Un appel à un groupe de réflexion a été lancé dans l’AIT (Association Internationale des Travailleurs) sur la question de l’approche anarchosyndicaliste vis-à-vis du problème du changement climatique. Je vous propose ici l’état de ma réflexion personnelle, mais qui s’est nourris des échanges, des débats et des expériences de lutte que nous avons avec les compagnons de la CNT-AIT en France.
Depuis plus de 30 ans, nous avons été impliqués – comme de nombreuses sections de l’AIT – dans des luttes écologiques liés à la crise climatique présente et à venir. Notre implication dans ces luttes s’est toujours faite selon une approche double : aborder le problème environnemental dans son contexte global (capitalisme, Etat) mais aussi aborder une autre pratique organisationnelle, plus horizontale, à travers des assemblées populaires…
Nous avons participé à de nombreux mouvements (antinucléaire, contre les usines pétrochimiques, …) à différentes « ZAD » (Zones à défendre, occupation d’espaces naturels contre chantiers : Vingrau, Somport, Sivens, …), la plus récente était une lutte contre un barrage local. Cette lutte est assez similaire à notre compréhension de la lutte que les compagnons de l’ASI de Serbie soutiennent contre les micro-centrales hydroélectriques.
Pour répondre à la question sur l’action anarchosyndicaliste à la crise climatique, il me semble d’abord nécessaire de développer une meilleure compréhension de ce qu’est la crise climatique, d’où vient-elle, quelles en sont les causes et les conséquences. Ainsi, l’une des activités auxquelles nous avons participé a été d’introduire un débat entre nos membres et amis sur la crise et sa signification. Dans ces échanges, nous avons parlé des technologies modernes et de la science. Dans l’opinion publique, il existe une opinion commune selon laquelle – pour résoudre la crise – il faut s’appuyer totalement sur les scientifiques et la technologie moderne – ce qui pourrait conduire à la dictature des experts et des techniciens. D’autres – étiquetés comme « anti-industriels » – pensent au contraire qu’il faut brûler toute civilisation.
À ce stade de notre réflexion collective, nous sommes entre ces deux pôles : pour un usage limité et sobre des technologies. Les assemblées territoriales devraient décider quels sont leurs besoins et comment produire, cela signifie donc quelle technologie est acceptable ou non acceptable. Cette question technologique a aussi un impact sur le travail et l’organisation du travail (automatisation, intelligence artificielle, ubérisation) alors en tant qu’anarchosydicalistes nous devrions échanger là-dessus, et nous cherchons à avoir l’avis des autres sections de l’AIT sur ce sujet.
Ensuite, sur la façon d’agir concrètement contre la crise climatique, il me semble qu’il y a deux niveaux : Au niveau mondial, nous ne voyons pas d’autre issue que de faire la révolution, détruire le capitalisme et au lieu de cela développer un réseau auto-organisé de fédérations. Mais c’est un objectif à long terme certainement…
Certaines manifestations et marches ont été organisées en France pour alerter sur la crise climatique et pour demander au gouvernement d’agir, sur la base de rapports scientifiques. Ces marches étaient souvent organisées par des groupes tels que « extinction rébellion », pour nommer le plus médiatique. Nous sommes assez méfiants envers ce groupe, et assez méfiants envers sa méthodologie et ses formulations. Ils ne se plaignent pas du capitalisme (ils critiquent plutôt le néolibéralisme). Ils demandent au gouvernement d’agir (alors que nous voulons détruire le gouvernement). À notre avis, leur appel à une solution scientifique est souvent un appel au « capitalisme vert ».
Par exemple, l’un de nos membres travaille pour une entreprise dont une filiale développe de la « viande végan » (de culture). Cette entreprise soutient discrètement le mouvement végan, car cela aide l’entreprise à créer et à étendre le marché de leur futur produit. Aussi, tout le discours scientifique actuel sur « l’agriculture de précision pour faire face à la crise climatique » est en fait officiellement soutenu par toutes les grandes entreprises et multinationales agroalimentaires… Aussi, appeler à remettre le pouvoir de décision entre les mains des experts scientifiques et techniques, c’est prendre le pouvoir de décision des mains de la population et le mettre entre les mains d’experts et in fine de grandes entreprises… Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas écouter la science ou les scientifiques. Mais la science n’est pas neutre, elle est toujours au service d’une politique déterminée. Donc la politique – l’idéologie si vous préférez – vient toujours en premier. La science devrait donner des éléments d’appréciations aux assemblées populaires locales, qui devraient avoir la capacité de décision, et non au gouvernement ou à l’État.
