Août 1903 : l’insurrection d’Ilinden et la Commune de Strandja, un lumière dans la nuit des ténèbres identitaires des Balkans

Si les révolutions mexicaines (1910), russes (1917), makhnovistes (1919) ou espagnole (1936) sont bien connues et régulièrement célébrées dans les milieux révolutionnaires et anarchistes, la première tentative révolutionnaire du XXème siècle, l’insurrection d’Ilinden, survenue en août 1903 dans la zone des Balkans et qui a donné les brèves Républiques de Kruzhevo et la Commune de Standa, est singulièrement tombée dans l’oubli.

Pourtant ces évènements ont eu un retentissement important sur l’histoire de la région et au delà au sur l’Histoire mondiale, la question « balkanique » ayant été l’étincelle qui mit le feu au monde en 1914. Les révolutionnaires fédéralistes Macédoniens portaient un projet de caractère universaliste, cherchant à dépasser les clivages nationalistes et ethnico-religieux qui fragmentaient la population de la région en autant de clans hostiles. Ces tentatives ont malheureusement échouées, et au final ce sont les natonalismes qui l’ont emporté. Mais l’idée fédéraliste, qui sous tendait ce projet, reste d’une actualité brulante, plus de 120 ans après, et pas que pour le Balkans. Retour en arrière sur cette page glorieuse méconnue du mouvement révolutionnaire internationaliste.

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Le contexte politque et social des Balkans à l’orée du 20ème siècle

Il y a 120 ans, en août 1903, des insurrections éclatèrent dans les Balkans, dans une zone aujourd’hui partagée entre la Macédoine du Nord, la Bulgarie, la Grèce et la Turquie. Mais à l’époque, cette zone était occupée colonialement par l’Empire Ottoman.

Toutefois, depuis le milieu du 19ème siècle, l’Empire Ottoman était en voie d’affaiblissements. La Grèce, la Bulgarie et la Serbie avaient acquise leur indépendance au tournant du milieu du siècle. La zone des Balkans encore sous contrôle Ottoman – la Macédoine et la Thrace – était l’objet de nombreuses révoltes, mélanges de revendications sociales populaires, de recherche de plus de pouvoir des bourgeoisies locales et de contestations nationalistes.

La « Question de Macédoine » (ou « question des balkans ») est au cœur du jeu politique balkanique des grandes puissances européennes (Grande Bretagne, Allemagne, France, Russie) qui cherchent chacune à y pousser leur avantage au détriment de l’empire Ottoman. La Bulgarie, indépendante de fait depuis 1878, cherche aussi à étendre son territoire pour y intégrer l’ensemble des populations bulgarophones restées dans le giron Ottoman.

Il est vrai que la région est un véritable mille-feuille ethnique,religieux et linguistique, où coexistent sans vraiment se mélanger bulgares, grecs, valaques, turcs, albanais, fragmentation accentuée par les divisions religieuses (catholiques, chrétiens orthodoxes, musulmans sunnites ou bektachis [souffis], juifs …) qui parfois recoupent les lignes ethniques et qui contribuent à la méfiance et même souvent l’hostilité de chaque groupe envers les autres, pour le plus grand bonheur du Pouvoir (Ottoman) et des aspirants au Pouvoir (nationalistes de toutes origines). C’est le processus de « balkanisation » : fragmentation et de division d’une région en des régions plus petites et souvent hostiles les uns envers les autres.

L’émergence du mouvement révoltuionnaire de Macédoine, entre nationaliste et revendication sociale

Dans ce contexte, les théories révolutionnaires qui agitent l’Europe depuis la Première Internationale (AIT, 1864) et surtout après le Commune de Paris (1871) arrivent dans la zone et influencent la jeune génération d’activistes émergents qui aspirent à se libérer du joug colonial Ottoman. Traduits, les textes de l’anarchiste russe Bakounine circulent beaucoup et sont appréciés par les positions qu’il développe sur le fédéralisme et le soutien nécessaire aux luttes dans les Balkans. Ainsi, son fédéralisme est perçu comme une réponse pratique à la question naissante et pressante des nationalités et son analyse d’une forme de refus du jeu géopolitique qui voudrait sacrifier untel pour en sauver un autre est bien accueillies par certains révolutionnaires non-nationalistes .

