1960-1980 : Autonomie populaire et désobéissance civile, les auto-réductions en Italie

L’anarchosyndicalisme se réfère à une approche et une analyse globale de la société. Il se base sur le fait que tous les phénomènes économiques, politiques et sociaux interagissent, s’interpénètrent dialectiquement par le jeu des contradictions qu’ils engendrent et stimulent.

L’anarchosyndicalisme appuie et défend la constitution systématique de comités de lutte, fonctionnant sur le principe de la démocratie directe. L’anarchosyndicalisme privilégie un comportement de l’individu qui réfute toute verticalisation du dispositif structurel des exploités, des opprimés en lutte. L’anarchosyndicalisme avance donc le concept d’autonomie. (cf.. les brochures de la CNT-AIT « Anarchosyndicalisme et autonomie populaire » et «  Techniques de luttes », qui abordent principalement la question de l’autonomie des luttes sur les lieux de travail.)

La précarité et la flexibilité vont connaître encore de beaux jours. Ces deux phénomènes inhérents à la logique du capital empêchent la constitution d’un rapport de force favorable aux exploités et aux opprimés. Il est important que les anarchosyndicalistes expriment l’idée d’ouvrir une perspective de lutte sociale située hors de l’entreprise. Il y a de nombreux exemples historiques, et cette brochure en cite quelques-uns, sur différents continents. On peut citer la grève des loyers de Barcelone en 1931, la plus grande grève autour du logement jamais organisée en Europe au XXe siècle. Cet article va surtout chercher à resituer l’exemple de l’Italie des années 69-75, où se sont déroulées des luttes sociales marquées par l’empreinte de la désobéissance civile. Celle-ci s’était manifestée par le phénomène de ce que l’on a appelé les « auto-réductions », c’est-à-dire la réduction du prix des loyers, des factures, des marchandises par les prolétaires eux-mêmes.

I. La situation de l’Italie dans les années 59-69

En Italie, l’année 1959 se caractérise par un regain des luttes ouvrières. Les heures de grève rejoignent les moyennes de 1948. Le développement du modèle fordiste se traduit par l’industrialisation massive du nord de l’Italie, avec le développement des industries mécaniques (FIAT), nécessitant en partie une main-d’œuvre qui provient des régions les plus pauvres. Elle modifie la composition sociologique de la classe ouvrière. Malgré cela, le modèle fordiste ne parvient pas à éradiquer la conscience de classe « en soi et pour soi » des ouvriers. Au contraire, le poids de l’inflation, qui revient en 1964, provoque une ébullition de la lutte, dont le signe avant-coureur a été en 1962 l’assaut de piazza statuto [1](le siège du syndicat local, équivalant de Force Ouvrière) par les ouvriers portant les revendications suivantes : une réduction significative du temps de travail, une augmentation du salaire pour tous ne s’effectuant pas sur le calcul d’une hausse de la productivité et du rythme des cadences, une remise en cause de l’échelle du salaire. Les syndicats réformistes n’auront que faire de ces revendications exprimées.

Le 30 mars 1968, les 100 000 ouvriers de la Fiat se mettent en grève et s’organisent par le biais des assemblées générales et du refus des délégués, facilitant l’apparition des Comités Unitaires de Base (CUB), afin d’intensifier la pression sur les syndicats réformistes. Le dispositif structurel des ouvriers se met en branle et s’autonomise.

L’accord du 26 juin 1969 ne calme pas le jeu, puisque les ouvriers élèvent des barricades en affrontant la police à l’usine FIAT de Corso Traiano. Agnelli, le grand patron de FIAT et du puissant syndicat des patrons italiens déclenche, le 3 septembre, une immense vague de mises à pied. Les syndicats réformistes[2] entament, quant à eux, un processus de rapprochement et incorporent dans leur plate-forme la plupart des revendications ouvrières sous le regard attentif du Parti Communiste Italien (PCI). Car le but est de peser dans le cadre des négociations contre les patrons, de façon à reconquérir une crédibilité auprès du prolétariat en lutte. Les patrons se montrent de plus en plus embarrassés par la marche de la situation. Ils décident même d’avaliser une hausse élevée des salaires pour doper à nouveau le pouvoir d’achat (en jouant sur le jeu de l’offre et de la demande). Cette concession passagère ne vise, dans un premier temps, qu’à restaurer le consensus social au niveau de chaque unité de production. Les patrons souhaitant recouvrer le taux de profit d’avant l’agitation de la lutte, pour mieux préparer la contre-offensive, qui va se concrétiser par le prélude de la restructuration.