Pour le moment, nous n’avons pas décidé de rejoindre ces marches climatiques, car nous sommes occupés par d’autres sujets tels que le mouvement des gilets jaunes. Mais ce qui est intéressant, c’est que le mouvement des Gilets Jaunes a lui-même fait la jonction avec la question de la crise climatique : Le mouvement des gilets jaunes a été déclenché par la question de la taxe sur les carburants. Les gens qui ont du mal à survivre jusqu’à la fin du mois avec leur bas salaire voulaient que le prix du carburant baisse.
Le gouvernement, les politiciens conservateurs MAIS AUSSI LES ÉCOLOGISTES (Parti Vert EELV) s’en sont pris aux mouvements des Gilets Jaunes, disant qu’ils étaient égoïstes, qu’ils ne pensaient pas à l’environnement, que les gilets jaunes voulaient seulement avoir le droit de polluer plus en utilisant leurs voitures… La réaction des gilets jaunes fut très intéressante : cette question a été débattue dans de nombreuses assemblées locales (les rond-points occupés). Une réponse convergente a alors émergée de ces débats, sans que ce soit forcément coordonné. Cette réponse a été débattue et finalement adoptée par la plupart des ronds-points et est devenue l’expression commune du mouvement : si les Gilets jaunes conduisent leur voiture pour aller au travail, à l’école, au supermarché, ce n’est pas par libre choix, mais parce que l’organisation de la société les y a contraints. Ils préféreraient vivre dans des quartiers bourgeois riches, aller à leur travail à vélo ou rester chez eux pour travailler avec leur ordinateur, acheter et manger des produits bio… Mais ils n’ont pas le choix à cause de la division du travail et du système de classe. Alors les Gilets jaunes ont dit que les deux problèmes (comment survivre jusqu’à la fin du mois, comment survivre jusqu’à la fin du monde) sont liés. Problème social et problèmes écologiques sont liés. Nous devons donc changer notre société dans son ensemble.
Il est intéressant de voir que la révolte de 2019 Équateur a été similaire, dans son déclenchement et ses conclusions. D’après les compagnons anarchistes équatoriens avec qui nous avons échangé. C’est également la question du prix du carburant qui a mis le feu aux poudres. Les écologistes (urbains) ont également reproché aux émeutiers de demander le droit de détruire davantage Mère Nature… Et les assemblées locales – aussi bien urbaines qu’indiennes – ont répondu qu’au contraire elles veulent juste avoir la possibilité de vivre dignement, dans un environnement préservé, et que c’est l’organisation de l’économie qui détruit à la fois leur vie et leur environnement naturel.
Pendant le mouvement des Gilets jaunes (comme en Equateur) un réseau de solidarité a émergé, pour fournir de la nourriture, partager des biens et des services. Très souvent, les gens ont pris en considération la question climatique (partager les transports pour diminuer la pollution par exemple). Bien sûr, cela a été à petite échelle et dans un temps limité, mais cela montre que les gens ont la pleine capacité de comprendre le problème et d’agir, ils n’ont pas besoin d’un expert pour leur dire quoi faire ou non.
Nous pensons que cet exemple nous montre que la méthodologie anarchosyndicaliste des assemblées populaires, est tout à fait valable pour la prise de conscience comme pour l’action.
Un autre problème que nous voyons avec des groupes comme Extinction Rebellion, mais aussi avec certains faux insurgés (comme le groupe « Tiqqun / Appel – the coming insurrection ») qui sont très présents dans ces marches climatiques ou ZAD, est la confusion qu’ils font sur le terme » action directe ». Ils confondent l’action directe réelle (qui est l’action sans représentant, par les premiers concernés) avec « l’action spectaculaire » (qu’elle soit violente ou qu’elle soit médiatique). En fait, tous les deux veulent diriger le mouvement dont ils s’érigeraient en représentants médiatiques. Ce ne sont que les deux faces d’une même pièce. Et nous avons dû les affronter dans le passé dans certaines luttes.
CONCLUSION :
Je pense que les anarchosyndicalistes, et singulièrement l’AIT à travers ses sections, pourrait jouer un rôle en étant un réseau d’échange d’informations, d’analyses et d’opinions théoriques, mais aussi sur les luttes locales auxquelles nous participons. Les sections devraient être encouragées si possible à traduire davantage leurs documents et à les partager directement avec les autres sections (ceci est valable, pas seulement sur cette question en fait…). Ces échanges peuvent créer une émulation et une coordination entre les sections sur la question climatique comme sur les autres.
Une compagne de la CNT-AIT (France)
Article publié dans le numéro 176, mars avril 2022, du magazine Anarchosyndicalisme !
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