Une Organisation révolutionnaire macédonienne (ORM) est créée à Salonique en 1893, qui s’inspire largement du programme du Comité Révolutionnaire Bulgare rédigé en 1869 à Genève par Bakounine et deux révolutionnaires bulgares. Le mouvement installe une véritable guérilla, grâce aux tcheta, les milices armées, qui rendent parfois la justice lors de différends locaux. L’ORM se finance par le biais des cotisations de ses nombreux adhérents et sympathisants mais aussi – et surtout, car les populations sont pauvres – par des braquages ou des extorsions de fonds auprès de dignitaires ou de représentants ottomans, et plus rarement bulgares ou grecs. Les armes sont soit achetées en Grèce, soit volées lors d’attaques de casernes. Politiquement, l’ORM n’est pas un bloc homogène. En son sein cohabitent des nationalistes bulgares qui veulent le rattachement à la Bulgarie, des nationalistes macédoniens qui souhaitent l’indépendance de la Macédoine sur un modèle démocrate libéral et d’autres encore, socialistes fédéralistes et anarchistes, , qui souhaitent s’intégrer dans un projet de fédéralisme balkanique.

Même si des anarchistes, collectivement ou individuellement, participent aux activités politiques ou militaires dans des tcheta de l’ORM – parfois à des responsabilités importantes comme Gotze Deltchev [1] ou Mihail Guerdjikov – les rapports ne sont pas toujours faciles et même parfois tendus. L’ORM mène une lutte de libération nationale et donc, en son sein, cohabitent des tendances contradictoires au nom de cette sacro-sainte libération. L’aile « gauche », non nationaliste, à laquelle participe Guerdjikov ne laisse aucune ambiguité sur son positionnement idéologique : son logo affiche crânement un drapeau en français sur lequel on lit « ni dieu, ni maître ».

Logo du Comité des révolutionnaires terroristes macédoniens : « ni dieu, ni maître »

Tactiquement, l’ORM ( qui modifie son nom en Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédo-Andrinopolitaine, ORIMA, en 1903) préconise une guerre de guérilla dans les territoires ottomans qu’elle espère conquérir progressivement et refuse les actions terroristes de petits groupes clandestins qu’elle juge inopportunes.

Préliminaires : les attentats des Bateliers de la Salonique en Avril 1903

Les attentats commencèrent le 28 avril 1903. Ce jour-là, les Bateliers firent sauter le cargo Guadalquivir, un navire français qui venait juste de quitter le port de Salonique. L’explosion condamna le bateau à être démoli après son remorquage à Marseille. Ensuite, ils lancèrent trois bombes sur le train Constantinople-Express qui entrait en gare de Salonique. La nuit entre le 29 et le 30 avril, ils poursuivirent les attaques en faisant sauter des cafés, le système d’approvisionnement en gaz, la Banque ottomane, la Poste centrale et l’école allemande. Les autorités turques répliquèrent en arrêtant plus de 500 personnes. Les Bateliers qui n’étaient pas morts lors des explosions furent emprisonnés ou envoyés en Libye, alors colonie de l’empire Ottoman.

Le déclenchement de l’insurrection d’Ilinden de la Commune de Strandja

L’aile gauche de l’ORIMA, alors prédominante parmi les militants au sein de l’organisation, n’est pas favorable au lancement de l’insurrection d’août 1903, jugée prématurée. L’aile droite elle, t . Néanmoins, après les attentats des bateliers de Salonique, les évènements se précipitent.

En soutien, entre le 28 avril et le 1er mai, des tcheta menées par Mihail Guerdjikov et Gotze Deltchev mènent quelques opérations de sabotage sur des ponts et des voies ferrées. Deltchev est abattu le 4 mai 1903 lors d’un accrochage entre sa tcheta et une patrouille à sa poursuite dans la région de Salonique.

En août 1903, dans le vilayet de Monastir (actuel Bitola), et en Thrace éclate une insurrection menée par l’ORIMAM. Selon l’Organisation, plus de 25000 combattants affrontement les militaires ottomans dans des actions armées menées sur tout le territoire. Dans le vilayet de Monastir, là où les combats sont les plus féroces, la République de Krouchevo est proclamée le 3 août et, en Thrace, la Commune de Strandja l’est le 18. La première ne dure que dix jours et la seconde résiste jusqu’au 8 septembre.