Cependant, le scénario ne se déroule pas comme prévu. Le comportement de résistance silencieuse (absentéisme, freinage de la production…) de « l’ouvrier spécialisé » ou de « l’ouvrier masse » de l’usine Fiat de Milan se répercute, puis s’impose, en devenant une référence exemplaire. L’État italien, voyant que la situation ne cesse de se dégrader, réagit à son tour par la promulgation de l’épargne forcée, de la hausse du coût du crédit et de l’élévation des prix et au recours à la violence par l’utilisation de nervis fascistes, sous les bons offices des services secrets. C’est le début de « l’état massacre » et de « la stratégie de la tension » qui précipitent le pays sur l’itinéraire latent de la guerre civile[3].

L’Italie, aux yeux du reste des gouvernants de l’Europe, apparaît très dangereuse, voire contagieuse, étant donné que la pérennité même des investissements (nationaux et internationaux) s’en trouve affectée. Le chancelier d’Allemagne en appelle encore à l’établissement d’un cordon sanitaire dans le but de la disjoindre du reste du continent. Mais au fond, la bourgeoisie italienne ne fait que payer les échecs répétés de ses aïeux : le décollage et l’essor industriel de la fin du 19e siècle, la création d’un empire colonial, l’adaptation du régime politique…

II. Le mirage de la casa integrazione

Les patrons, devant le fait accompli, usent d’un nouveau subterfuge par la modification du régime de la casa integrazione (caisse d’intégration) qui ressemble partiellement à notre « chômage technique ». La « casa integrazione » fut mise en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Elle ne peut être employée que lorsqu’une entreprise endure le coût de problèmes techniques (rupture d’approvisionnement, défaut de paiement des clients…) n’étant pas du ressort ni de son patron ni de ses ouvriers. La casa integrazione assure en principe 60 % du salaire de ces derniers pendant trois mois. Le cadre d’attribution de la casa integrazione va s’élargir largement durant ces années par le choix des législateurs. Son recours s’applique dorénavant lors de crises économiques locales ou sectorielles de l’activité industrielle. L’allongement de la durée d’indemnisation passe à six mois. Celle-ci peut être, d’autre part, renouvelable tous les trois mois sur une simple décision du patron. L’allocation de l’ouvrier se fixe dès lors à 80 % du salaire. N’oublions pas que le créancier principal de cette opération demeure l’État italien. Les patrons désillusionnés y jettent leurs maigres espoirs. Voici quelques chiffres : 8 739 000 heures (d’allocations) en juillet 1974[4], 9 870 000 en septembre 1974. Agnelli se permet même le luxe de mettre 71 000 ouvriers en casa integrazione à l’automne 74, sans en référer à l’État !

Néanmoins, l’effet se fait sentir dès le début du mois de janvier 1975 puisque le refus d’aller au travail ne représente plus que 10 % à la Fiat. Pourquoi s’absenter lorsqu’on est payé à ne rien faire ? Le nombre d’ouvriers en « casa integrazione » plafonne aux alentours de 800 000 tandis qu’il y a un million de chômeurs.

Certains néo-réformistes et révolutionnaires pensent que le haut niveau de protection sociale traduit un rapport de force favorable pour les exploités et opprimés, se stimulant par l’intermédiaire d’une dynamique élevée de la lutte de classes, ce qui astreint la bourgeoisie et le patronat à redistribuer une partie de la plus-value.

Si personne ne disconvient que l’amélioration des conditions matérielles d’existence est louable[5], nous devons dire que la casa integrazione a été une illusion dans le contexte de l’Italie des années 70. Cette institution a permis aux patrons de retourner la protection salariale contre le travailleur. On se rappellera que sous la présidence de Giscard d’Estaing, le gouvernement avait pu pacifier les entreprises et engranger corrélativement la restructuration par une indemnisation des licenciements économiques à hauteur de 90 % du dernier salaire lors de l’amorce de la nouvelle crise cyclique.

