Du choix de la critique dépend le profit que l’on peut tirer de l’expérience

Première publication dans le Journal Anarchosyndicalisme ! numéro 127, de janvier – février 2012

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Le collectif Smolny a organisé le 3 décembre 2011 à Toulouse une soirée sur « La révolution espagnole de 1936 ». Contrairement à ce que laissait entendre ce titre, nous n’avons eu droit qu’à une vision partielle des choses, puisque l’ensemble des interventions programmées n’a finalement concerné, pour l’essentiel, que les événements survenus à Barcelone.

 Cette démarche est étonnante quand on sait que le collectif Smolny se réclame du marxisme, et donc d’une conception matérialiste de l’histoire, laquelle aurait dû impliquer une analyse minimale du contexte général de cette révolution, avec ses particularités idéologiques, sociales et géographiques.

Elle est moins surprenante si on constate qu’à la suite de François Godicheau toute une école d’universitaires français, qui se veut proche des milieux libertaires, a systématiquement réduit l’étude de la révolution espagnole aux faits qui se sont déroulés dans la capitale catalane*1. Ce réductionnisme induit une partialité qui serait bien anecdotique, si cette tendance à faire l’impasse sur les tenants et les aboutissants de l’action des anarchosyndicalistes catalans, ne vidait de toute sa substance les enseignements que les militants révolutionnaires d’aujourd’hui pourraient tirer de cette période.

Pourtant… Dans le long film de présentation projeté lors de cette soirée (un film évoquant la vie de Munis , dirigeant du microscopique groupe Bolchévique Léniniste espagnol, qui ne comptait pas plus d‘une quinzaine d’adhérents) , des vieux militants de la gauche communiste signalaient à plusieurs reprises un élément général d’importance cruciale : entre 1917 et 1936, il y a eu un saut idéologique, en ce sens qu’en 1917 les masses russes réagissaient contre la guerre alors qu’en 1936 le prolétariat espagnol agissait pour la révolution sociale. Ce constat explique la détermination criminelle de la bourgeoisie espagnole, qui se savait menacée par la montée des luttes sociales en Espagne. C’est cette peur qui a inspiré et fomenté un soulèvement militaire dont l’objectif était une guerre d’extermination d’ouvriers et de paysans dont la conscience émancipatrice, forgée au travers de décennies de luttes et de réflexions collectives, s’élevait chaque jour.

Telle est aussi la thèse défendue par l’historien britannique Paul Preston (par ailleurs peu suspect de sympathies anarchistes) : celui-ci rapporte, au début d’un récent ouvrage qu’il n’a pas hésité à intituler « L’holocauste espagnol » l’épisode suivant qui illustre parfaitement le caractère sans pitié de la réaction factieuse : « Recevant la nouvelle du soulèvement militaire au Maroc, en juillet 1936, un grand propriétaire terrien de la province de Salamanque, si l’on en croit ses propres dires, fit aligner ses journaliers et en sélectionna six pour les faire aussitôt fusiller à titre d’exemple… »*2.

Telles étaient les tragiques circonstances dans lesquelles durent se mouvoir les compagnons de la CNT-AIT.

L’organisation anarchosyndicaliste incarnait alors, par son développement, ce haut niveau idéologique du prolétariat qui faisait trembler le pouvoir et l’avait conduit à de si terribles résolutions.

Comprendre les raisons pour lesquelles à un moment donné la classe dirigeante d’un pays décide purement et simplement le massacre d’une partie de sa population, comprendre les moyens qu’elle se donne pour y parvenir, aurait pu sembler de bon sens. Cela aurait permis l’évocation de mécanismes d’auto-défense populaire que nous savons à l’ordre du jour de l’actualité mondiale. Ces mois derniers, en Libye ou en Syrie, nous avons vu de tels faits se produire, et nous savons que demain, ils se reproduiront dans d’autres zones où des mouvements viendraient à menacer les pouvoirs en place.

