Entretien avec maître Casero, avocat d’Ebru Firat (2017)

Ebru Firat est une jeune franco-kurde qui s’est engagée au côtédes Kurdes en tant qu’aide-soignante dans le conflit syriencontre Daesh. Voulant rentrer en France, elle a été interpellée enTurquie et condamnée à cinq ans de prison fermes. Avant de revenirsur son histoire, et afin de mieux comprendre sa situation, il nousapparaît comme indispensable de dresser un état des lieux des relations entre Turcs et Kurdes. Les informations contenues dans cetarticle sont issues d’un entretien que nous avons pu avoir avec l’une de ses avocats, Maître Casero

Anarchosyndicalisme ! :  Quel état des lieux fais-tu quant à la situation entre l’État turc et les Kurdes ?

Maître Casero : Les Kurdes représentent approximativement 20% de la population turque (1). Depuis 1984 un conflit armé oppose l’État Turc au PKK (2). En 2013, un cessez-le feu a été signé entre les belligérants, mais le contexte de la guerre civile syrienne impliquant une part importante de kurdes de Syrie est venu raviver les tensions.

Le gouvernement turc a repris les agressions contre les mairies Kurdes, depuis septembre2015. La ville de Diyarbakir a été bombardée, des monuments historiques ont été attaqués. Le bâtonnier de cette ville qui protestait contre ces attaques, s’est fait tuer en pleine rue, en novembre 2015. L’ensemble des maires kurdes ont été destitués et remplacés par des préfets. Ils ont été, pour la plupart, jetés en prison. Il faut, ici, rappeler que la plupart des élus kurdes était soutenus par le HDP (3), le parti kurde de Turquie. En juin 2015, lors d’élections législatives, ce parti avait obtenu plus de voix que l’AKP (4), le parti du président Erdogan. Très mécontent de ce résultat, celui-ci a organisé peu après, en novembre 2015, d’autres élections. Et cette fois-ci, il a eu la majorité !

Erdogan a fait de la « démocratie » jusqu’à ce que les élections ne lui donne plus la majorité qu’il souhaitait. Ensuite, il reprit les choses en mains, jusqu’au point de changer la constitution du pays. Depuis une bonne année déjà (2016), il n’accepte plus la « démocratie ». Arrivé par les urnes, il a – peu à peu – trahi ses alliés et a, petit-à-petit, mis en place un régime totalitaire.

Tout ceci s’accompagne, au niveau international, d’un changement progressif d’alliés. D’abord tourné vers l’occident, il semble maintenant sourire à la Russie.

Anarchosyndicalisme ! :  Et plus précisément, quelle est la situation des Kurdes eux-mêmes ?

Maître Casero : Pour bien comprendre, il faut remonter à l’époque où Erdogan fut démocratiquement élu. C’était il y a une dizaine d’années, environ. Jouissant d’une bonne popularité, il emporta les législatives de 2007 et 2011 bénéficiant ainsi d’une importante majorité parlementaire. Il était certes religieux et s’appuyait sur les gulenistes (5), ceux-là mêmes qu’il considère aujourd’hui comme des traîtres, mais il pouvait encore passer à cette époque pour un « démocrate ». Le gouvernement précédent, qui était tenu par l’armée, n’y allait pas avec le dos de la cuillère dans la répression en ce qui concernait la question kurde. Des villages entiers ont été incendiés et un système de délation et de collaboration, y compris dans les milieux kurdes, avait été mis en place.

Quand Erdogan est arrivé au pouvoir, il fut élu président en 2014 au suffrage universel, il y a eu comme un vent de liberté dans le pays. Il semblait vouloir s’ouvrir aux Kurdes mais tout en restant dans une limite que l’on pourrait qualifier de folklorique. C’est-à-dire, tant qu’ils ne demandaient pas une quelconque reforme, ou encore moins l’indépendance. C’est à cette époque que le HDP a été créé. La position des Kurdes de Turquie, y compris celle d’Ocalan (6), dans son discours de 2013, n’était pas en rupture avec la Turquie.

C’est à partir du durcissement d’Erdogan que beaucoup de choses ont changé. Il a retourné sa veste et a commencé à anéantir progressivement tout ce qui avait été donné aux Kurdes. Il a notamment exercé une forte répression sur la presse en tentant de la bâillonner, y compris la presse internationale. Il a récemment voulu empêcher un journal européen, dont le siège est à Bruxelles, d’émettre une quelconque critique.

