Article publié initialement dans Anarchosyndicalisme !, le journal de la CNT-AIT, numéro 137, décembre 2014/Janvier 2014
Il y a 300 ans, le 5 octobre 1713, Denis Diderot naissait à Langres. Il y en a 100, le 7 novembre 1913, à Mondovi (Algérie), naissait Albert Camus. Nous commémorons donc à la fois le tricentenaire d’un des principaux esprits des « Lumières » et le centenaire d’un auteur qui éclaira si crûment la première moitié de son siècle.
Il ne s’agit pas que d’une simple coïncidence de dates ; tant de choses rapprochent les deux hommes ! A commencer par la caractéristique de leurs œuvres, au confluent de la littérature et de la philosophie, mais aussi le goût de la clarté dans l’écriture et celui de la vérité. Une vérité qu’ils destinent au plus grand nombre[1].
Diderot, avec une constance infinie, malgré la censure, les interdictions, les risques de prison (il en a tâté), les tromperies de son éditeur (qui massacra certains de ses articles) poursuit la publication de « L’Encyclopédie »… Ce monumental ouvrage diffuse dans les recoins du pays la quintessence des connaissances scientifiques et techniques ainsi que des réflexions philosophiques[2]. Le retentissement sera énorme. Une bombe.
Camus, avec la même persévérance, martèlera les vérités de son temps. Elles lui vaudront des inimitiés tenaces, et même un harcèlement incessant tant de la part des milieux « de gauche » que de ceux « de droite ». Elles feront de lui l’auteur français le plus lu de la planète.
Au XVIIIème siècle comme aujourd’hui les « élites » méprisent le petit peuple. Dans les dernières années de l’ancien régime, la bourgeoisie avancée, largement irréligieuse pour elle-même, prônait le maintien de la religion dans les basses couches de la population, pour qu’elles se tiennent tranquilles, prises en sandwich entre la crainte de l’enfer et la promesse d’un au-delà paradisiaque.
Au XXème, Sartre[3] et l’essentiel de la gauche intellectuelle affichent le même dédain. Quoi de plus humiliant dans le fond que le fameux « Il ne faut pas désespérer Billancourt », par lequel cette « gauche » indiquait que le petit peuple des ouvriers[4] était incapable de comprendre, qu’on ne pouvait le laisser accéder à la vérité politique, et qu’il fallait qu’il se contente, comme ces ancêtres deux ou trois siècles plutôt, d’une croyance en un vague paradis (marxiste cette fois-ci), et qu’en attendant, il se soumette aux quatre volontés du Parti communiste ?
FILS DU PEUPLE
D’où vient ce goût commun de Diderot et de Camus pour la vérité, ce souci de sa diffusion pour tous ? Peut-être, et sans être déterministe, peut-on trouver une réponse dans leur biographie. Tous deux sont nés du peuple.
Diderot est fils d’un artisan coutelier, Camus d’un ouvrier caviste (tué lors de bataille de la Marne en 1914). Diderot mène une enfance modeste, Camus quasiment misérable. L’intelligentsia leur fera toujours sentir qu’ils ne sont pas du même monde. Sartre, même, raillera « Il se peut que vous ayez été pauvre […] ». Mais, loin de renier leurs origines, ils garderont en mémoire les qualités de ce petit peuple qu’ils connaissent si bien. De ces origines naît également une émotion commune dans le rappel des premières années d’apprentissage. « Un des moments les plus doux de ma vie, note Diderot, ce fut […] lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés de prix. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte et se mit à pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère qui pleure ». « Cher Monsieur Germain, écrit de son côté Camus à son vieil instituteur au lendemain de son prix Nobel, […] quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. »
GUERRE IDEOLOGIQUE
A Droite, Mauriac, à gauche, Sartre. La guerre idéologique contre Camus, souvent sournoise et larvée est une guerre totale. Pas assez de place dans ces colonnes pour parler de Mauriac. Mais, pour Sartre (qui traite Camus de « petit voyou d’Alger, très marrant, très truand ») pour cette idole de la gauche pendant si longtemps, comment ne pas souligner qu’il fut un compagnon de route de tous les staliniens (de Staline lui-même à Mao), qu’il passa l’occupation sans trop de soucis – pour ne pas dire plus, pendant que Camus menait une Résistance active … Comment oublier les aboiements qui accompagnèrent Camus pendant toute la guerre d’Algérie (et après), alors qu’il avait décrit dès 1939 quand tous les Sartres du monde s’en désintéressaient la série « Misère de la Kabylie » (dans le journal « Alger républicain ») : « A Adni, sur cent six élèves qui fréquentent les écoles, quarante seulement mangent à leur faim » « Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle » « Je suis forcé de dire ici que le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage ». Et Camus de conclure « Qu’on agisse si on [le] trouve révoltants ». Peine perdue, les bonnes consciences anticolonialistes étaient alors occupées ailleurs.