Fait remarquable et significatif, l’insurrection n’est pas sur une base « ethnique », ainsi des valaques, des grecs ou des arméniens participent directement aux combats au côté des macédoniens ou aux éphémères indépendances, et les populations turques musulmanes sont appelées à rejoindre le mouvement au nom de la lutte contre l’énnemi commun : le Sultan et le régime d’exploitation capitaliste.

N’ayez pas peur de nous et de nos villages, nous ne ferons de mal à personne. Non seulement nous vous considérons comme nos frères, mais nous vous plaignons également en tant que nos frères, car nous comprenons que vous êtes des esclaves comme nous, esclaves du Sultan et de ses beys, effendis et pachas, esclaves des riches et des puissants. , esclaves des tyrans et des oppresseurs, qui ont incendié l’empire des quatre côtés, ce qui nous a fait nous lever pour la justice, pour la liberté et pour la vie humaine. Nous vous invitons également à nous rejoindre dans notre lutte pour la justice, la liberté et la vie humaine ! Venez, frères musulmans, allons ensemble contre vos et nos ennemis [communs] ! Venez sous la bannière de la « Macédoine autonome » ! La Macédoine est notre mère à tous et elle nous appelle à l’aide. Brisons les chaînes de l’esclavage, libérons-nous de la souffrance et de la douleur et séchons les rivières de sang et de larmes ! Rejoignez-nous, frères, fusionnons nos âmes et nos cœurs et sauvons-nous, afin que nous, nos enfants et les enfants de nos enfants puissent vivre en paix, travailler sereinement et progresser !

Manifeste de Krushevo

Dans leur appel à leurs frères musulmans, les insurgés affirment même qu’ils se battront seuls s’il le faut pour l’émancipation de tous :

Chers voisins ! Nous comprenons que vous, Turcs, Arnauts [Albanais] et Musulmans, puissiez penser que l’empire vous appartient et que vous n’êtes pas des esclaves puisqu’il n’y a pas de croix sur le drapeau impérial mais une étoile et un croissant. Vous verrez et comprendrez bientôt que ce n’est pas le cas et que vous avez tort. Néanmoins, si votre honneur ne vous permet pas de vous joindre à nous et de vous déclarer contre la tyrannie du Sultan, nous, vos frères de souffrance et de même patrie, ne vous ferons aucun mal et ne vous haïrons pas. Nous nous battrons seuls pour vous et pour nous, et si nécessaire, nous nous battrons jusqu’au dernier homme sous la bannière pour notre et votre liberté, pour notre et votre justice.

Manifeste de Krushevo

A plusieurs centaines de kilomètres de Krushevo, dans la région de la Thrace, éclata la Commune de Strandja. Le caractère anarchiste de cette brève expérience tient à la présence d’anarchistes parmi les tcheta mais aussi à la volonté de Mihail Guerdjikov, coordinateur en chef des tcheta de Thrace.

La réponse ottomane est sanglante : environ 12000 maisons détruites, 200 villages rasés, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont à la rue et plus de 30 000 immigrent vers un autre pays. L’insurrection est écrasée en novembre 1903.

Malgré ces brefs coups d’éclats, après la répression, les divergences politiques et stratégiques sont de plus en plus importantes au sein de l’ORIMA et, en 1907, la rupture est consommée après des assassinats internes. Cette même année, la Bulgarie adopte une loi interdisant les activités anarchistes. L’ORIMA cesse ses activités l’année suivante. Avec la montée des Jeunes-Turcs, certains se lancent dans l’activisme légal. Face à la tournure nationaliste turc prise par ce mouvement, l’ORIMA est reconstituée et reprend les armes en 1909. Un groupe d’anarchistes des Balkans dénommé Fraternité rouge mène encore des actions contre les militaires dans plusieurs régions sous domination ottomane entre 1910 et 1912. Lors de la guerre d’indépendance d’Albanie, certains anarchistes italiens viennent se battre au côté des nationalistes albanais. On les retrouvera dans les rangs des interventionnistes, pour que l’Italie entre en guerre en 1915.