Les choses se sont encore aggravées depuis la tentative de coup d’État du 15 et 16 juillet 2016. On parle de 80 000 personnes qui auraient été destituées et mises en prison. Dans ces personnes, nous trouvons des Kurdes, des Gulenistes, des démocrates, des journalistes, des avocats. Il est question de libérer des prisonniers de droit commun pour faire de la place en prison. Il serait même envisagé de construire un tribunal spécial pour juger les Gulenistes qui sont, aujourd’hui, au nombre de 40 000.

Le régime d’Erdogan projetterait aussi de changer la constitution afin qu’il puisse se maintenir au pouvoir, sans élection et le plus longtemps possible. Le système s’appuie sur la terreur, et il faut savoir que lorsqu’une personne est destituée, il lui est pris tout ce qu’elle possède, son argent, sa maison etc. Ce n’est pas seulement une destitution politique.

Anarchosyndicalisme !: Pouvez-vous nous direquel est le rôle que joue le PKK dans tout cela ?

Maître Casero : Le PKK ne se trouve pas, à proprement parler, en Turquie. Il est dans les montagnes de Kandil, sur le sol irakien. Les bombardements de l’armée turque dans cette région doivent encore être en cours. Il est de notoriété publique qu’une expérience fantastique se déroule dans la province du Rojava. Cette province est composée de trois districts kurdes, situés au nord de la Syrie. Elle s’est dotée d’une constitution qui reprend l’intégralité des données idéales kurdes, c’est-à-dire une citoyenneté, une égalité totale entre les hommes et les femmes, et une tolérance envers toutes les religions, etc. C’est, en fait, une constitution virtuelle puisque les frontières sont toujours celles de la Syrie, mais le Rojava se pense comme un État futur en cours de construction. On sait que les femmes y sont très présentes et y jouent un rôle important. Toutes les autres instances Kurdes, dont très probablement le PKK, y apportent solidairement une assistance technique.

Anarchosyndicalisme !: Comment se positionnent les pays limitrophes de la Turquie, notamment face à l’Etat islamique DAESH ?

Maître Casero : L’Iran se positionne du coté des Turcs. En fait, il y a une alliance Turquie-Russie-Iran-Syrie. C’est ce que l’on appelle de la « real politik ». Traditionnellement, Bachard El-Assad est un ennemi d’Erdogan. Mais actuellement, personne ne sait exactement ce que Erdogan a en tête. Il semble possible qu’il veuille recréer l’empire Ottoman d’autrefois, c’est-à-dire s’étendre dans tout le Moyen-orient. Il pourrait aussi envisager d’instaurer un califat en Turquie. Nous pouvons également penser que l’ensemble du pays éprouve un très fort degré de sensibilité à la peur. Une guerre civile pourrait éclater du jour au lendemain. Les choses peuvent arriver très vite. Certains pensent qu’il va démissionner, ou être assassiné par ses proches, mais rien n’est moins sûr à l’heure actuelle. C’est l’histoire qui est en train de se faire, en ce moment-même.

Anarchosyndicalisme !: Peux-tu nous parler des prisonniers politiques en Turquie, et d’Ebru Firat, en particulier ?

Maître Casero : Ebru Firat a été interpellée le 8 septembre 2016 à Istanbul. Elle a été mise en examen et condamnée à 5 ans de prison pour appartenance au groupe terroriste PKK. Il faut savoir que cette organisation est cataloguée comme terroriste dans le monde entier, et notamment par l’ONU. Pourquoi ? Parce que cela a été une exigence imposée par la Turquie, il y a de cela très longtemps, afin de pouvoir entrer dans l’OTAN.

Les Américains ont estimé qu’ils avaient besoin du sol turc pour des raisons logistiques et stratégiques. Aujourd’hui, en Turquie, le simple fait de soutenir publiquement les Kurdes suffit pour être considéré comme complice du mouvement « terroriste ». Ebru est originaire de Moissac, née dans une famille Kurde. Elle s’est rapprochée du PKK dans les années 2015-2016 et est allée porter son soutien au Rojava, notamment, dans le cadre de la libération des villages. La libération de Kobané, en 2014, a certainement motivé son choix. Il faut ici rappeler la défense héroïque de cette ville qui s’est battue contre DAESH, isolée et délaissée par le reste du monde. A l’époque, des Kurdes de Turquie voulaient participer à cette défense, car beaucoup avaient de la famille en Syrie, mais l’État turc les a empêché de franchir la frontière.

