En feuilletant les archives, nous avons retrouvé ce texte paru dans le journal de la CNT-AIT, Le Combat syndicaliste, n°134 de juillet 1955, mais qui nous semble encore tout à fait d’actualité !
Cet article, paru en 1955 dans le journal de l’époque de la CNT-AIT (le Combat Syndicaliste), a été écrit par René THIEBLEMONT. Ouvrier Metallurgiste, il a notamment travaillé à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt. Il était membre de la CNT-AIT mais aussi du groupe Makhno de la Fédération Anarchiste (FA), avec d’autres militants FA de (dont André Nédélec et Gil[bert] DEVILLARD Gil ainsi que plusieurs réfugiés espagnols), et qui publiait un bulletin de boîte : Le Libertaire Renault.
Au début des années 1950, il était le secrétaire de la section syndicale CNT-AIT de l’usine Murat à Paris XVIe arr. où, en février et mars 1952, il participa à une grève organisée par la CGT et la CNT-AIT.
En 1954, il était le secrétaire de la section CNT-AIT de l’entreprise Sadir-Carpentier à Paris XVIIIe. Cette entreprise fabriquait du matériel de radio-guidage pour la marine et l’aviation. Le 7 octobre 1954, à la demande du ministère de la Défense, il fut licencié, étant considéré comme « nuisible à la sécurité nationale ». Il s’ensuivit une grève de douze jours pour tenter d’obtenir sa réintégration.
Après la courte apogée des années 47-48 et sa participation aux grandes grèves de l’après guerre (Renault, Cheminots, mineurs, …), la CNT entrait dans une phase de crise interne. Alors que jusqu’à la fin 1947, elle était la seule alternative syndicale à la CGT communiste, la création d’un troisième syndicat « Force Ouvrière » (FO) en avril 1948 (avec l’aide d’Irving Brown et de la CIA : https://fr.wikipedia.org/wiki/Irving_Brown) vient changer la donne : le syndicat FO va attirer à lui tous les anti-communistes qui ne partageaient pas le projet révolutionnaire de la CNT car ils voulaient s’intégrer dans le système social mis en place par l’Etat-providence, mais aussi tous ceux qui – bien que se proclamant anarchistes – abandonnait toute persepective révolutionnaire au nom de l’unité contre la menace stalinienne (Maurice Joyeux, le principal militant de la Fédération Anarchiste notamment quitte la CNT et rejoint FO, entrainant la FA avec lui. A FO il rejoindra les trotskystes qui avaient quitté la CGT pour les mêmes raisons et coopérera avec eux jusqu’à son décès en 1991).
La CNT se vide de donc de ses effectifs qui l’avaient rejoint uniquement pour ne pas être dans un syndicat contrôlé par le Parti Communiste. Parmi ceux qui restent s’affrontent deux tendances : l’une se revendiquant du syndicalisme révolutionnaire (ou syndicalisme pur), l’autre de l’anarchosyndicalisme. Au final, les syndicalistes révolutionnaires quitteront la CNT dans les années 60.
Toutefois ce conflit réapparu lors du redémarrage de la CNT française dans les années 1980, avec notamment l’arrivée de militants issus du marxisme. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ces conflits aboutirent à un déchirement, mais cette fois ce sont les syndicalistes révolutionnaires de La CNTf (dites CNT vignoles, du nom de la rue de leur local parisien) qui l’emportèrent, les anarchosyndicalistes se retrouvant dans la CNT-AIT.
A la CNT, pour l’Anarchosyndicalisme
La division née de deux tendances qui s’affrontent dans les congrès et assemblées de la CNT provient de ce que, pour les uns, le syndicalisme dit révolutionnaire doit être et rester neutre de toute philosophie ou système économique : il se suffit à lui-même, disent-ils ; pour les autres, le syndicalisme classique ayant pour emblème la charte d’Amiens ne peut conduire à la transformation sociale sans privilège, il est nécessaire de donner aux hommes les principes économiques philosophiques et sociaux de l’anarchisme, sans lesquels la société retomberait fatalement sous l’autorité d’un parti.
Je suis de ceux qui épousent cette dernière façon de voir, repoussent la Charte de Paris (sorte de Charte d’Amiens améliorée adoptée au Congrès de création de la CNT en 1946), ainsi que la structure actuelle de la CNT, se révélant la fidèle continuatrice de l’ancienne CGT [des années 1900]. La première façon de voir aura-t-elle le même sort que la seconde ? Ou les anarcho-syndicalistes réagiront-ils contre cette neutralité syndicale afin de redonner à la CNT un caractère émancipateur ?
L’idéal anarchiste · doit être le nerf moteur de la CNT, sans lequel celle-ci n’aurait aucun sens et ne vaudrait guère mieux que les autres centrales ; le neutralisme ne suffit pas, il s’agit de savoir ce que l’on veut et si l’on se dirige ou non vers ce que l’on veut.
