Paul Robin et l’avortement

L’En-Dehors, Mars 1937, numéro 304

Un article sur Paul Robin, anarchiste, pédagogue libertaire et pionner de la légalisation de l’avortement, paru dans le journal anarchiste individualiste L’En Dehors de 1937. Cet article est écrit avec toutes les précautions d’usages nécessaires à cette époque où toute propagande pour les moyens de contraceptions – et encore plus pour l’avortement – était passible de prison …


Le décret [de décembre 1936] du gouvernement de la Généralité de Catalogne sur l’avortement[1] rend d’actualité les lignes qui suivent qui sont extraites de l’ouvrage de Gabriel Giroud consacré à Paul Robin sa vie, ses idées, son action et qui vient de paraître chez G. Mignolet et Storz, ouvrage documenté s’il en fut et qui retrace avec amour la vie de ce pédagogue néo-malthusien, trop vite oublié, pour quelle calomnié qu’il fut durant son existence. « Animateur, précurseur, apôtre tel fut Paul Robin … »

Devant l’insuffisance des moyens pratiques, il admettait sans hésiter, comme pis-aller, l’avortement. Je ne jurerai pas même qu’il n’ait procédé à quelque heureuse manœuvre abortive – hors Cempuis[2], bien entendu, il n’est pas superflu de le souligner. Sa franchise, en tout cas, le fit traiter d’« avorteur ». De quoi dans sa haute conscience il ne se montrait pas autrement offensé. C’est en somme une flatterie, disait-il en souriant, car rien, en certaines circonstances, n’est plus utile qu’un avorteur, et rien n’est plus noble quand il est désintéressé, quand il sauve du malheur et de l’infamie de pauvres femmes, des jeunes filles que guette l’ignominie de nos mœurs et la férocité de nos lois, quand il n’exploite pas de lamentables situations …

Il ne se livrera cependant sur ce point à aucune propagande publique d’instructions pratiques. Mais il soutenait la nécessité de l’intervention abortive exceptionnelle. Aujourd’hui, écrivait-il, l’avortement est regardé seulement comme un acte criminel. En France, l’article 317 du code pénal sévit. Ses rédacteurs pénétrés des conceptions morales judéo-chrétiennes, négligeant les considérations temporelles, utilitaire, les préoccupations de santé et de bien-être individuel, de prospérité générale, ont institué un système répressif barbare. Mais, quel qu’aient été chez nous et ailleurs, les intentions législatrices, l’ardeur des exhortations ou la violence des répressions, partout et dans tous les temps subsiste, plus ou moins occulte, la pratique de l’avortement. Nulle société n’y échappe, nulle ne peut y échapper. Elle s’impose comme dérivatif, comme obstacle aux anxiétés de la lutte pour la vie, à l’infanticide, à l’homicide.

Lors d’une conférence où, dénonçant la « folie des surpeupleurs », Paul Robin soutenait la nécessité de l’enseignement anticonceptionnel, et sous certaines conditions, en certains cas, de la manœuvre abortive, un contradicteur l’interpella : « Iriez-vous jusqu’à préconiser ou absoudre l’infanticide ? » et de répondre tranquillement : « pour la limitation inévitable des vies humaines en puissance ou épanouie, un choix de moyens est nécessaire. Seuls les moyens anticonceptionnels préviennent le foeticide et l’infanticide. Et l’anéantissement d’un germe qui végète au sein de l’utérus et préférant préférable à la naissance d’un humain condamné à une vie précaire. Supprimer une molécule inerte, à peine cloisonnée, m’apparaît comme beaucoup moins grave et moins cruel, que d’infliger l’existence à un être sensible promis à une vie de servitude, à la mort prématurée. et s’il me fallait absolument choisir entre l’infanticide et l’homicide, je dirais que la mort d’un nouveau-né inconscient me semble moins révoltante que celle d’un jeune homme de 20 ans sur le champ de bataille, moins triste que la perspective d’une vie de privation, d’inquiétude, d’ignorance, de malheur.

Les fauteurs d’homicides, d’infanticide, ceux qui vraiment contraignent à l’avortement, cultivent la misère, sèment la mort, ce sont, suivant Paul Robin, les adversaires de la diffusion de l’hygiène anticonceptionnelle, de la réforme de nos mœurs sexuelles, ce sont les contempteurs de la propagande de limitation de la population.