Pendant la Première guerre mondiale, les anarchistes macédo-bulgariens qui refusent de s’y engager fuient à l’étranger. D’autres restent sur place et s’organisent en groupes clandestins, tels Georgi Cheïtanov et ses comparses. Après le Première Guerre Mondiale, et le retrait de l’Empire Ottoman de la région, celle ci passe sous domination Bulgare, où se met en place un régime fasciste lors du coup d’état de 1923. Les anarchistes, nombreux et organisés, créent en 1919 la Fédération Anarchiste Communiste Bulgare (FACB), qui essaiera de maintenir une résistance armée contre le régime fasciste mais qui finira par être liquidée par le pouvoir nationaliste bulgare. De nombreux militants bulgares fuient en exil, certains participeront aux combats révolutionnaires en Espagne en 1936 …

Après la Seconde Guerre Mondiale, la Macédoine est divisée entre la Bulgarie et la Yougoslavie, sous des régimes communistes. En Bulgarie le pouvoir essaie de récupérer politiquement l’insurrection d’Illiden. La participation des anarchistes dans cette insurrection leur a acquis un tel prestige que l’histoire officielle ne peut pas la passer sous silence. Le parti communiste ayant ressenti le besoin d’hommes publics prestigieux, afin d’affermir son pouvoir, tenta de récupérer Guedjikov en lui proposant une retraite de révolutionnaire, une aide financière importante et des honneurs. Il refusa catégoriquement et il écrivit dans la presse anarchiste bulgare en exil (« la pensée ouvrière ») des textes où il exprimait son attitude défavorable au régime. Décédé le 18 mars 1947, son enterrement donna l’occasion d’une grande manifestation, la dernière des anarchistes bulgalres sous la dictature communiste, jusqu’à l’effondrement du régime en 1989.

CONCLUSION

Depuis la fin du XIXème siècle, les mythologies nationalistes, bulgares puis macédoniennes, se sont construites en intégrant dans leurs romans nationaux respectifs des évènements et des personnes parfois très éloignés des buts de ces nationalismes. Par le prisme de ces mythologies, le passé est revisité pour les besoins du présent. Dans le cas de la Bulgarie et de la Macédoine, dont les projets sont antagonistes, chacune revendique à sa manière des faits historiques. Parfois les mêmes, car leurs « mémoires » sont concurrentes. Elles disputent pour savoir si tel ou tel insurgé fait partie de la « bulgarité » ou de la « macédoinité », les deux pays glorifient l’insurrection de 1903 mais la Macédoine en fait un acte anti-bulgare, la Bulgarie en faisant un acte de foi nationaliste bulgare. Ainsi, que ce soit la Bulgarie ou la Macédoine, chacune possède sa rue, sa place, son école ou son monument à la gloire de Hristo Botev, Gotze Deltchev, des Bateliers ou de l’insurrection de 1903 menée par l’Organisation Révolutionnaire Macédonienne (ORM).

Côté turc, le discours officiel fait passer les insurections d’Ilinden et de Strandja comme des mouvements naitonalistes anti-trucs, voire anti-musulamns.

Pourtant rien de ceci n’est la réalité historique. Ces soulèvements populaires auquels participèrents des personnes de différentes ethnies, les appels aux frères musulmans, n’avaient rien à voir avec le nationalisme, bulgare ou macédonien, encore moins avec une guerre de religion.

[1] Gotze Deltchev. 1872 – 1903. Né à Kilkis dans le sud de la Roumélie. Il fait un passage de trois ans à l’école militaire de Sofia mais en est renvoyé pour ses activités politiques. Devenu instituteur en Roumélie, il rejoint l’ORM l’année suivante. Progressivement, il en vient à s’occuper de la fourniture d’armes et de l’organisation des tcheta. Abattu le 4 mai 1903 dans la région de Salonique.