A CHACUN SON CAMUS
Je reprends ce titre d’un dossier du « Monde »[5]. Il est significatif. Le succès aidant, tout le monde se découvre, un peu tardivement souvent, une « parenté » intellectuelle avec Camus[6].
Alors, parlons de « notre » Camus, du Camus libertaire, du Camus ami de la CNT-AIT. Si cette position camusienne a l’avantage, sur beaucoup d’autres, d’être historiquement fondée, elle est -et reste largement passée sous silence. Ainsi, pour en rester au dossier du « Monde », faut-il aller bien avant pour la percevoir. Certes, en p. 22, un article de Camus dans « Solidaridad Obrera » est mentionné. Mais qui sait que ce journal était un organe de la CNT-AIT ? Il faut arriver à la p. 114 (et donc au « Lexique ») pour lire « Cet idéal libertaire, vécu certes indirectement mais intensément pendant sa jeunesse, se maintiendra toujours… » et apprendre enfin que « idéologiquement Camus se sent aussi très proche des syndicalistes anarchistes espagnols, […] », plus deux petites mentions dans la bibliographie, et c’est tout… pour un dossier de 122 pages, c’est peu. D’autant que Camus fait plusieurs fois – et avec force référence dans ces écrits au courant libertaire et à ce qu’il nomme « syndicalisme révolutionnaire ».
Avant d’aller plus avant, il faut préciser que, dans la tradition syndicale française le mot « anarchosyndicalisme » n’a que peu été employé jusqu’à ces toutes dernières décennies. Les anarchosyndicalistes du départ (ceux des années 1880 à 1914), fondateurs du syndicalisme, se désignaient eux-mêmes comme « syndicalistes révolutionnaires », expression qui a même souvent été utilisée pour traduire en français le terme « anarcosindicalista » par laquelle la CNT-AIT espagnole se définissait[7]. Les mots « syndicalisme révolutionnaire » doivent donc être lus, dans le contexte actuel comme « anarchosyndicalisme ».
Cette précision faite, donnons la parole à Albert Camus pour une interview non pas imaginaire mais simplement posthume !
INTERVIEW POSTHUME
Albert Camus, quelle place faites-vous au syndicalisme et aux idées libertaires dans votre réflexion politique ?
_ « L’effort et les succès du syndicalisme libre, comme la permanence des mouvements libertaires et communautaires en Espagne et en France, sont les repères auxquels je me suis référé pour montrer … la fécondité d’une tension ente la révolte et la révolution. » (Défense de l’Homme Révolté, p. 1709[8]).
Vous parlez de syndicalisme, comment le caractérisez-vous ?
_ « … le syndicalisme partait de la base concrète, la profession, qui est à l’ordre économique ce que la commune est à l’ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l’organisme s’édifie (…) » (L’Homme Révolté, pp. 700-701). …
Ce qui l’oppose au marxisme, à ce que vous appelez le césarisme ?
_ « […] la révolution césarienne part de la doctrine et y fait entrer de forcer le réel. Le syndicalisme, comme la commune, est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait. » (L’Homme Révolté, pp. 700-701.).
Le terme « syndicalisme » recouvre des réalités bien différentes. Tous les syndicalistes, ne font pas la critique du système social et ne cherchent pas à développer une conscience révoltée parmi les travailleurs…
_ « Seul le syndicalisme révolutionnaire, avec Pelloutier et Sorel s’est engagé dans cette voie et à voulu créer, par l’éducation professionnelle et la culture, les cadres neufs qu’appelait, qu’appelle encore un monde sans honneur » (L’Homme Révolté, p. 621.)
Vous avez indiqué que les succès du syndicalisme libre constituaient un de vos repères. Pourtant, nombreux sont ceux qui dénient toute efficacité au syndicalisme il s’inscrit dans une perspective révolutionnaire.
_ « La réponse est simple : c’est lui qui, en un siècle, a prodigieusement amélioré la condition ouvrière, depuis la journée de seize heures jusqu’à la semaine de quarante heures » (L’Homme Révolté, p. 700.)
Pourtant, la révolution césarienne, le marxisme, représenté en France par le Parti communiste, par ses « compagnons de route » et par sa courroie de transmission dans le prolétariat (la CGT) a réussi à laminer le syndicalisme de révolution.
_ « […] la capacité révolutionnaire des masses ouvrières a été freinée par la décapitation de la révolution libertaire, pendant et après la Commune . Après tout, le marxisme a dominé facilement le mouvement ouvrier à partir de 1872, à cause sans doute de sa grandeur propre, mais aussi parce que la seule tradition socialiste qui pouvait lui tenir tête à été noyée dans le sang. » (L’Homme Révolté, p. 620.) « La pensée autoritaire, à la faveur de trois guerres et grâce à la destruction physique d’une élite de révoltés, a submergé cette tradition libertaire. Mais cette pauvre victoire est provisoire, le combat dure toujours. » (L’Homme Révolté, p. 703.)
