Article d’Anarchosyndicalisme !, numéro 190, journal de la CNT-AIT à lire en ligne
LA PETITE HISTOIRE
Idéalement, il est attendu que lorsque les ouvrières s’organisent pour porter leurs revendications à la direction, elles visent une amélioration de leurs conditions de travail et/ou existentielles.
Dans la réalité de notre contexte historique, l’idéal et le désir d’émancipation peut prendre une drôle d’allure.
Depuis 14 ans passés à produire du soin de qualité douteuse, je n’ai jamais vu dans l’hôpital local qui m’emploie, un seul mouvement de grève suivi, ni même discuté sérieusement, tous services confondus. Pourtant les opportunités n’ont pas manqué ces dernières années (2017 et 2018 mouvements de grève importants dans les EHPAD, la psychiatrie, les urgences, puis 2023 contre la réforme des retraites.)
Quant à la possibilité de s’organiser collectivement pour dire non aux différentes pressions subies (rappel sur les jours de repos, réduction des vacances estivales posées dès janvier mais jamais validées avant mai juin, surcharge de travail, débordements de tâches, manque de moyens matériels et humains, maltraitance institutionnelle du personnel et des résidents…) la peur, la résignation et la soumission sont de mise, le personnel grogne doucement et s’exécute rapidement.
Depuis un an environ, l’équipe d’aide-soignante de l’EHPAD, dont je fais partie, a exprimé le souhait de travailler un w-end sur trois au lieu d’un sur deux actuellement. Ainsi que celui de pouvoir bénéficier plus fréquemment de deux repos consécutifs pour les agents à temps plein.
Demande tout à fait légitime qui allait permettre de pousser un débat de fond et questionner toutes les problématiques liées au travail, dans le système capitaliste, quel que soit le domaine corpo, et qui peuvent se décliner ainsi :
Synthèse d’une série d’entretiens réalisés en 2023 auprès de 20 personnes travaillant principalement dans la filière de l’alimentation.
Conditions de travail
- Manque de personnel qui implique des cadences difficiles à tenir
- Pénibilité physique et psychologique entraînant douleurs et souffrances
- Pénibilité environnementale : odeurs, poussière, polluants
- Horaires / plannings / repos imposés qui impactent négativement l’organisation de la vie privée
- Les ouvrier.ères sont restreints à un rôle exécutif. L’impossibilité de prendre des initiatives, de participer aux prises de décision rend le travail absurde, lui fait perdre tout son sens ainsi que son intérêt. Sentiment renforcé lorsque le travail est industrialisé vs artisanat.
- Constat identique quelle que soit la structure : les fonctions publiques, le privé, le milieu associatif
Hiérarchie
- Les décisions sont prises par les hiérarchies et le plus souvent déconnectées du terrain.
- Les objectifs visés étant toujours d’ordre économique, recherche exclusive du profit, ils sont préjudiciables aux intérêts humains.
- Situations souvent conflictuelles entre donneurs d’ordre et les personnes qui exécutent.
- Stratégie d’infantilisation et de division de la part des dirigeants vis à vis des salarié.es.
Reconnaissance / considération
- Les dirigeants ne valorisent que le profit donc la production.
- Insatisfaction des travailleur.euses quant à la qualité matérielle et humaine des biens et services produits.
- Les salaires ne sont ni valorisés, ni valorisants.
- L’ancienneté est peu reconnue.
- Les intérimaires sont une variable d’ajustement
- perte de confiance en soi
Relationnel
- Les ouvrier.ères sont divisé.es par l’organisation du travail et les différents statuts.
- L’organisation entre personnes appartenant à cette même classe est difficile.
- Phénomène de délation
- Soumission face à la peur de perdre son emploi
Racisme
- Problématique que nous souhaitions interroger, mais qui est peu ressortie ;
- Visible au niveau de la production agricole et de transformation.
- Panel non confronté, non concerné ?
Genre
- Salaires plus bas pour les femmes
- Division sexuée du travail : postes pour les hommes et pour les femmes.
- Charge mentale majorée pour les femmes
Opposition / éléments déclencheurs
- Conscience professionnelle trop mise à mal
- Salaires impactés
- Cadences
Pistes
- Augmentation des salaires
- Amélioration des contrats vers des CDI [mais tout le monde ne le souhaite pas … par ailleurs, certains employeurs préfèrent signer des CDI et pousser ensuite les salariés à démissionner pour ne pas avoir à payer la prime de précarité de fin de contrat prévue dans les CDD …]
- Formation permettant de mieux connaître ses droits
- Action syndicale
- organisation du travail par les travailleur.euses eux-mêmes
LE DÉROULÉ DE L’ACTION
La réalité fut âpre.
Les discussions se sont tenues entre deux portes, en salle de pause où l’équipe n’est jamais au complet et au sein de groupes constitués sur de quelconques réseaux sociaux. Personne n’étant disponible que pour un temps de réunion permettant une présence réelle et massive.
