LA GREVE DU LOYER (Jules VALLES)

« Le terme, voilà le terme. » PROUDHON

LA GRÈVE DU LOYER

Le 8 janvier d,a l’an dernier, deux jours avant le meurtre de Victor Noir, je publiais dans la Marseillaise un article intitulé LE TERME, qui abordait la question terrible des loyers, en menaçant les propriétaires et le gouvernement d’une grève qui, certain jour à midi, mettrait l’ordre social en péril.

Je me souviens que deux avocats – ils s’appelaient Jules Ferry et Clément Laurier ; – lisaient cet article dans la salle des Pas-Perdus [de l’Assemblée Nationale],en s’amusant fort de mon idée et riant de mes menaces ! Je me souviens aussi que des prolétaires vinrent tout émus me remercier. J’avais, paraît-il, traduit avec émotion leurs angoisses, et peint dans son horreur mesquine, la douleur qui serre les cœurs et casse les bras des pauvres, quand on les chasse du logis qu’ils ne peuvent payer : le logis, qui est une petite patrie dans la patrie

Je m’exprimais ainsi :

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[C’est demain le terme.

Que d’autres s’occupent des ministres ou des députés, du bourgeois impérialiste ou du bourgeois républicain! Peu m’importe à moi la défaite des uns, la victoire des autres, qu’ils aient un aigle gravé dans leur assiette d’argent, ou un coq gaulois peint au fond de quelque saladier tricolore!

Je tourne aujourd’hui mes regards ailleurs, du côté où l’on souffre. Il y aura ce soir des femmes du peuple qui pleureront.

C’est demain le terme!

Le terme de janvier! Oh! le plus dur et le plus triste!

Il a fallu acheter des nippes au commencement de la saison; on brûlait tous les soirs quatre sous d’huile et on jetait de temps en temps une bûche dans le foyer. L’hiver coûte cher.

Il a fallu, au jour de l’an, acheter quelques jouets pour la marmaille : ils auraient tant pleuré, ces pauvres petits, si on ne leur avait rien donné, pas même un chien en sucre ou un soldat en plomb.

On avait promis depuis six mois une pipe neuve au père et une belle coiffe à la mère, on leur a porté cela en allant leur souhaiter bonne et heureuse leur dernière année d’esclavage et de misère!

On a bu aussi quelques gouttes sur le comptoir le 1er janvier : non qu’on eût soif, mais c’était là qu’on se serrait la main, et la ménagère elle-même ne criait pas trop. Il faut bien rendre ce qu’on offre, payer sa tournée, et il n’est pas besoin de paraître si pauvre aux camarades!

C’est demain le terme.

La quittance arrivera vers midi, comme un coup de fusil. Il manque dix francs chez l’un pour achever la somme; chez l’autre, il en manque vingt; ailleurs, il manque tout.

Que faire ? Que faire ?

Il n’y a rien à faire, car il n’y a pas, contre la misère, de remède, et, pour le pauvre, de salut!

Il demande grâce : la loi est implacable, le juge dit non; le juge, dont la langue se brouille et dont les mains se lassent à décréter et à signer, ce jour-là, tous ces assassinats.

Il n’y a pas de merci, point de trêve, pas de relâche. Il restera sur son fauteuil jusqu’à ce que le dernier locataire soit condamné, serait-ce dimanche ou jour de fête. Il n’y a pas de bon jour qui tienne; il faut exécuter les pauvres.]

Le jugement est rédigé; l’huissier arrive. Ils sont quatre ou cinq seulement dans Paris qui osent faire cette sombre besogne. Quatre ou cinq comme ceux qui montent la guillotine.[1]

L’huissier arrive!

Il met la main sur tout, sur tout, excepté les outils et le lit. Il prend les outils quelquefois, mais ce n’est point son droit. S’il touche demain à ta giberne d’ouvrier, faubourien, défends-la!

Il prend tout : les hardes qui pendent à un clou, et le fauteuil où dormait l’aïeule; il prend l’établi et l’horloge, il prend la soupe dans la soupière, et les brassières sur le berceau.

Si l’homme, pour descendre en bas du grabat qu’on lui abandonne, jette sa blouse sur une chaise, l’huissier saisit la blouse.