Mais visiblement, cette compréhension n’intéresse pas encore le milieu marxiste et les conséquences la remarque faite dans le film par leurs camarades proches de Munis n’a pas ébranlé le moins du monde les certitudes toutes faites. Celles-ci sont revenues au galop, sous la forme d’un exposé lapidaire effectué par un de ces nombreux « doctorants », mi chercheurs, mi militants, dont le secret de production appartient au gauchisme hexagonal. C’est dans un tel exposé que le public de la salle du Sénéchal a pu entendre que la CNT a non seulement permis la survie de l’Etat républicain, mais qu’elle lui a fourni les cadres de sa reconstruction. Cette énormité est la conséquence de l’extrapolation qui consiste, en partant de la situation barcelonaise, à suggérer la conclusion – pourtant parfaitement ridicule – que la CNT était la seule force sociale, politique et militaire de toute l’Espagne républicaine ! En réalité, la guerre d’anéantissement qui était menée par les militaires factieux contre le peuple ne laissait qu’une très faible marge de manoeuvre.

Camillo Berneri, le 14 avril 1937 a ainsi dessiné les termes de ce choix stratégique : « Le dilemme guerre ou révolution n’a plus de sens. Le seul dilemme est celui-ci : ou la victoire sur Franco grâce à la guerre révolutionnaire, ou la défaite. »*3. Il résulte de cette analyse que la principale erreur commise fut de s’être laissé entraîner dans une guerre classique, sous le drapeau confus de l‘antifascisme.

Cependant, il resterait encore à concrétiser ce qu’aurait pu être une telle guerre révolutionnaire sur des positions de lutte de classes. Il semble d’ailleurs que ce soit sur cette piste qu’ait voulu se lancer Augustin Guillamon*4, troisième et dernier conférencier de la soirée. Hélas, privé de ce fil conducteur, son propos s’est noyé dans l’incohérence qui le précédait, tant on comprenait mal comment dans cette même CNT, soi-disant pilier de l’état républicain et donc de l’armée républicaine , il aurait pu également germer une armée révolutionnaire.

Par rapport à bien d’autres milieux, celui que forment les anarchosyndicalistes a au moins une caractéristique, c’est qu’il est ouvert – et plutôt largement – à la critique et à l’autocritique.

Mais il en va des critiques comme de l’ensemble des productions de la pensée.

Il y en a des bonnes – même si elles peuvent être vives et douloureuse – car elles font avancer, il y en a des moins bonnes et des vraiment pas bonnes du tout parce qu’elles neutralisent la réflexion et empêchent de tirer des événements du passé les leçons qui pourraient être utiles dans le combat d’aujourd’hui. Les événements de 1936 méritaient vraiment autre chose que cette soirée…

B.

_1.- François Godicheau a publié en 2004 chez Odile Jacob, un ouvrage dont le titre lui-même est significatif de ce point de vue : « La guerre d’Espagne, république et révolution en Catalogne » (C’est nous qui soulignons la réduction de toute l’Espagne à la seule Catalogne).

_2.- Paul Preston, traduction en espagnol de « The spanish holocaust », « El holocausto espanol », citation tirée de la page 30, DEBATE éditeur, 2éme édition 2011.

_3.- Citation tirée de « Lettre ouverte à la camarade Federica Montseny » in « Guerre de classes en Espagne », édition Spartacus, 2éme édition, 1977. https://cras31.info/IMG/pdf/lettre_ouverte_a_la_camarade_federica_montseny.pdf

_4.- A. Guillamon a écrit « Los Comités de defensa de la CNT en Barcelona, de los Cuadros de defensa a los Comités revolucionarios de barriada, las Patrullas de control y las Milicias populares », Aldarull éditeur, 2011. Télécharger ici : https://anarkobiblioteka.files.wordpress.com/2016/08/los_comit%C3%89s_de_defensa_de_la_cnt_en_barcelona_1933-1938_-_agust%C3%ADn_guillam%C3%B3n.pdf

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