Les plus conscients des prolétaires italiens jetés dans la lutte s’aperçoivent des limites du combat dans l’entreprise. Ils opèrent aussitôt un déplacement vers l’espace de la cité. Les prolétaires italiens vont s’appuyer sur l’expérience antérieure de la crise du logement des années 50. La jonction des luttes « dans » et « hors » de l’entreprise se réalisera pour s’étendre ensuite à d’autres aspects de la vie courante.

III. LE LOGEMENT

La reconstruction du pays dévasté après la Seconde Guerre mondiale a entraîné un flux migratoire intense, modifiant l’urbanisme des villes du pays. La capitale Rome a reçu en particulier l’arrivée de migrants italiens de la région du Latium (campagnes autour de Rome). Mais une loi promulguée sous le régime fasciste leur interdit l’accès aux logements dans le centre historique. Le PCI, désireux de contrebalancer le pouvoir municipal détenu entre les mains de la droite, va s’employer à canaliser le mécontentement des nouveaux arrivants, qui s’entassent à la périphérie et vivent dans des conditions détestables.

En 1950-51, les premières occupations d’habitations se produisent au niveau des quartiers romains, tels que Primavalle, Laurentino et Pietralata, contre l’amplification de la spéculation immobilière. Des consulte popolari (référendums locaux)se mettent en place sous le contrôle tangible des conseillers municipaux, des parlementaires du Parti Communiste Italien et du Parti Socialiste Italien (PSI). Ceux-ci se contentent juste de revendiquer l’intervention de l’État, pour que ce dernier bloque les loyers et injecte des crédits supplémentaires en direction du secteur de la construction publique.

Or, l’aide de l’État ne se débloque pas et la part allouée au logement passe même de 25 % à 12 %. En général, les occupations visent l’Institut pour la construction économique et populaire (IACP). La corruption et le clientélisme vont de pair sous la houlette de la démocratie chrétienne et du centre droit. Les consulte popolari ne se limitent finalement qu’au rôle de pression envers les pouvoirs publics. Car le PCI ne veut en aucune manière s’écarter de la voie parlementaire. On peut, malgré ça, assister à quelques grèves de loyer en 1964[6].

Quant aux investissements publics des HLM, ils passent de 16,8 % en 1960 à 6,5 % en 1965, 7 % en 1968, 5,1 % en 1969, 3,7 % en 1970 !

En 1969, 70 000 prolétaires s’entassent dans des taudis putrides, tandis qu’on recense 40 000 appartements vacants. Ces derniers ne trouvent pas de locataires ou d’acheteurs en raison du prix. Ce paradoxe incroyable encourage de nouvelles occupations d’habitations. Elles entendent incarner une récupération du salaire réel par la réappropriation. Les occupations d’habitations du quartier de Tufello s’étendent à d’autres : Celio, Ostie, Nuova ostia. Ce type d’action se coordonne au niveau du Comité d’Agitation de Banlieue (CAB) pour se dégager de l’emprise du PCI, qui ne tarde pas à s’en désolidariser.

Pendant la grève générale du 19 novembre consacrée à cette question du logement, rythmée par le mot d’ordre suivant : « Ou vous nous donnez les logements ou bien nous les prenons nous-mêmes », le PCI ne peut prendre la tête du cortège ! L’État analyse la situation et craint que la croissance des occupations d’habitations renforce le CAB et amplifie l’affaiblissement du rôle attribué au PCI. L’État dépêche 1500 CRS, en tenue de combat, qui multiplient les évacuations afin d’enrayer ce phénomène. Simultanément, il concède aux revendications du PCI et des consulte. D’autres villes sont aussi affectées comme Nichelino. Voici un tract qui a été réalisé le 10 juin par les étudiants, les ouvriers et les comités de locataires en lutte sur cette question :

TRAVAILLEURS DE NICHELINO,

L’heure est venue de donner une riposte aux patrons.

S’ils nous ont entassés dans cette ville c’est pour pouvoir nous exploiter dans l’usine avec des salaires de misère et des horaires prolongés et pour pouvoir récupérer une bonne partie du salaire avec le loyer qu’ils nous font payer pour les quatre murs dans lesquels nous dormons.