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En août 1903, dans le vilayet de Monastir (actuel Bitola), et en Thrace éclate une insurrection menée par l’ORIMA. Selon l’Organisation, plus de 25000 combattants affrontement les militaires ottomans dans des actions armées menées sur tout le territoire. Dans le vilayet de Monastir, là où les combats sont les plus féroces, la République de Krouchevo est proclamée le 3 août et, en Thrace, la Commune de Strandja l’est le 18. La première ne dure que dix jours et la seconde résiste jusqu’au 8 septembre. L’insurrection n’est pas sur une base « ethnique », ainsi des valaques, des grecs ou des arméniens participent directement aux combats ou aux éphémères indépendances, et les populations turques sont appelées à rejoindre le mouvement[49]. Le caractère anarchiste de la brève expérience de la Commune de Strandja tient à la présence d’anarchistes parmi les tcheta mais aussi à la volonté de Mihail Guerdjikov [50], coordinateur en chef des tcheta de Thrace. La réponse ottomane est sanglante : environ 12000 maisons détruites, 200 villages rasés, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont à la rue et plus de 30 000 immigrent vers un autre pays. L’insurrection est écrasée en novembre 1903. L’aile gauche [51], qui n’était pas favorable au lancement de l’insurrection d’août 1903, jugée prématurée, est alors prédominante parmi les militants de l’ORIMA. Les divergences politiques et stratégiques sont de plus en plus importantes et, en 1907, la rupture est consommée après des assassinats internes. L’ORIMA cesse ses activités l’année suivante. Avec la montée des Jeunes-Turcs, certains se lancent dans l’activisme légal. Face à la tournure nationaliste turc prise par ce mouvement, l’ORIMA est reconstituée et reprend les armes en 1909.

Bogdan Stefanov, Miliou Ivanov et Dontcho Karaivanov en 1953Un groupe d’anarchistes des Balkans dénommé Fraternité rouge mène encore des actions contre les militaires dans plusieurs régions sous domination ottomane entre 1910 et 1912 [11].

Pendant la Première guerre mondiale, les anarchistes macédo-bulgariens qui refusent de s’y engager fuient à l’étranger. D’autres restent sur place et s’organisent en groupes clandestins, tels Georgi Cheïtanov [52] et ses comparses. Après de nombreuses attaques, accrochages et évasions, une douzaine d’entre elleux, dont Cheïtanov, sont fusillés le 2 juin 1925.

Malgré le désaccord de la Fédération Anarchiste Communiste Bulgare (FACB), de nombreux anarchistes participent à des maquis pendant la Seconde guerre mondiale. Avec la Bulgarie et la Macédoine (devenue yougoslave) sous des régimes communistes, quelques anarchistes bulgares veulent continuer la lutte clandestine contre ce nouveau totalitarisme[53]. Au printemps 1953, Bogdan Stefanov, Miliou Ivanov et Dontcho Karaivanov, exilés en France, parviennent à passer la frontière bulgare avec des armes et une radio mais l’impossibilité de franchir une rivière en crue les force à rebrousser chemin, direction la Grèce. La FACB, dont les structures principales sont en France, désapprouve fermement ce type d’initiatives. Entre septembre 1953 et mars 1954, ils relancent cette idée de guérilla en Bulgarie, décidés à lutter contre le pouvoir en place[54]. Bogdan Stefanov, Miliou Ivanov et Dontcho Karaivanov sont parachutés avec des armes et du matériel radio dans une région montagneuse avec l’aide la CIA à qui ils font miroiter de monter une radio anti-communiste. Puis ils sont rejoints par Emilia Karaivanova qui, elle, est déjà en Bulgarie. L’émetteur-radio est installé et des émissions, au ton anarchiste, sont diffusées. Illes restent plusieurs mois sur place à tenter d’organiser un premier foyer de guérilla. Surpris par une patrouille, illes sont pourchassés et doivent fuir. Stefanov et Ivanov se font tuer. Grace à l’aide d’anarchistes locaux, Dontcho Karaivanov et Emilia Karaivanova parviennent à quitter la Bulgarie, puis rejoindre la France

POSTERITE

Depuis la fin du XIXème siècle, les mythologies nationalistes, bulgares puis macédoniennes, se sont construites en intégrant dans leurs romans nationaux respectifs des évènements et des personnes parfois très éloignés des buts de ces nationalismes [paragraphe largement inspiré de l’article sur les bateliers de la Volga paru surhttp://analectes2rien.legtux.org/wikimerdja/index.php?title=Les_Bateliers]. Par le prisme de ces mythologies, le passé est revisité pour les besoins du présent. Dans le cas de la Bulgarie et de la Macédoine, dont les projets sont antagonistes, chacune revendique à sa manière des faits historiques. Parfois les mêmes, car leurs « mémoires » sont concurrentes. Elles disputent pour savoir si tel personnage ou tel fait historique fait partie de la « bulgarité » ou de la « macédoinité ». Ainsi les deux pays glorifient l’insurrection de 1903 mais la Macédoine en fait un acte anti-bulgare, tandis que la Bulgarie en fait un acte nationaliste Bulgare. Ainsi, que ce soit la Bulgarie ou la Macédoine, chacune possède sa rue, sa place, son école ou son monument à la gloire de Hristo Botev, Gotze Deltchev, des Bateliers ou de l’insurrection de 1903 menée par l’Organisation Révolutionnaire Macédonienne (ORM). A part si c’est pour en faire un appel à vandalisme, à destruction, nous n’avons pas projet de lister l’ensemble de ces tristes lieux qui sont des insultes à ceux qui y sont honorés. Pour les plus festifs, il est toujours possible de s’y rendre pour aller uriner ou vomir dessus.