Quand on a tout scellé et marqué pour la vente, si l’homme crie, désespéré :

« Vous avez tout, mais laissez-moi encore les murs, une semaine, quinze jours, un mois encore; je travaillerai à en mourir. Sans logis, je n’aurai pas d’ouvrage, et mes enfants mourront de faim, mourront de froid. Je travaillerai à m’en user les yeux, à m’en brûler les mains… »

À ces cris et aux prières du misérable, c’est le commissaire de police qui répond; les agents montent, le casse-tête dans la poche et le sabre au côté.

Il faut déguerpir, entends-tu! quitter ce trou noir qui puait la fièvre, où tombait la pluie, où venait le vent mais on n’était pas dans la rue au moins, et on se mettait tous ensemble sous la couverture quand il gelait. On s’était fait à ce jour faux, à cet air fétide, et il y avait même un pot de basilic qui fleurissait à la fenêtre. Les voisins avaient bon cœur, ils gardaient les enfants quand la mère allait rendre l’ouvrage.

C’est fini : le ciel sur leur tête et la boue sous leurs pieds! Assis, déguenillés, contre la bouche d’égout, toute cette famille de travailleurs.

S’ils voulaient pourtant, eh! s’ils voulaient, ces prolétaires.

Ils sont trente mille riches qui détiennent sur une surface de trente lieues carrées le sol de la patrie. Nous sommes un million quatre cent mille qu’ils exploitent et qu’ils ruinent, un million quatre cent mille!

Ils y ont mis tant de patience! Mais aujourd’hui les pauvres savent ce qu’ils valent, et que le travail est tout, et qu’il n’est pas une fortune qui n’ait ses racines dans la boue féconde des faubourgs!

Il faut que la bourgeoisie, qui a été reine, traite avec le peuple qui devient roi.

La troisième république bat la charge derrière les casernes; elle va sortir des pavés de Paris un de ces matins, au chant de La Marseillaise.

Propriétaires de Paris, elle vous laisse un moment de réflexion encore, pour qu’en face du pouvoir méprisé, le peuple et la bourgeoisie se réconcilient si c’est possible.

Mais si vous restiez obstinés et méprisants, qui sait quel danger vous menace ?…

Ce serait une révolte sinistre et muette.

Si dans trois mois, à midi, vous n’avez pas signé la paix avec le peuple et la guerre au pouvoir, si vous n’avez pas rompu la complicité, refusé l’impôt, baissé le loyer, acculé l’Empire, n’avez-vous pas songé qu’une résistance nouvelle peut se dresser contre vous ?

Cette résistance, elle n’a pas de nom dans l’histoire. Elle en aurait un :

LA GREVE DU LOYER

Si le 8 avril à midi, les pauvres déclaraient tout haut et en masse qu’ils ne vous paieront pas ?

Il faudrait prendre un à un les meubles, et un par un les femmes et leurs petits; envoyer des légions d’huissiers pour saisir les choses dans la chambre, et des troupeaux d’agents pour traîner la chair humaine dehors.

Y arriveraient-ils, huissiers ou agents ?

Qu’ils y arrivent! Les voici par centaines, par milliers, jetés, sur vos ordres, dans le ruisseau, ces travailleurs!

Ils ne crient pas : Aux armes! Ils vont à travers le quartier ou la ville, comme un régiment d’émigrants ou comme un peuple d’exilés.

Ils campent où ils peuvent, dans une église ou dans une caserne, juste devant les Tuileries!

S’ils ne s’installent pas, s’ils ne s’arrêtent point, les brasiers s’éteignent dans les usines, les enclumes se taisent, le manche des outils se pourrit, le travail ne va pas.

Et quand à Paris le travail ne va pas, c’est pis que quand à Rome, autrefois, les Romains proclamaient sur la place publique le tumulte gaulois.

C’est pour tous la ruine, si c’est pour ces insurgés nomades la faim.

La faim ?

Quand les mères voient que leurs enfants ont faim, il faut que les enfants mangent, et il pourrait y avoir, à l’heure où les enfants crieront, des poussées sur les greniers ou les casernes, que le canon ne refoulerait pas.

Regardez à travers vos guérites de pierre le flot de la Révolution qui monte. Ménagez les pauvres demain!

C’est demain le terme!

JULES VALLÈS

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[1] la version intégrale sans le préambule a été publiée dans la Marseillaise du 8 janvier 1870, la version publiée dans Le Cri du Peuple du 8 mars 1871 sous le titre « Grève des loyers » commence ici

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