Dans beaucoup d’immeubles de Nichelino, les comités de locataires ont déjà refusé tous ensemble les augmentations de loyer et les charges abusives.

Sur cette base, ces mêmes comités appellent à

– UNE GRANDE MANIFESTATION DE PROTESTATION POUR LE BLOCAGE IMMEDIAT DES LOYERS

– L’ARRET TOTAL DES EXPULSIONS.

C’est une première étape vers la REDUCTION DES LOYERS. Mais notre lutte n’est pas isolée ; unissons-la avec celle que les ouvriers de la Fiat sont en train de mener.

Il ne faut plus permettre aux patrons de récupérer, avec les augmentations de loyer, les augmentations de salaire que nous leur arrachons dans l’usine.

Voilà pourquoi la lutte des locataires de Nichelino est la même que celle des ouvriers de la Fiat, la même que celle des ouvriers de toutes les autres usines.

Rejoignons tous les comités de locataires et PARTICIPONS EN MASSE À LA MANIFESTATION pour faire connaître notre lutte et pour la faire reprendre par tous les travailleurs de Nichelino et des autres villes.

LA MANIFESTATION PARTIRA À 18 H. DU CARREFOUR VIA TORINO ET VIA XXV APRILE, VENDREDI 13 JUIN

A partir de 17 heures à la maison du Peuple, via Primo Maggio 18, fonctionnera une garde d’enfants pour que toutes les femmes puissent participer à la manifestation.

À la fin de cette manifestation aux cris : « Dans l’usine, à la maison : un même patron », « blocage des loyers », « arrêt des expulsions », les ouvriers et les étudiants décident d’occuper la mairie, afin d’accentuer le rapport de force en leur faveur. Ils occuperont ce lieu jusqu’à leur délogement par les forces répressives de l’État italien.

Roma, Tiburtina 1977

IV. LE TRANSPORT

Les exploités qui utilisent le bus pour se rendre à l’usine se retrouvent insatisfaits du coût et de la qualité du trajet. Ils ne vont pas hésiter à entamer la lutte, en ayant recours à l’auto-réduction, c’est-à-dire que les passagers réduisent eux-mêmes le prix du transport, notamment en ne payant pas.

Les transports publics sont administrés sur le principe de la concession : l’État (central ou la collectivité territoriale) concède à une ou des entreprises privées le service public. À cette époque, le parti politique dominant en Italie était la Démocratie Chrétienne[7]. Elle a donc concédé les transports publics à des entreprises qui, en retour, servent de pompes à finances pour alimenter le compte bancaire de la démocratie chrétienne. Exemple : Monsieur A qui administre la concession des transports du nord de Milan et reçoit neuf milliards de subventions chaque année et n’en dépense que deux. Une partie de la différence va dans la poche de Monsieur A, une autre dans celle de la Démocratie chrétienne.

Le résultat de cette gestion amène des conditions déplorables : l’absence de confort, la rigidité des horaires, la durée du déplacement, etc., ce d’autant plus que beaucoup d’exploités effectuent une longue distance, parfois plus de 100 km. Rien qu’à Milan on compte plus de 250 000 pendolari[8]. La région de Bergame dénombre 40 000 exploités qui se rendent tous les jours à Milan, distant de 60 km.

Déjà en 1953, une lutte des pendolari de Bergame a lieu. Ils ont obtenu gain de cause en occupant les voies ferroviaires. Togliatti, le premier secrétaire du PCI et Ministre de la justice dans le gouvernement d’Unité populaire, avait fait voter une loi interdisant cela en 1947 ! 1971-72, les ouvriers et les étudiants de Bergame Precia imposent par la grève et l’édification de barrages sur les voies : l’électrification des lignes (qui étaient jusque-là à vapeur), des allocations communales pour les abonnements, l’augmentation du nombre de trains, de wagons, tandis qu’à l’automne 1973, la région de Porto Marghera[9] est le théâtre d’une opération du PCI et des syndicats, visant à canaliser les aspirations de la lutte en l’amenant sur l’aspect de la régionalisation.