Comme l’a écrit le vétéran de l’AIT de Bulgarie Gregori Balkanski dans son ouvrage « Libération nationale et révolution sociale. A l’exemple de la révolution macédonienne, 1982″

Ce qui distingue […] les Bateliers, c’est que dans leur volonté de se sacrifier et de disparaître sans laisser de traces, il ne s’y mêle aucun élément de fierté, ni de vanité, aucun complexe de supériorité. Ils n’idéalisaient pas leur œuvre, au contraire, ils sont conscients qu’elle ne mérite pas l’admiration, qu’elle entraîne des malheurs et des souffrances[7]

L’anarchisme des Bateliers n’a rien à voir avec le nationalisme, bulgare ou macédonien, comme le rappelle très bien le nom et l’emblème que s’est choisi le Comité des Révolutionnaires-Terroristes Macédoniens.

La vérité est que les Bateliers […] se considéraient anarchistes-communistes, se réclamant de Kropotkine et de Jean Grave. Ils acceptaient entièrement la « propagande par le fait », recommandée à l’époque par Kropotkine.

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La Commune et les Balkans : le cas de la Bulgarie

Yavor Tarinski

La Commune, en tant que forme politique, était un thème récurrent au sein du mouvement de libération bulgare qui luttait contre l’Empire ottoman, suggérant que sa lutte n’était pas seulement une question d’indépendance mais aussi de révolution sociale. Hristo Botev, l’un des révolutionnaires bulgares les plus importants du XIXe siècle [et qui était fortement influencé par les idées anarchistes de Proudhon], dans son article « Pleurements ridicules » (écrit en 1871 pour défendre la Commune de Paris), affirme que le but de la Commune est « de transformer l’humain en quelque chose de plus qu’un fils de Dieu et qu’un citoyen – non pas comme un idéal, mais comme un être humain dont dépend le destin de sa ville, et non l’inverse »[1]. L’écrivain et poète bulgare Ivan Vazov, pendant son séjour en Roumanie, s’est familiarisé avec les idées du mouvement de libération bulgare. Sa célèbre pièce « Les Parias », publiée en 1884, dépeint des révolutionnaires bulgares qui adhèrent à l’idée de la Commune, affirmant qu’avec elle il n’y aura ni riches ni pauvres ; tout sera partagé à parts égales [2]. Dans son « Histoire de l’insurrection d’avril » de 1907, l’historien Dimitar Strashimirov décrit ainsi les objectifs fixés par le mouvement de libération : « ils ne cherchaient pas seulement à se libérer du joug étranger qui pèse sur leur dos, mais ils avaient aussi développé une soif de République et de Commune »[3].

Il y eu même des tentatives pour concrétiser ces idées lors du Soulèvement d’Avril (1876), la plus grande des insurrections qui a joué un rôle majeur dans la libération de la Bulgarie [du colonialisme Ottoman]. Un témoignage en est le récit personnel d’Atanas Shopof, écrit en 1876, sur cette rébellion. Shopof a participé au soulèvement en tant que proche collaborateur du révolutionnaire bulgare Georgi Benkovski et a été un témoin direct de la création d’une Commune de courte durée dans la ville de Panagyurichté. Son livre décrit une grande réunion de groupes de guérilla qui élirent un comité chargé de préparer un plan pour le soulèvement. Selon ce plan, tous les biens, marchandises, farine, blé, etc. devront être mis en commun, le système monétaire devra être aboli et des « Maisons centrales » devront également désignées lesquelles les comités populaires tiendront leurs réunions [4]. Le plan prévoyait également la création de Communes, qui devaient en contact permanent les unes avec les autres – dans une sorte de fédération [5]. Ce programme rappelle fortement les mesures adoptées par la Commune de Paris, qui avait eu lieu cinq ans seulement avant l’Insurrection d’Avril.