Au surplus, ajoutait-il, les médecins admettent l’avortement dans des cas assez nombreux. Les indications qu’ils donnent permettent de le préconiser pour d’autres raisons. En cas de tare des géniteurs, par exemple, est-il utile, demandait Paul Robin, que naissent des enfants voués à la débilité, aux maladies sans fin, qui soient à charge toute leur vie aux autres et à eux-mêmes ? Pourquoi ne pas interrompre la grossesse quand l’un des procréateurs et dément, alcoolique, syphilitique, tuberculeux, cancéreux, etc. ? Et si une femme a été violée ou séduite, s’il  résulte pour elle, de son abandon ou du crime commis sur sa personne, toute une vie de souffrances physiques, de tortures morales, peut-on raisonnablement s’opposer à sa délivrance abortive ?

Bien plus, proclamait Paul Robin, l’avortement doit intervenir lorsque les couples sont affligés de ces infirmités très communes qui en noms : détresse économiques, pauvreté, misère. L’insuffisance du revenu familial est un motif valable pour extraire l’ovule fécondé avant sa maturité. Dès que l’être humain n’est ni désiré, ni désirable, du moment que les soins nécessaires à son intégral développement ne sont pas assurés, sa venue au jour est une catastrophe pour lui, pour les siens, pour la société.

Si donc il y a surprise dans la conception, si les précautions anticonceptionnelles ont failli, il faut considérer l’expulsion du fœtus comme une urgente mesure, comme une opération subsidiaire à laquelle on doit se résoudre pour éviter des plus grands mots individuels et sociaux. Il est bien entendu qu’autoriser l’avortement, aux yeux de Paul Robin, le pratiquer quand cela est utile, indispensable, ne signifie nullement l’encourager, le recommander. La seule question à considérer, dès que sa nécessité est reconnue, est celle-ci : met-il en péril la vie de la mère, altère-t-il sa santé ?

Or, selon Paul Robin, quand il s’effectue exceptionnellement, comme pis-aller, avec toutes les garanties scientifiques d’examen, d’habileté professionnel, d’antisepsie, de repos il se présente comme une opération simple, on pourrait dire : chirurgie élémentaire. Il paraît être, dans les cas ordinaires, à la portée de gens soigneux n’ayant pas fait même d’études spéciales, mais connaissant suffisamment l’anatomie génitale. Aucune trace n’en subsiste quand les opérateurs prennent les précautions indispensables. « Telle sage-femme habile n’a jamais eu le moindre accident : » C’est l’aveu échappé à l’un des plus violents adversaires des néo-malthusiens, lequel, pour illustrer son affirmation, signalait  une « faiseuse d’anges » exerçant aux environs de l’Arc de Triomphe, dans un quartier très opulent de la capitale. Cette femme, fort instruite, ajoutait le surpeupleur, n’a jamais été inquiétée, malgré les dénonciations, « parce qu’il ne lui arrive jamais d’accident. » Et Paul Robin ne se gênait pas pour dire que les nombreuses confidences qu’il avait reçu corroboraient pleinement se naïf témoignage de son adversaire.

Beaucoup de chirurgiens et de médecin française et étrangers reconnaissent d’ailleurs que, depuis l’application des méthodes aseptiques et antiseptiques, l’avortement peut avoir lieu sans conséquence grave, sans plus de suite mauvaise que l’accouchement. Le professeur Lacassagne, entre autres, a écrit, et Paul Robin le soulignait : « l’emploi des antiseptiques a rendu presque inoffensif des manœuvres qui, autrefois, provoquaient des complications graves et souvent mortelles. La découverte de la méthode antiseptique à indirectement favorisé les avortements en les rendant moins dangereux. »

Sans doute la presse serve et servile fait grand étalage des accidents d’avortement, et, plus souvent encore des avortements sans accident, avec l’intention d’effrayer. C’est un mot d’ordre de police et de politique, une vieille habitude, jalousement entretenue, de maltraiter les « faiseuses d’anges », d’invectiver contre les « mères coupables », pour intimider les nombreuses mères de famille trop nombreuses prêtes à devenir « coupables ».