Les ouvriers et les étudiants ne sont pas dupes. Les barrages refleurissent sur les voies et les routes. Des comités de pendolari s’organisent dans les bus. Les lycéens et les étudiants déclenchent des grèves dans les principaux établissements de cette région, réussissant à bénéficier de la gratuité dès la fin du mois de décembre. Par la suite, les pendolari exigent qu’elle s’applique à tous, puisque le paiement d’un abonnement auto-réduit apparaît même dérisoire.

À Milan le 26 août 1974, le gouvernement régional décide d’augmenter de 60 % le prix des transports Face à cela, le Comité Unitaire de Base (CUB) lance une grève sauvage à l’Aziendale di Transporti Milanisi (ATM), la principale entreprise de transports milanais. Le 20 septembre, un appel est lancé par la Federacione di Lavoratori Metalmecanicci (FLM, Fédération des travailleurs de la métallurgie et la mécanique), en dépit du désaccord exprimé dans les conseils d’usine par les délégués de la Federazione Italieni Operai Metalmecanicci (FIOM).

Le mouvement des pendolari ne cesse d’accroître son influence sur les ouvriers. Environ dix mille personnes voyagent les premiers jours en réglant le précédent tarif, sans l’augmentation. La FLM se charge de vendre des tickets, portant son tampon, aux portes des bus, des usines et dans les conseils d’usine. À la fin du mouvement, le nombre de participants atteints 40 000. Cela aboutit à un accord annulant l’augmentation, malgré le travail de sape des syndicats représentatifs et institutionnels.

Les déclarations de la FIOM et de la CGIL[10] contre le mouvement autonome sont sans ambiguïté : « Le mouvement ouvrier a dépassé le stade de la lutte passive, et l’expérience montre qu’à ce type de lutte il manque deux choses pour être vraiment efficace : elle ne réalise pas l’unité des travailleurs et elle ne peut être une lutte de masse – Nous condamnons ce type d’initiative corporatiste qui ne trouve pas l’adhésion des masses et n’a aucun objectif politique ».

V. LA NOURRITURE

Durant l’année 1974, l’inflation plafonne à 18 %. Par contre coup, les ouvriers réclament la fixation de prix « politiques », c’est-à-dire ce que doit payer l’ouvrier pour une denrée, car l’inflation (qui se répercute sur les prix à la consommation) est vécue comme le moyen d’annuler les hausses de salaire.

En juin, les premiers mouvements de Boycott des magasins s’organisent à Maestre et Venise. Dans le quartier Villagio San Marco de cette dernière, les ménagères réussissent à imposer par la lutte une baisse de mille lires sur quatorze produits de première nécessité valant huit mille lires (soit 12,5 % de baisse). Un « Comité des prix » est constitué par les ménagères, dont l’objectif est d’examiner les variations du coût de l’alimentaire sur le budget familial. Il programme une dizaine d’interventions dans les supermarchés et coopératives de consommateurs. À Milan, la population ouvrière passe sans aucun état d’âme du boycottage à la réappropriation collective, violente si nécessaire, remettant en question le cadre de la propriété privée, comme l’affirme l’extrait de ce tract distribué lors d’une action : « les biens que nous avons pris sont à nous, comme est nôtre tout ce qui existe parce que nous l’avons produit ». Les jeunes exploités étendront ce type d’action aux boutiques de vêtements et de disques. Il s’agit, en mettant immédiatement les marchandises en commun, d’aller vers le communisme immédiat.

VI. LE TÉLÉPHONE

La gestion du téléphone est octroyée à une société d’État : la SIP. Son développement revient aux grosses sociétés italiennes (OLIVETI) ou multinationales (telles que SIEMENS, ITT,…) qui décident d’entamer une restructuration pour dégager de nouveaux investissements destinés à l’émergence d’une industrie des services : péri-informatique, banque de données… jugée plus lucrative que le téléphone. La Sit-Siemens déclenche une automatisation de la production des centrales téléphoniques. Sa décision se répercute sur une bonne partie des ouvriers de ce secteur, qui se retrouvent au chômage technique, et les utilisateurs, car leurs factures subissent une majoration. La SIP se justifie au nom d’un soi-disant déficit, qui atteint les trois cents milliards. Cela ne l’empêche pas de verser quarante milliards de bénéfice à ces actionnaires, tout en s’acquittant d’un maigre paiement de l’impôt évalué à trois milliards au lieu des quarante-sept milliards prévus !