Selon le récit de Shopof, avec le début du soulèvement, Benkovski et ses guérilleros ont pris le contrôle de la ville de Panagyurichté le 20 avril. Dès le début, ils ont commencé à mettre en œuvre le plan initial : tous les bovins [c’est-à-dire, dans cette économie essentiellement rurale, les outils de production des paysans, qui les utilisaient essentiellement pour la traction et les travaux agricoles] sont rassemblés dans un espace commun (« Obshta Bachya » en bulgare), même si les ménages individuels peuvent élever leurs porcs et leurs poulets. Le récit de Shopof documente que pendant la Commune, tous les gens avaient des droits égaux, tous ayant un accès égal au bétail commun [et donc aux outils de production agricole, préfigurant les collectivités agricoles de la Révoluton espagnole de 1936 ou les « CUMA », coopératives d’utilisation du matériel agricole contemporaines]. L’argent est aboli, tous les biens nécessaires (comme la nourriture) étant disponibles gratuitement, tandis que tout le reste est distribué via un système de bons, dont le but était une plus grande justice.

Malheureusement, la commune de Panagyurichté ne durera que 10 jours, avant que les troupes ottomanes n’y mettent fin. En raison de sa courte durée de vie, il n’a pas eu le temps de voir apparaître des organes populaires d’autogestion. Ce que nous voyons, c’est l’influence que la Commune de Paris et les idées libertaires ont eu sur Benkovski, ses guérilleros et plus largement sur le mouvement de libération bulgare de cette période. Malgré la répression brutale du soulèvement, la Commune conservera une place centrale dans l’imaginaire de nombreux révolutionnaires bulgares. Un exemple notable en est l’émergence de la commune de Strandja  une décennie plus tard.

La commune de Strandja, également connue sous le nom de République de Strandja, fut une expérience sociale de courte durée présentant des caractéristiques clairement libertaires. Elle a été déclarée le 19 août 1903 dans les montagnes Strandja (situées à la frontière entre l’actuelle Bulgarie et la Turquie) par les rebelles de l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure d’Andrinople (IMARO), dont parmi les commandants à cette époque se trouvait l’anarchiste extrêmement important Mihail Gerdzhikov.

Après une série de soulèvements de masse réussis, soutenus par des actions de guérilla, une grande partie de la Thrace orientale fut placée sous le contrôle des rebelles. Autour de la région montagneuse de Strandja, les gens ont fait la fête pendant trois semaines. Une nouvelle communauté s’est créée, basée sur des valeurs telles que la liberté, l’égalité et la solidarité. Toutes les questions publiques dans les villes et villages de ces territoires libérés ont été soumises au vote populaire et les vieilles querelles entre les populations locales bulgares et grecques ont été laissées de côté. Les registres fiscaux furent brûlés. Pendant plus de 20 jours, la commune de Strandzha a fonctionné de manière libertaire, en l’absence de toute sorte d’autorité d’État.

Ce fonctionnement libertaire ressortait également de la structure militaire de la guérilla. Son organe principal n’était pas un quartier général typique d’une armée, mais un « Organe de direction du Combat». Ce choix des rebelles indiquait deux choses : que cet organe militaire n’avait qu’un caractère temporaire (c’est-à-dire jusqu’à la fin des combats), et deuxièmement, qu’il avait un rôle purement coordinateur dans la révolution. Hristo Silyanov, un élève de Guerdjikov, affirme que les rebelles ne l’ont pas appelé quartier général parce qu’ils ne voulaient pas qu’il « empeste » le militarisme [6].

Un autre élément libertaire est qu’il n’a jamais été question de centralisation du pouvoir. Les habitants des colonies libérées élisaient conseils et des commissions parmi leurs propres rangs, et non des maires et des représentants [7]. Le rôle des premiers est de coordonner et d’administrer, tandis que celui des seconds est de gouverner. Ces conseils et commissions fonctionnaient sous le contrôle du peuple rebelle, qui avait repris le pouvoir.

