, et la plupart des gens considèrent ce quota de 30 % comme discriminatoire et injuste. Même si le parti au pouvoir décrit le système de quotas comme un moyen de montrer du respect à la famille des combattants de la liberté, en réalité, le parti au pouvoir l’a utilisé pour avoir un groupe de personnes obéissantes dans la bureaucratie. Tout d’abord, la guerre de libération du Bangladesh en 1971 contre le Pakistan était une guerre populaire ; des personnes de tous horizons ont aidé les combattants de la liberté par divers moyens. Deuxièmement, parmi les combattants de la liberté, bon nombre de ceux qui étaient pauvres car appartenant à la classe ouvrière ne pouvaient obtenir aucun certificat attestant qu’ils étaient des combattant de la liberté. Troisièmement, des allégations de corruption et de népotisme ont été formulées quant à la délivrance par le parti au pouvoir des certificats de combattant de la liberté. Ce quota de 30% permet donc au gouvernement de consolider son pouvoir. De plus, réserver 30 % des emplois gouvernementaux à la troisième génération [de descendantes des] combattants de la liberté, soit moins de 5 % de la population, va à l’encontre de l’esprit central de la guerre de libération : l’égalité, la liberté et la justice.

En tant qu’anarchistes, nous avons soutenu la juste revendication des étudiants. Néanmoins, nous pensions également qu’une simple réforme des quotas ne pouvait pas résoudre le problème de l’économie capitaliste maintenue par un parti autocratique au pouvoir. Cependant, les choses ont dégénéré lorsque le gouvernement a répondu à la manifestation pacifique par une violence sans précédent de la part de la police et de ses sbires fascistes. La violence de l’État contre les manifestants a complètement transformé le mouvement actuel. Avant de passer à cette partie de l’étape actuelle du mouvement, il est nécessaire de décrire le scénario politique actuel du Bangladesh.

Depuis 16 ans, le Bangladesh est dirigé par la Première ministre Sheikha Hasina et son parti, la Ligue Awami. Même s’ils sont arrivés au pouvoir en obtenant une majorité électorale, ils sont rapidement devenus un parti autocratique et ont conservé le pouvoir grâce à trois élections générales truquées ou organisées. De plus, Cheikh Hasina et son parti se vantent d’être le seul parti favorable à l’esprit de la guerre de libération. En réalité, ils se sont approprié l’esprit et les acquis de la guerre de libération des masses. Ils ont tenté de décrire la guerre de libération uniquement dans une perspective nationaliste, alors qu’il s’agissait d’une guerre populaire menée par l’aspiration à l’égalité, à la liberté et à la justice. Après l’indépendance, les caractéristiques de classe de l’État ne se sont pas transformées, puisque [l’indépendance a été] le simple remplacement du groupe des dirigeants étrangers[1]  par un groupe de dirigeants. L’appareil d’État et les systèmes juridiques ont également continué à porter l’héritage du système de pouvoir colonial britannique puis pakistanais et. Depuis 2008, soit 16 années de règne [ininterrompues], la Ligue Awami a utilisé tous ces organes du système de gouvernement de l’État pour éliminer les points de vue opposés. Ils l’ont justifié en utilisant leur rhétorique nationaliste et en qualifiant tout le monde de force anti-libération.

Même si le Bangladesh a enregistré une croissance élevée de son PIB au cours de la dernière décennie, cela s’est principalement produit grâce aux dépend de la main-d’œuvre bon marché dans les secteurs du prêt-à-porter et à l’exportation de main-d’œuvre peu qualifiée au Moyen-Orient. Ces deux groupes ont souffert de conditions de travail inhumaines. Alors que l’effondrement du Rana Plaza, qui a tué 1 134 [ouvrières de l’industrie textile] en 2013, a réussi à obtenir une couverture médiatique internationale, d’autres meurtres [patronaux] dus aux incendies et à la répression policière sont passés inaperçus. Le gouvernement a réprimé de nombreux syndicats (y compris l’enlèvement d’un dirigeant syndical), pris le contrôle de la plupart des autres syndicats et interdit l’activité syndicale dans certaines régions. Même l’année dernière, des ouvriers du textile ont été tués et arrêtés pour avoir exigé une augmentation de l’âge minimum en dessous duquel il n’est pas légalement admis de travailler. [l’âge minimum légal du travail salarié au Bangladesh est de 14 ans]. Récemment, l’économie du Bangladesh a été confrontée à une crise, car sa stratégie de développement à court terme consistant à emprunter de l’argent a des répercussions. Les puissances impérialistes et expansionnistes telles que les États-Unis, la Chine et l’Inde considèrent le Bangladesh comme une région géopolitique d’intérêt. L’Inde, pays qui partage des frontières avec le Bangladesh, a été le plus influent dans la politique du Bangladesh car elle offre au gouvernement une « légitimité » vis-à-vis de l’Occident en échange de contrats qui ne satisfont que les intérêts du gouvernement indien. Bien que le parti au pouvoir ait réussi à être réélu une nouvelle fois, mais sans élections justes et inclusives, les gens souffrent du chômage, de l’inflation, des inégalités et de l’oppression de la part du parti au pouvoir.