En termes d’organisation collective produisant des échanges constructifs et de prises de décisions respectant la réflexion de chacune…c’était loin d’être réjouissant.
En quelques jours, la solution qui s’est révélée évidente à cette intelligence collective fut proclamée : effectuer des journées de 12h !
Branlebas de combat pour les plus déterminées qui se penchent alors sur les plannings en vue de réaliser une trame permettant d’atteindre leur objectif. La proposition aboutie est déposée dans le bureau de la cadre, qui la recale. A cette période, fin 2023 début 2024, le mixte des 12h le w-end et 8h la semaine, n’est pas soit disant pas réalisable, ni présentable au CTE.
Infatigables, ces collègues ont exploré, durant un an, plusieurs propositions et sont revenues autant de fois à la charge. Les réponses de la direction fluctuaient allant jusqu’à dire que le projet ne pourrait se faire qu’avec l’accord de toutes ou ne se ferait pas ! Bah voyons ! Elle se délestait ainsi de la pression en la reportant sur la frange (ultra minoritaire) des sourcilleuses récalcitrantes !
Travailler dans cette ambiance allait devenir un cauchemar.
Individuellement, car il ne restait plus que cette perspective : l’autodéfense, j’ai opté pour la fuite et la demande de changement de service quelle que soit la décision finale. Ainsi ne pas subir l’irrationnel des journées de 12h, ni être le vilain petit canard faisant entrave. A ce jour je n’ai toujours pas reçu de réponse au courrier adressé à la direction générale.
Premier semestre 2024, s’est opéré un authentique jeu de navettes « propositions/corrections », la direction a baladé tout ce petit monde jusqu’à fin juin, puis a sonné la trêve estivale. Retrouvailles en septembre pour constituer un groupe de travail officiel qui allait s’exécuter désormais sous la houlette de la cadre.
Il a été, finalement, retenu une proposition de roulement incluant des w-end de 12h et de temps en temps un de 8h avec des horaires du soir et semaines en 8h. Les fiches de postes ont, également, été soigneusement rédigées par ces petites mains tellement concernées mais absolument pas rémunérées pour ce travail de RH.
LA FIN DE L’HISTOIRE
Il y a dix jours, l’encadrement est venu présenter le projet devenu SON projet, lors d’une pause. Seules, six aides-soignantes sur dix-neuf ont eu connaissance des trames avec interdiction de prendre des photos ou de divulguer les informations. Les fiches de postes sont encore top secretes…
S’en est suivi, le lendemain, un mail adressé à chacune, portant l’injonction de se positionner personnellement pour ou contre le projet, par retour de courrier, car désormais la phase de validation va s’effectuer sur la base de la majorité. Dans la foulée, une petite visite de la CFDT (seul syndicat sur l’établissement), dans le service pour prodiguer quelques préconisations mais rien de plus et surtout pas d’opposition.
Nous sommes fin janvier, les nouvelles trames doivent être effectives en mars et avec elles la nouvelle organisation du travail. Nous devons nous positionner dans l’urgence, en absence d’éléments essentiels pouvant éclairer notre consentement. Sachant que nous allons recevoir ces nouveaux plannings au 15/02 ! Ils feront l’objet d’une période d’essai de 6 mois minimum afin de bien goûter les plaisirs de ce nouveau bagne. Période d’essai, qui, il y a tout à parier n’a pour ambition que de tester la faisabilité des 12h pour les envisager par la suite non seulement les w-end mais aussi la semaine. Période d’essai qui permettra de prouver que si les 12h sont réalisables à l’EHPAD, (service où la charge de travail est très lourde) alors elles sont transposables à tout l’établissement.
Les vacances d’été venaient d’être posées, les vies privées organisées pour la belle saison en fonction des w-end disponibles, toutes ces projections seront autant de copies à revoir dans les chaumières…
L’ANALYSE
La compréhension et l’analyse que je peux tirer de cette situation sont entièrement biaisées par le fait que je la vive. Mon point de vue n’est donc pas objectif et impacté par mes propres émotions.
Cependant, en croisant cette réalité personnelle avec d’autres réalités dans d’autres boites et d’autres secteurs, il semble que l’absurdité et l’isolement soient les deux piliers contemporains qui entraînent ce type de réaction et de solution tout à fait irrationnelle, aujourd’hui dans le monde du travail.
Être plongé dans des discours contradictoires permanents, qu’ils soient de l’usine ou du quotidien, finit bien par faire des nœuds au cerveau. L’atomisation de l’organisation du travail qui a réussi à faire que les travailleurs se croisent de moins en moins, celle de nos lieux de vie qui ne sont plus que de vagues dortoirs, la disparition des services publics, notamment en milieu rural, qui étaient autant d’espaces où se croiser, se reconnaître, échanger… Notre époque fait que nous sommes le plus souvent seuls, matraqué.es par la pensée dominante sans lieu ni temps pour y réfléchir collectivement. Et nous finissons telles des éponges par l’absorber.