À signaler d’ailleurs avec la même attention et la même ardeur les accouchements qui se terminent par la mort des parturientes, la presse s’encombrerait. Les accidents mortels qui peuvent survenir au cours de la grossesse, lors de l’accouchement et après, sont en effet fort nombreux et les traités d’obstétrique consacre des chapitres à leur énumération, au moyen de les prévenir et d’en triompher. Le « bluff » anti-abortif n’a qu’un but : empêcher le peuple de profiter des progrès de la médecine et de la chirurgie, réserver aux riches la suppression des maternités indésirées.

Presque tous les risques courus par les femmes dans l’avortement proviennent de l’article 317 du code pénal. C’est cet article criminel, disait Paul robin, qui oblige les femmes soit à tenter de détacher elles-mêmes par les moyens les plus étranges souvent, et les plus dangereux presque toujours, l’embryon dont elles redoutent le développement, soit à s’adresser à des gens malhabiles, malpropres, besogneux, ignorants, quelquefois vils, qui opèrent dans les plus déplorables conditions. C’est cet article 317 qui rend l’avortement clandestin, hâtif, incomplet, périlleux, par insuffisance d’antisepsie. C’est lui qui empêche les opérées pas, par crainte du « qu’en dira-t-on », des dénonciations, de prendre le repos voulu, d’appliquer les soins post-abortifs indispensables à la guérison prompte et complète. Ceci pour les femmes pauvres, bien entendu, car les autres narguent la loi, souligne Paul Robin. D’éminents chirurgien, sous un prétexte quelconque, peuvent toujours opérer ces dernières qui, payant royalement, courent peu de danger, tandis que les pauvresses n’échappent à la répression qu’en risquant leur santé, leur vie.

Non seulement l’abrogation de l’article 317 s’impose pour l’ancien directeur de Cempuis, mais, selon son vœu, l’organisation de l’avortement est nécessaire jusqu’à ce que les moyens de préservation anticonceptionnelle aient atteint la perfection. Il affirmait qu’il existait déjà des sortes de cliniques, plus ou moins avouées exerçant une surveillance attentive sur la menstruation des riches clientes.

Quand un retard se produit dans l’apparition du flux cataménial, un lavage est pratiqué qui assure, sans même qu’il y a certitude de fécondation, la vacuité de l’utérus.

Le rêve de Paul Robin eut été de voir s’établir pour toutes les femmes, dans tous les pays, des cliniques de ce genre, tenues par un personnel dûment qualifié, pourvues des derniers perfectionnement scientifiques et fonctionnant au grand jour comme un dispensaire public ou un cabinet de dentiste, d’oculiste, de médecin.

j’ajoute que, dans son esprit, les praticiens et praticienne gérant ces cliniques devaient jouer auprès du public féminin ou masculin, le rôle d’instructeurs, de confesseurs médicaux sur toutes les nombreuses questions de sexualité, d’hygiène et de pathologie génitales, de psychanalyse, comme on dit aujourd’hui, aussi bien pour la donner l’adolescence et la jeunesse que pour l’âge mur.

Gabriel Giroud.


[1] Sur la légalisation de l’avortement pendant la Révolution espagnole, on peut se référer à notre brochure consacrée au sujet : http://cnt-ait.info/2021/05/09/avortement-1936/

[2]    L’orphelinat de Cempuis est un orphelinat créé au début des années 1860 en région parisienne par Joseph-Gabriel Prévost. Il est connu pour avoir été dirigé de 1880 à 1894 par Paul Robin qui en fit le premier établissement expérimental d’éducation libertaire, où il mit en application ses principes sur l’éducation intégrale. Cet établissement fut la première école mixte française, et fit scandale à ce titre1. Après avoir été géré par la Ville de Paris, il dépend aujourd’hui de la Fondation des Orphelins Apprentis d’Auteuil.


GABRIEL GIROUD DIT GEORGES HARDY (1870 – 1945)


Disciple de Paul ROBIN dont il fut le biographe et ami d’Eugène HUMBERT, Gabiel GIROUD fut un fidèle collaborateur des principaux organes du néo-malthusianisme en France : Régénération, Génération Consciente, le Néo-Malthusien, La Grande Réforme (1) et de l’Encyclopédie Anarchiste.

Il avait perdu son fils unique, tué au front lors de la Première Guerre Mondiale et s’était installé depuis octobre 1930 avec sa compagne Lucie à Beaugency, au bord de la Loire.


Sur le néo-malthusianisme en France se reportera avec profit à l’excellent ouvrage de François RONSIN édité chez Aubier, en 1980 sous le titre: « La grève des ventres »