La situation économique actuelle et le manque de droits humains fondamentaux ont créé un mécontentement massif parmi la population du Bangladesh, en particulier parmi les jeunes. Cependant, le gouvernement dirigé par Hasina, après sa récente réélection, a considéré qu’il était pratiquement incontesté et pouvait donc poursuivre son régime de corruption et d’exploitation. Ainsi, lorsque les étudiants ont lancé des manifestations pacifiques pour un système de quotas équitables qui donneraient la priorité au mérite, le parti au pouvoir a eu recours à la violence. Premièrement, ils ont employé la Ligue des Etudiants, les fantassins fascistes du parti fasciste au pouvoir. Ils ont frappé sans pitié les étudiants et les manifestants et les ont même attaqués dans les hôpitaux. Cependant, cette fois, les étudiants ont rapidement créé une résistance et ont réussi à reprendre le contrôle des dortoirs à cette aile étudiante fasciste pour la première fois en 16 ans de règne de la Ligue Awami. Ensuite, le gouvernement a appelé les forces de police pour arrêter la manifestation, lesquelles ont eu recours à des mesures brutales et ont commencé à tuer des manifestants le 16 juillet. Cela n’a pas réussi à arrêter la résistance, et celle-ci n’a fait que croître en nombre. Les coordinateurs du mouvement ont appelé à l’arrêt complet de toutes les activités publiques dans les jours suivants.

Le 18 juillet, la police et les hommes de main du parti au pouvoir ont fait preuve d’une violence inattendue en attaquant des étudiants qui manifestaient à l’intérieur et devant les universités et les lycées. Cependant, les étudiants ont fait preuve d’un immense courage et ont tenté de riposter. Ils se sont organisés, se sont coordonnés et ont utilisé leurs ressources limitées pour riposter à la violence d’État. Dans différentes zones, les fantassins du régime et les forces de police ont été contraints de quitter les lieux alors que les manifestants ripostaient. Le gouvernement a également multiplié la violence en réponse et s’est lancé dans une série de meurtres. Dans l’après-midi du 18 juillet, des nouvelles confirmées du meurtre de nombreux étudiants d’université et de lycée ont circulé sur les réseaux sociaux. Des gens ont commencé à se joindre massivement au mouvement et de violents affrontements ont eu lieu entre le parti au pouvoir et les manifestants et la foule en colère. Plus tard dans la journée, le gouvernement a complètement bloqué l’accès à Internet dans tout le pays pour réprimer la protestation. Cela n’a pas abouti et les manifestants ont continué à résister le lendemain, le 19 juillet. Des membres de différents partis politiques ont également rejoint le mouvement, mais la participation des masses populaires et des étudiants a continué. Les forces armées ont abattu au moins 70 manifestants ce jour-là. La plupart des personnes tuées étaient des étudiants, mais aussi des photographes, des tireurs de pousse-pousse ; des travailleurs des transports ont également été tués. 2 policiers ont également été tués par les manifestants lors des affrontements. Dès vendredi soir, le gouvernement a décrété un couvre-feu et a employé l’armée. Cependant, des affrontements et des morts ont également été signalés samedi.

Comme seule une partie du Bangladesh a retrouvé l’accès à Internet après 5 jours de coupure d’Internet imposée par le gouvernement, il est difficile d’obtenir des informations fiables. Les médias opérant dans le pays sont fortement contrôlés par le gouvernement. Le gouvernement ne fournit pas non plus d’informations sur le nombre de décès et n’autorise pas non plus les responsables médicaux à le faire. Il y a eu des allégations selon lesquelles la police aurait saisi les registres de décès des hôpitaux. Selon un grand journal du Bangladesh, au moins 184 personnes ont été tuées lors des manifestations en cours. Cependant, le nombre réel est estimé bien plus élevé. Les gens et les journalistes affirment qu’ils n’ont pas été témoins d’une violence d’une telle ampleur depuis des années. Des photos et des vidéos apparaissent où l’on peut voir des tas de cadavres gisant sur le sol d’un hôpital, la police tirant continuellement à bout portant sur des personnes non armées. Comme le rapporte [la chaine allemande] DW News, des véhicules de l’ONU destinés à des missions de maintien de la paix ont également été utilisés par les forces armées pour attaquer des manifestants au Bangladesh.

Au-delà de la résistance sur le terrain, la jeunesse rejette et détruit tous les récits du parti fascisant et de l’État autoritaire. La population du Bangladesh a fait preuve d’une immense solidarité avec le mouvement étudiant, car elle le considère comme une résistance légitime contre la dirigeante autocratique Sheikh Hasina. La population locale a fourni gratuitement de la nourriture et des abris et a aidé les blessés à atteindre les hôpitaux. Les gens ont exprimé une désobéissance massive e et non-coopération avec l’État pendant le mouvement. La classe ouvrière a fait preuve d’une incroyable solidarité avec les étudiants lors de la manifestation. Ils les ont activement soutenus et, dans certains domaines, ont participé avec les étudiants. Durant le mouvement, les étudiants ont utilisé diverses tactiques d’action directe et d’entraide qui les ont aidés à résister avec succès.