Œuvrerons-nous aux côtés de militants n’ayant pour tout motif d’action que le porte-monnaie, prêts à des concessions pour des unités reléguant nos principes qui font de nous autre chose que des révolutionnaires bâtards sans convictions ?
Accepterons-nous que la structure de la CNT en soit encore au corporatisme de fédération, alors que nous prônons l’égalité économique et qu’ainsi divisés dans l’action, nous allions à l’encontre de ce que nous clamons dans nos déclarations ? Garderons-nous encore longtemps cette structure qui laisse chaque fédération titrer ses propres revendications, tirer ses propres tracts, organiser en un mot son travail syndical fédératif, cloisonné, pompant un bon nombre de militants pour le bureau, etc. Que de temps, d’argent et de dépenses physiques absorbés par ce système décevant. Il nous faut sans tarder bousculer cette routine et venir strictement aux unions locales, départementales, en laissant dans l’ombre les fédérations d’industrie pour après la révolution sociale.
Nos revendications présentes sont-elles à la hauteur de ce que nous prétendons être ? Correspondent-elles à la réalité ? Non. Nous fixons un minimum vital de 35.000 francs et ne faisons que devancer les autres centrales sur ce point ; peut-on sincèrement croire qu’une famille moyenne de trois personnes puisse vivre avec cette somme ? Considérant que vivre dans ce siècle signifie pouvoir accéder aux bienfaits du modernisme dans les foyers, ou alors nos luttes ne se borneraient-elles qu’à la subsistance ?
Peut-on suivre les militants conseillant notre participation aux organismes tels que les comités d’entreprise, pour des raisons même tactiques, puisque nous savons que fatalement, ce serait collaborer directement avec nos ennemis, qu’ils soient patrons ou ouvriers, et travailler ensemble à consolider l’exploitation ?
La possibilité de devenir délégué du personnel dans une entreprise, doit-elle nous inciter à nous faire élire par seules raisons d’impunité et de confort dans l’action ; car, en fait, quel est notre pouvoir une fois élu : défendre la légalité des conventions collectives, réclamer pour ceux qui font des heures supplémentaires à outrance, que ces heures leur soient bien payées ; s’intéresser aux collaborateurs fidèles du patron qui sont exploités comme pas un, mais qui ne font jamais grève et viennent travailler pendant ; veiller à un tas de petites bricoles, douches, w.-c., lavabos, ·etc., en définitive beaucoup de vent pour pas grand-chose ; notre position devant être claire à ce sujet (non-participation), délégués sur le tas [pendant une grève et désignée par l’assemblée des grévistes], oui, et pour la durée de la lutte engagée seulement.
Il est temps de devenir sérieux quant à notre orientation, notre structure, notre Charte, nous avons à préciser ce que nous devons être réellement (des anarchosyndicalistes) avec tout ce que cela comporte, et non des syndicalistes révolutionnaires sans bagages, sans définition, nous éviterons aussi la confusion regrettable qui permet à bon nombre de marxistes et néo-marxistes (révolutionnaires, eux aussi,) de venir jeter le trouble dans notre organisation ; nous éviterons également aux syndicalistes purs de perdre leur temps parmi nous, qui avons choisi l’anarchisme comme système d’existence.
Que les militants de la CNT comprennent tout ceci et œuvrent en conséquence, les engueulades et les pugilats n’améliorent pas une situation inévitable permise par une Charte qui n’a rien de clair. Il serait bon de prendre exemple sur l’organisation de la FORA [1], qui me paraît de valeur certaine quant à sa fermeté.
René THIEBLEMONT.
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Post-scriptum : 50 ans après, les militants de la CNT-AIT sont arrivés aux mêmes conclusions et en ont tiré la conséquence, en affirmant que oui, la CNT-AIT est clairement anarchosyndicaliste – et donc anarchiste – et pas vaguement « syndicaliste révolutionnaire », comme d’autres groupes se revendiquant aussi de la CNT.
[1] Pour en savoir plus sur l’expérience de la FORA, on pourra lire les brochures :
LA FORA : ORGANISATION OUVRIÈRE ANARCHISTE [https://cnt-ait.info/2023/02/10/fora-arango]
- ANARCHISME GLOBALISTE CONTRE « SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE » (Un combat de la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA) ) [https://cnt-ait.info/2022/10/11/anarchisme-globaliste-contre-syndicalisme-revolutionnaire]
- QUESTIONS D’ORGANISATION : L’EXEMPLE DE LA FORA [https://cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article268]
Pour en savoir plus sur l’actualité de l’anarchosyndicalisme :
L’anarchosyndicalisme aujourd’hui : questions / réponses (suivi de : Fédéralisme et réseau : pour une organisation anarchosyndicaliste fédérale du XXIème siècle) [https://cnt-ait.info/2020/07/22/lanarchosyndicalisme-aujourdhui-questions-reponses]
Pour recevoir la version imprimée de ces brochures écrire à contact@cnt-ait.info ou à CNT-AIT, 7 rue St Rémésy 31000 TOULOUSE