Ebru Firat a été formée dans les montagnes du Kandil, mais pour donner des soins, c’est-à-dire comme aide-soignante. Ce n’était, donc, pas une combattante puisqu’elle ne touchait pas aux armes. Dans les hôpitaux du Kandil, il y a bien sûr des Kurdes qui reviennent des combats, mais il y a aussi la population civile. Elle était rattachée au bataillon de femmes du YPG (mixte), mais aussi du YPJ qui a des bataillons composés uniquement de femmes. Au lendemain de la bataille de Kobané, il a fallu encore libérer tous les petits villages aux alentours. Elle s’est impliquée dans cette libération où elle était, aussi, interprète pour les volontaires Français partis au Rojava.

Ebru Firat semble n’être représentée par aucun des membres du PKK toulousain. En tout cas, je n’ai jamais eu l’occasion de les rencontrer dans leurs divers rassemblements locaux. Il faut dire que c’est une fille qui a donné 7 ans de sa vie à la cause. Elle a fait sa part, puis ensuite elle a voulu faire sa vie. Elle est tombée amoureuse d’un gars et elle a voulu partir. Elle n’a peut-être pas su le dire en partant, mais elle n’a pas trahi. Ce n’est pas trahir que de prendre sa liberté. Il ne faut pas confondre choses. C’est la position que je soutiens en tant qu’avocate. Je pense qu’elle n’a pas à être traînée dans la boue par des gens qui sont restés à Toulouse et qui veulent donner des leçons aux autres.

Anarchosyndicalisme !: Et en conclusion de tout-ceci, quel espoir pour Ebru Firat ?

Maître Casero : Ebru était dans la prison des femmes à Istanbul. Elle était en isolement et considérée comme une prisonnière politique. Elle était dans une cellule de 3 mètres carré, au deuxième étage, et elle était toute seule. Elle avait droit à une heure de promenade, dans une cour d’environ 10 à 15 métres carré. Elle n’avait qu’une amie qui, elle, se trouvait au premier étage, et c’est la seule avec qui elle pouvait parler. Sinon, le reste du temps, elle était seule. Elle avait demandé à être dans une cellule collective, et il semblerait qu’elle l’ait obtenu. Mais, elle n’y aurait pas été bien reçue. Elle traîne peut-être la réputation d’avoir trahi. Elle a pris 5 ans et nous avons fait appel. Maintenant, nous attendons la date. Avec un peu de chance, les choses devraient aller assez vite. Nous espérons que la peine sera réduite. Même les Turcs ont compris que ce n’était pas un chef de guerre, mais une simple exécutante, et d’ailleurs elle ne peut pas détenir de grand secret d’État. Nous ferons tout pour réduire sa peine et pour qu’elle puisse sortir le plus vite possible ou qu’elle puisse continuer de purger sa peine en France. Je compte beaucoup sur le fait qu’Erdogan n’ait aucun intérêt à la garder en prison. Je ne vois pas ce qu’elle pourrait représenter pour lui. Elle n’a pas d’argent, car si elle en avait, il est concevable qu’ils veuillent la garder dans le but de la faire payer. Mais, elle n’en a pas. De plus, elle n’avait aucune responsabilité politique au PKK, au Rojava ou ailleurs. C’est juste une fille qui a envie de faire sa vie, c’est tout.

Nous n’avons aucun soutien de la part du consulat Français qui nous a répondu qu’ils n’étaient pas obligés d’aller la voir et de la soutenir (7). Mais, j’ai un espoir d’ordre pratique puisque Ebru est binationale.

-1 . 20 % selon Leyla Zana, considérée comme une grande figure de la cause kurde. Elle précise que, sur ces 20 % de kurdes de Turquie, 5 % au moins seraient assimilés à des Turcs. Selon le recensement turc de 2008, la population kurde s’élevait à 16 % de la population nationale dont 14 %, soit 10 millions, était concentrée à l’ouest du pays.

-2. Le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, kurde : Partiya Karkerên Kurdistan) fut formé en 1 978. D’abord, franchement orienté vers un nationalisme et un marxisme-léninisme revendiqués, il semblerait que depuis2005 il ait changé d’orientation politique. Il nous faut cependant rester prudent sur les positions politiques revendiquées par le PKK, tant la situation est confuse et fluctuante et selon que l’on parle du Rojava, de la Syrie ou de la Turquie.

-3. Parti démocratique des peuples (en turc : Halkların Demokratik Partisi)

-4.Parti de la justice et du développement ou AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi)

-5. Guleniste : Mouvement islamiste et conservateur issu du nurculuk et dirigé par l’imam turc résidant aux USA, Fethullah Gülen

-6. Un des fondateurs et le dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan, qui fait l’objet d’un véritable culte de la personnalité

 -7. Voilà comment l’Etat français soutient ceux qui luttent contre DAESH !

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