Vous avez évoqué Fernand Pelloutier, fondateur des Bourses du travail et un des principaux créateurs de l’anarchosyndicalisme. D’autres penseurs ont contribué à l’élaboration de l’anarchisme. Que pensez-vous par exemple de Bakounine ?
_ « […] je suis persuadé que sa pensée peut utilement féconder une pensée libertaire rénovée et s’incarner dès maintenant dans un mouvement dont les militants de la CNT-AIT et du syndicalisme libre, en France et en Italie, attestent en même temps la permanence et la vigueur. » (Actuelles 11, Lettre à Gaston Leval, p. 752.)
Puisque vous parlez de la CNT-AIT, il faut rappeler qu’elle a joué un rôle de tout premier plan dans ce pays si constamment présent dans votre œuvre, l’Espagne, en opposant au putsch fasciste du général Franco une révolution sociale, autogestionnaire. Ce fut le 19 . juillet 1936. Quelle est pour vous son importance historique ?
_ « […] le 19 juillet 1936 sera l’une des dates de la deuxième révolution du siècle, celle qui prend sa source dans la Commune de Paris, qui chemine toujours sous les apparences de la défaite, mais qui n’a pas encore fini de secouer le monde et qui pour finir portera l’homme plus loin que n’a pu le faire la révolution de 17. Nourrie par l’Espagne et, en général, par le génie libertaire, elle nous rendra un jour une Espagne et une Europe, et avec elles de nouvelles tâches et des combats enfin à ciel ouvert. Ceci du moins fait notre espoir et nos raisons de lutter. » (« 19 juillet 36 », article publié par Témoins, p. 1796.)
Albert Camus, en puisant dans une œuvre aussi étendue que la vôtre quelques paragraphes parmi les plus favorables à notre conception de la vie, ne peut-on nous accuser de tirer un peu trop la couverture à nous et de mentir par souci de récupération ?
_ « C’est mentir aussi que de passer sous silence, comme tout le monde d’ailleurs, ma référence explicite au syndicalisme libre » (Actuelles 11, p. 740.)
En consacrant ces quelques lignes à Albert Camus, lui qui parlait de nous en disant « nos amis de la CNT » (« L’Europe de la fidélité », 1951), nous entendons rappeler ce que cet auteur a été et reste au plan politique et lui rendre, en toute amitié, l’hommage qui convient, avec un clin d’oeil aux Lumières du XVIIIème dont il est assurément un des grands continuateurs.
Xavier Frolan [Félix Navarro]
Pour approfondir : Progreso Marin, La pensée politique d’Albert Camus, éditions CNT-AIT
http://cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article907
[1] S’il y a des similitudes frappantes entre eux (qui, curieusement, dans la masse d’articles consacrés au centenaire de Camus et dans le nombre moins important qui commémore le tricentenaire de Diderot n’ont pas, à ma connaissance, été relevés), il existe bien entendu des différences. On imagine mal Camus écrire une version moderne des « Bijoux indiscrets », par exemple.
[2] Certes outre les interdictions, le prix est un autre obstacle à la diffusion. Mais des « cabinets de lecture » (bibliothèques) en feront l’acquisition et l’ouvrage aura bien plus de lecteurs que ce que son tirage aurait laissé supposer.
[3] Sartre est l’autre grande figure intellectuelle de l’époque de Camus
[4] Ceux du site de Renault-Billancourt étant, en ces temps de début de massification de la production automobile, le prototype d’une classe ouvrière, syndiquée massivement à la CGT et votant PC.
[5] Hors-série Le Monde, sept-nov 2013, Albert Camus (1913-1960) La révolte et la liberté.
[6] Voir par ex. « La Vie » (catholique) du 24 octobre 2013.
[7] Le sens des mots évolue avec le temps. Le terme « syndicaliste révolutionnaire » qui désignait les anarchosyndicalistes fondateurs du syndicalisme a été utilisé, après la révolution russe, également par des marxistes, certains étant adhérents au PC, c’est-à-dire partisans du socialisme césarien que dénonce Camus. Même si au sein de CNT-AIT française nous avons longtemps nous-mêmes employé l’expression « syndicalisme révolutionnaire » nous préférons maintenant utiliser le terme anarchosyndicalisme qui nous semble bien plus clair.
[8] Dans cette interview, il est indiqué avec précision l’origine des citations. La numérotation des pages renvoie à l’édition des « Essais » d’Albert Camus dans La Pléiade de 1965 (à l’exception de la note 5 qui provient des Carnets, éditions Gallimard, 1964).