Kristin Ross
Professeure de littérature comparée à l’université de New York. Auteure de l’Imaginaire de la Commune, La Fabrique, Paris, 2015.
De nombreux historiens ont analysé la Commune de Paris comme un soulèvement patriotique trouvant son origine immédiate dans la confiscation des canons de la Garde nationale en mars 1871. Mais les fondements intellectuels de cette insurrection semblent plus anciens : dès 1868, dans les clubs politiques et les réunions populaires de la capitale, des citoyens en appellent à la « République universelle ».
En avril 1871, au plus fort de la Commune de Paris, sept mille ouvriers londoniens organisèrent une manifestation de solidarité avec leurs camarades parisiens, marchant depuis ce que la presse bourgeoise britannique appelait
« notre Belleville » — le quartier de Clerkenwell Green — jusqu’à Hyde Park, par un temps épouvantable. Accompagnés d’une fanfare, ils brandissaient des drapeaux ornés des slogans « Vive la Commune ! » et « Longue vie à la République universelle ! ».
La même semaine, dans l’amphithéâtre de l’école de médecine de la Sorbonne désertée par ses professeurs — tous s’étaient enfuis à Versailles [1] —, les artistes et les artisans parisiens (« toutes les intelligences artistiques ») écoutaient Eugène Pottier[2] lire le manifeste de la Fédération des artistes de Paris, qui se conclut par la phrase : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. »
« Commune » et « République universelle » représentent deux éléments fondamentaux de l’imaginaire politique de la Commune de Paris, deux expressions dont la charge affective déborde tout contenu sémantique précis. Mais la répétition de ces termes au long des dernières années de l’Empire, du siège de la capitale et de l’insurrection elle-même exprimait le désir des communards d’une vie sociale organisée selon les principes de la participation et de la décentralisation.
La majorité des historiens situent le début de la Commune au 18 mars 1871, avec ce que Karl Marx appela la « tentative d’effraction » d’Adolphe Thiers[3], sa décision de confisquer les canons de la Garde nationale, et les réactions qu’elle provoqua. Dans leur récit, l’insurrection apparaît comme un soulèvement spontané, lié à une poussée de « patriotisme égaré » — comme le dit Thiers lui-même [4] — due aux circonstances particulières de la guerre franco-prussienne.
Or, si l’on commence, non par cette réaction spontanée, mais par les réunions de travailleurs de la fin de l’Empire, une tout autre image apparaît. On voit certaines idées prendre progressivement de l’importance. Les réunions des clubs politiques du nord de Paris, les plus révolutionnaires, notamment les sections parisiennes de l’AIT, s’ouvraient et se concluaient au cri de « Vive la Commune ! », et les expressions « République universelle » et « République des travailleurs » y étaient employées indifféremment. Ces rassemblements ont créé et développé l’idée d’une commune sociale : le désir de remplacer un gouvernement de traîtres et d’incompétents par la coopération directe de toutes les énergies et de toutes les intelligences.
« Paris vivait de sa vie propre »
Le terme « Commune » exprimait le souci de l’échelle d’action, le désir d’autonomie locale, l’autosuffisance d’unités sociales assez petites et humaines pour que chacun se sente directement concerné par les détails de la vie quotidienne. La notion de « République universelle » représentait, elle, l’horizon internationaliste. Ensemble, les deux mots d’ordre dessinaient les contours d’un imaginaire puissamment non national. Ainsi, par « luxe communal », les artistes et les artisans de la Commune semblaient penser à une sorte de « beauté publique » : l’amélioration des espaces partagés dans toutes les villes et tous les villages, le droit pour chacun de vivre et de travailler dans un environnement agréable. En créant un art public, un art vécu, au niveau de municipalités autonomes, le « luxe communal» œuvrait contre la conception même de l’espace monumental et sa logique centralisatrice (nationaliste). Ce type de programme ne devrait pas nous étonner de la part de ceux qui ont mis à bas la colonne Vendôme. Mais il faut se garder d’imaginer que le terme ait pu impliquer un repli à l’intérieur des contours étroits de la municipalité. La Fédération des artistes considérait qu’elle agissait en même temps pour le luxe communal et pour la République universelle.
Sous la Commune, comme l’un de ses protagonistes les plus célèbres, le peintre Gustave Courbet, l’écrivit à sa mère, « Paris a renoncé à être la capitale de la France [5] ». Le Paris d’alors ne voulait pas être un Etat, mais une entité autonome au sein d’une fédération internationale des peuples. L’échelle que privilégiait l’imaginaire communard était à la fois plus limitée et plus large que la nation. L’expression « République universelle » renvoyait à un ensemble de désirs, d’identifications et de pratiques qui ne se laissaient pas définir par le territoire de l’Etat ou circonscrire par la nation. Elle distinguait très nettement ceux qui l’employaient des républicains parlementaires ou libéraux : ces derniers croyaient en la nécessité d’une autorité étatique forte et centralisée, supposée garante de l’ordre social.