SIP : Ne payez pas la facture !

Par voie de tract, le 8 avril 1975, la FLM de Turin exhorte à l’auto-réduction : « Nous devons organiser la lutte en auto-réduisant les notes de téléphone, en nous bornant à payer le tarif d’abonnement. Cela afin d’obliger le gouvernement à lier le problème du téléphone et des investissements, de l’emploi et des tarifs ». L’appel de la FLM de Turin n’est pas relayé par les autres syndicats. La raison : les élections régionales et le fait que les coupures de lignes vont s’opérer depuis les centraux téléphoniques. Ils ne veulent prendre aucun risque en cas d’actions très dures.

Vers la première semaine d’avril 75, un groupe d’usagers réalise un coup d’éclat à Milan en profitant d’une grève pour s’introduire avec l’accord des grévistes dans un central téléphonique. Les occupants détruisent les enregistreurs d’unités avec des barres de fer, ce qui permet à tout un quartier de téléphoner gratuitement. L’entreprise ne peut pas accuser les grévistes puisque ce sont les usagers eux-mêmes qui ont réalisé l’action !

En réponse, l’État italien promulgue une loi autorisant les policiers à se servir de leurs armes à feu sur quiconque « est surpris à rôder autour d’un bâtiment public ». Cependant, on ne procédera à aucune coupure durant les six premiers mois d’application de cette loi.

À la fin du mois de septembre, la SIP réengage l’offensive en coupant plusieurs milliers de téléphones dans les banlieues de travailleurs de Rome. La riposte ne se fait pas attendre : une charge de plastique fait sauter le central de la Via Shakespeare, le 13 octobre : 14 000 lignes de téléphone, incluant ceux des ministères et de la présidence, sont inutilisables. L’opération se répète le lendemain dans la ville de Gênes. Il n’y a qu’une seule cible dans ces deux cas : les quartiers bourgeois ! On comptera, dans la semaine, vingt-sept attaques contre des centraux. Quatre réussiront. Au final, l’anecdote la plus intéressante : des magistrats ordonnent à la SIP de rétablir les lignes d’usagers pratiquant l’auto-réduction, au vu du non-respect de la loi !

Nous voulons le kilowatt heure 8 lires contre les patrons

Un militant de la CNT-AIT


[1] Pendant une grève à l’usine de Mirafiori – principale usine du groupe Fiat à Turin, ce que fut l’usine de Billancourt pour Renault. On peut comparer cette action à celles de SUD aviation à Nantes dans les années avant 68.

[2] Schématiquement il y avait 3 grandes centrales réformistes : la CGIL que l’on peut assimiler à la CGT, la CISL à la CFDT et l’UIL à FO.

[3] Les crimes perpétrés par des groupuscules fascistes assistés des services secrets italiens de la place Fontana, de Brescia, du train Rome-Brenner. Aussi les manipulations policières autour des Brigades rouges…

[4] 57,8 % de plus qu’au mois de juillet 1973.

[5] Cf. notre brochure « technique de lutte » et dans la déclaration de principe de la CNT-AIT « l’anarchosyndicalisme en question pour le XXI siècle » la partie « Faut-il lutter pour des revendications immédiates ? »

[6] Ex : Via Grottaperfetta.

[7] Centre-droit, que l’on pourrait comparer à « En marche » ou au MODEM en France aujourd’hui.

[8] Ce mot italien désigne les exploités qui prennent le bus ou le train pour aller à l’usine.

[9] Complexe industriel de Venise : pétrochimie, métallurgie, chantiers navals…

[10] CGIL : Confédération générale italienne du travail, syndicat lié au Parti Communiste Italien, comme la CGT en France ; FIOM : Fédération des ouvriers de l’industrie des métaux et de la mécanique. Puissante fédération de la branche mécanique de la CGIL, implantée notamment à FIAT. C’est ce que la CGT aux usines Renault de Billancourt représentait à cette époque pour la France : le modèle communiste et un « thermomètre » de la classe ouvrière.

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Extrait de a brochure

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