Le 21 juillet, la Cour suprême s’est prononcée en faveur d’une réforme des quotas. Même si la répartition proposée réduit le quota de descendants de combattants de la liberté exigé par les manifestants, elle réduit également le quota de groupes de citoyens défavorisés, ce qui est injuste. En outre, après les massacres de la semaine dernière, la situation a largement dépassé la réforme des quotas et un grand nombre de personnes exigent désormais la démission du Premier ministre Cheikh Hasina. Cependant, grâce au contrôle des médias, de la communication et à une force excessive, le gouvernement a conservé une certaine position. La police a arrêté des centaines d’étudiants. L’un des coordinateurs a également été enlevé et torturé par les forces armées. Le gouvernement essaie de montrer que les choses redeviennent normales et qu’il faudra probablement bientôt rétablir la connexion Internet dans tout le pays et mettre fin au couvre-feu, car les entreprises subissent de lourdes pertes dues à la fermeture. Lorsque Internet reviendra, les coordinateurs et les manifestants devront faire face à une dure bataille contre une dictature non masquée qui a le sang de centaines de personnes dans les mains.

Je ne pense pas que le Bangladesh puisse revenir à la normale après cette tuerie et cette violence du parti au pouvoir. Le peuple du Bangladesh doit décider si le totalitarisme d’un parti fasciste sera le sort du pays ou si le peuple retrouvera le pouvoir. Le mouvement, qui a commencé comme une protestation pour des opportunités équitables en matière d’emploi, s’est transformé en un soulèvement de masse contre le régime fasciste d’Hasina et la violence d’État, soulèvement pendant lequel le peuple du Bangladesh a exprimé son besoin de vivre avec liberté, droits et dignité. Cependant, pour atteindre ce destin, nous avons besoin d’une transformation démocratique de l’État, nous devons démanteler les forces armées d’élite qui commettent des exécutions extrajudiciaires, et nous devons restructurer chaque institution afin que personne ne puisse jamais obtenir le pouvoir de commettre de telles atrocités. Nous devons abandonner les politiques néolibérales et évoluer vers une économie pour le peuple et les travailleurs, et non pour la classe capitaliste. Cependant, pour que tout cela se réalise, nous avons besoin d’un mouvement ouvrier et d’un mouvement pour les droits civiques forts.

Jusqu’à présent, la population et la société ont fait preuve d’une incroyable résistance face à la violence d’État. La résistance marque un nouveau départ pour la lutte vers un Bangladesh plus égalitaire, juste et libre. L’avenir est incertain, mais si ce mouvement montre quelque chose, c’est bien qu’il montre que les personnes organisées qui luttent pour une juste cause peuvent faire preuve d’une résistance impensable. Nous rejetons un avenir totalitaire et nous n’attendons rien de moins qu’une révolution populaire.

24 juillet 2024

L’auteur de ce texte est membre du groupe anarchiste Auraj. À propos d’Auraj : Auraj (Auraj signifie anarchie en bengali) est un réseau anarchiste d’étudiants bangladais et d’autres personnes de différentes professions. Auraj a publié diverses traductions de penseurs anarchistes tels que Bakounine, Kropotkine, Rudolf Rockers et d’autres en bengali. Auraj publie également fréquemment des articles sur la situation politique et économique du Bangladesh. Auraj a fait preuve de solidarité avec les récents mouvements ouvriers (mouvements des ouvriers du textile, des usines de toile de jute), des mouvements étudiants et des mouvements pour les droits civiques au Bangladesh. Bien que les membres d’Auraj aient individuellement participé directement à bon nombre de ces mouvements, y compris à la résistance actuelle, l’activité d’Auraj en tant que groupe se limite principalement à la publication de textes et de brochures.


[1] avant l’indépendance du Bangladesh en 1971 était une province du Pakistan


Mythe sur la police : « Tous les policiers ne sont pas pareils, il y a aussi de bons policiers »

Réalité : il est possible que quelques personnes travaillant pour la police n’aient pas de viles intentions dans le cœur. Mais la police ne concerne pas un seul individu. Il est créé pour faire violence aux personnes sur ordre de l’État. La police est, par sa formation et sa fonction, toujours anti-populaire. C’est pour ça que la police tue, peu importe si vous connaissez un flic qui est une « bonne » personne. De plus, pour que le but d’une personne soit bon, il faut que les moyens utilisés soient bons. Mais le moyen utilisé par la police n’est que la violence, la violence contre le peuple.

Mythes sur la police : La police est nécessaire pour notre protection.

Réalité : La police est en fait créée pour imposer la violence aux gens afin de les maintenir obéissants. Nous n’avons pas besoin d’une organisation meurtrière. Ce dont nous avons besoin, c’est de liberté, de coopération et de partage des responsabilités de la part de tous. Nous avons besoin d’une société sans pouvoir centralisé, dans laquelle les gens coopéreront et se protégeront sans céder tout le pouvoir à une force qui peut les tuer et les torturer sous n’importe quel prétexte.

Non aux violences policières

Le pouvoir aux gens

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