Comment alors s’étonner de voir une équipe trouver génial de travailler plus, en nourrissant l’illusion de se reposer (guère) plus. Mais surtout de travailler plus pour perdre en rémunération (moins de primes de dimanche) et rien gagner en salaire, pour perdre en santé mentale et physique (plus le corps et le mental sont contraints longtemps plus ils se blessent), gagner en risques psycho sociaux (travailler en 12h coupe complètement de la vie sociale), augmenter les faits de maltraitance et de conflit au sein des équipes, envers les résidents et aussi les familles (fatigue, charge mentale et surmenage).
Que l’histoire nous serve de leçon, travailler 12h par jour est d’un autre âge. Les luttes du passé ont permis de conquérir la journée de 8h (c’est encore trop !), une telle régression ne peut être profitable qu’à la bourgeoisie ! Elle y gagne en diminuant le nombre de travailleurs puisqu’une équipe fournit le travail de deux, en baissant d’autant ses dépenses de salaire et prime puisqu’elle ne paye pas les heures supplémentaires mais les rend en repos.
Evidemment, cette solution sert uniquement l’intérêt du capital, en rien celui du prolétariat !
Pour l’anecdote, au printemps dernier, après avoir eu recours, plus que de coutume, aux services intérimaires, la direction voyant certainement ses caisses fondre comme neige au soleil, a proposé à grand renfort de cafouillage de payer les journées supplémentaires et de les majorer à hauteur de 25 % pour motiver les agents à revenir et assurer ainsi les remplacements, stratégie beaucoup moins onéreuse. La journée travaillée payée n’est pas rendu en repos, elle revient à perdre un RTT. Il y donc moins besoin de personnel et cela coûte nettement moins cher que la solution des intérimaires extérieurs. L’auto remplacement à prix discount !
Par principe, le repos ne s’achetant pas plus qu’un œil ou un bras, il a été demandé une autre formule. L’agent doit pouvoir récupérer sa journée, majorée de 25 % de temps supplémentaire, et ce dans un délai décent. La réponse pris son temps mais revint inébranlable : cela n’était pas légal… La CFDT a bien sûr appuyé la direction histoire de ne plus revenir sur ce sujet. Cela est entendu, ne plus revenir !
L’ACTION DES OPPOSANTES
Au début de l’histoire, les leviers vis à vis de l’équipe ont été de démontrer les risques cités précédemment. Puis plus récemment de dénoncer que la réalité ne sera pas un w-.e sur trois puisqu’il s’agit de faire dans le mois deux w-end de 12h et un du soir en 8h. Le bénéfice se résume à obtenir deux w-end consécutifs non travaillés de temps en temps. Avec une forte probabilité d’être rappelé en cas d’arrêt. De surcroît, il y aura moins de repos en semaine puisque entre les deux w-end libérés les agents à temps plein travailleront systématiquement 5 jours consécutifs ! (configuration classique partout mais vraiment improbable et invivable, sur le long terme, à l’hôpital). Le rythme va être complètement déséquilibré, donc rendre le travail encore plus nuisible. Le bénéfice pour la vie sociale et familiale est inexistant mais son risque aggravé !
Rien n’y fait, si le doute commence à s’immiscer dans les certitudes, il n’atteint pas le consensus. De plus l’urgence du mail invitant à se positionner tout de suite maintenant risque bien de plier l’affaire.
L’équipe compte 19 aides-soignantes, à ce jour, trois sont peu favorables mais prêtes à essayer, deux tout à fait défavorables mais refusent tout rapport de force avec la direction, donc subiront. Une affirmant un refus catégorique depuis le début avec demande de changement de service ou de poste et un rappel à la direction des textes émanant de ses propres institutions !
- Études publiées par l’INRS (cette institution n’héberge pas d’affreux gauchistes adeptes du sabotage …)
- https://www.apmnews.com/documents/201604130918240.Guide12H_v2016-03-31.pdf
Si ce projet voit le jour prochainement comme cela semble se dessiner et en absence de réponse et proposition pour les non-volontaires que restera-t-il de possible ? Emmerder ces patrons, par définition, voyous ! Autant qu’eux même peuvent nous pourrir la vie ! Il ne restera plus qu’à embaucher à l’heure convenue et cesser le travail 8h heures plus tard. S’armer d’un bon bouquin pour ne pas perdre son temps les 4h restantes. Ainsi ne pas tendre la perche de l’abandon de poste tout en les obligeant à sortir au plus vite de leur mutisme.
CONCLUSION
Bien sûr nous ne sommes pas que des victimes et le combat durera tant qu’il le faudra !
Car si nous avons à revendiquer des besoins légitimes pour améliorer notre quotidien à court terme, nous ne pouvons pas nous satisfaire de quelques miettes et encore moins de miettes empoisonnées !
Pour cela, il nous faut réinvestir des espaces où se rencontrer, parler politique et s’organiser pour défendre réellement nos intérêts de classe, faire front et riposter à cette propagande ultra libérale mortifère. Afin d’envisager une société politiquement, économiquement et socialement émancipatrice pour toutes et tous.
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