Il convient de noter qu’il existe de nombreuses similitudes entre l’attitude de Guerdjikov à l’égard de l’autonomisation radicale du peuple et celle du mouvement makhnoviste en Ukraine, apparu 15 ans plus tard. Ils considéraient tous deux le rôle de leurs armées de guérilla comme un rôle de soutien et qui devait être temporaire, tandis que la question de l’administration publique devait être laissée des populations locales organisées dans leurs Conseils. Dans un de leurs appels [8], les makhnovistes écrivaient que :

L’armée insurrectionnelle révolutionnaire se donne pour objectif d’aider les villageois et les ouvriers… et n’interfère pas avec la vie civile… Elle exhorte la population ouvrière de la ville et des environs à commencer immédiatement un travail d’organisation indépendant…

Après avoir décrit les premières victoires militaires du soulèvement, Guerdjikov écrit[9] que :

     Nous avons commencé à créer nos propres institutions… La population se réjouissait, dans les villages on dansait et on faisait des fêtes. Il n’y avait plus de « ceci est à moi et cela est à vous » : dans les collines et les forêts avant et après le congrès, nous avions installé des entrepôts : toute la récolte y était déposée sous forme de farine et de grains dans des magasins communs. Le bétail est également devenu propriété commune… Nous avons lancé un appel en grec à la population d’origine grecque, expliquant qu’en prenant le contrôle du territoire, nous ne luttions pas pour le rétablissement d’un empire bulgare, mais uniquement pour les droits de l’homme ; nous leur avons expliqué qu’en tant que Grecs, eux aussi en bénéficieraient et que ce serait bien s’ils nous soutenaient moralement et matériellement…

Dans ses mémoires, Guerdjikov se souvient [10] d’un exemple concret d’expropriation et de redistribution de biens : dans la ville d’Akhtopol, il y avait une récolte de sel, où étaient stockés à cette époque plus de 200 tonnes de sel. Les villages de la région étaient pauvres et avaient besoin de sel, alors Guerdjikov et ses guérilleros sont entrés par effraction dans le stockage de sel et l’ont laissé ouvert pour que les paysans puissent prendre le sel et le redistribuer.

La commune de Strandja a fonctionné dès le début du soulèvement et a duré jusqu’à la fin août 1903, lorsqu’une armée ottomane massive de 40 000 hommes – bien armée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie – a écrasé la résistance de la population locale.

Guerjkov et nombre de ses guérilleros ont réussi à échapper à la domination ottomane et à se réfugier dans les parties indépendantes de la Bulgarie. Là, le grand anarchiste a continué à propager ses idées à travers la publication de journaux tels que « La Societé Libre », « Anti-authoritaire » et d’autres. En 1910, Guerdjikov et un autre anarchiste – Pavel Deliradev – écrivirent la brochure antimilitariste « Guerre ou révolution ». En 1912, il dirigea à nouveau un groupe de guérilla dans la région de Strandja, cette fois pendant la guerre des Balkans. Plus tard, en 1919, il fut parmi les cofondateurs de la Fédération des anarcho-communistes de Bulgarie (FACB). Après le coup d’État monarcho-fasciste de 1923, il fut contraint de fuir le pays et de vivre à Belgrade, Vienne et Berlin. Après le changement de régime du 9 septembre 1944, Guerdjikov appelle ses camarades à soutenir le nouveau régime socialiste, pour en être déçu peu après et retirer son soutien[11]. En 1947, il refusera même catégoriquement d’être nommé par le régime pour une récompense pour sa participation au soulèvement d’Ilinden. Il mourra de vieillesse en 1947 dans la ville de Sofia.

Tous ces efforts pour mettre en pratique la forme Commune indiquent qu’il existe une profonde tradition égalitaire d’équité humaine universelle dans la région des Balkans. Il est crucial que cette histoire alternative soit mémorisée et utilisée par les mouvements populaires comme base à partir de laquelle des projets politiques d’égalité et de justice peuvent à nouveau fleurir dans la région.

[1] libcom.org

[2] Ivan Vazov : Les Parias (1884) (disponible en ligne : www.slovo.bg)

[3] prqkademokraciq.wordpress.com

[4] Атанас Шопов: Десетдневно царуване. Из българското въстание в 1876 г. Дневници на един бунтовник (есен 1876)

[5] Op. cit. 4

[6] theanarchistlibrary.org

[7] Idem.

[8] « À toute la population active de la ville d’Aleksandrosk et ses environs », 7 octobre 1919

[9] M. Guerdjikov, Mémoires…, p. 75

[10] Idem, p. 76. [11] bg.wikipedia.org

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