Durant les mois du siège, qui précédèrent la Commune, Paris, selon les mots du communard Arthur Arnould[6], « vivait de sa vie propre, ne relevait que de sa volonté individuelle. (…) Paris avait (…) appris le mépris absolu des deux seules formes gouvernementales qui eussent été jusqu’alors en présence dans notre pays : la monarchie et la République oligarchique ou bourgeoise [7]». La République universelle signifiait par opposition le démantèlement de la bureaucratie impériale, de son armée de métier et de sa police en premier lieu. « Il ne suffit pas d’émanciper chaque nation en particulier de la tutelle des rois, écrivait, dès 1851, le géographe anarchiste, membre de l’AIT et futur communard Elisée Reclus, il faut encore la libérer de la suprématie des autres nations, il faut abolir ces limites, ces frontières qui font des ennemis d’hommes sympathiques ![8] »
Le lendemain de la proclamation de la Commune, tous les étrangers furent admis dans ses rangs, car « le drapeau de la Commune est celui de la République universelle[9] ». Mais l’expression n’est pas née à ce moment ; elle remonte en réalité à un bref épisode d’internationalisme pendant la Révolution française. Son inventeur, Anacharsis Cloots[10], Prussien d’origine, qui se présentait lui-même comme « l’orateur du genre humain », soutint cette révolution aux côtés de l’américain Thomas Paine, sur des bases internationalistes, avant d’être guillotiné. Cependant, loin de signifier un retour aux principes de la révolution bourgeoise de 1789, le mot d’ordre de la République universelle, lancé par les communards, marque leur rupture avec son héritage, en faveur d’un véritable internationalisme des travailleurs.
Pensons par exemple aux habitudes de travail et à la culture des artisans d’art, qui participèrent en si grand nombre au mouvement de mars 1871, comme le nota plus tard Prosper-Olivier Lissagaray, le premier et le plus influent des historiens de la Commune. Ils étaient des internationalistes avant la lettre. On se souvient surtout aujourd’hui de Pottier comme de l’auteur de L’Internationale, écrite en juin 1871 au milieu des exécutions brutales des révolutionnaires vaincus ; à la veille de l’insurrection, il dirigeait un grand atelier où l’on confectionnait draperies, tapisseries, dentelles, où l’on pratiquait la peinture sur étoffes et sur céramique. Des artisans qualifiés de diverses origines et nationalités travaillaient ensemble à des tâches complémentaires ; leur internationalisme s’explique pour partie par la mobilité qui caractérisait ce type de métiers : ils allaient librement d’une région à l’autre et même d’un pays à l’autre. Comme beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, que la précarité économique contraint à une existence nomade, les hommes et les femmes artisans du milieu du XIXe siècle passaient l’essentiel de leur temps non pas à travailler, mais à chercher du travail.
Lorsque la France déclara la guerre à la Prusse, le 19 juillet 1870, les employés de l’atelier de Pottier furent parmi les signataires du manifeste de la section parisienne de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), aux côtés de leurs camarades d’Allemagne et d’Espagne, contre ce que Pottier appela dans un poème le « régime cellulaire de la nationalité [11]». Fait inédit dans une formation socialiste, le message était résolument antinationaliste : « Une fois encore, sous prétexte d’équilibre européen, d’honneur national, des ambitions politiques menacent la paix du monde. Travailleurs français, allemands, espagnols, que nos voix s’unissent dans un cri de réprobation contre la guerre ! (…) La guerre (…) ne peut être aux yeux des travailleurs qu’une criminelle absurdité[12]. »
Mais c’est peut-être la direction particulière prise alors par les femmes et par le féminisme qui témoigne le mieux de cette volonté de dépasser le cadre politique de l’Etat moderne. Louise Michel, Paule Minck, Elisabeth Dmitrieff[13] et d’autres ne cherchaient pas l’intégration dans l’Etat ou sa protection ; elles n’exigeaient pas, comme les femmes l’avaient fait en 1848, le droit de vote ni aucun autre droit de type parlementaire. Elles pratiquaient une forme de liberté au mépris total de l’Etat. En tant que participantes à la République universelle, elles se montraient indifférentes à la politique républicaine. Pourtant, Dmitrieff et sept ouvrières de l’habillement créèrent ce qui devint la plus grande et la plus efficace des organisations de la Commune : l’Union des femmes. Ses comités se réunissaient quotidiennement dans presque tous les arrondissements de Paris, fournissant du travail rémunéré aux femmes tout en répondant à l’urgence des situations de combat.
Rien n’était plus éloigné de la République universelle, envisagée comme association volontaire de toutes les initiatives locales ou « libre confédération de collectivités autonomes », que la République conservatrice qui allait finir par s’imposer. La République universelle imaginée et, dans une certaine mesure, vécue pendant la Commune n’était pas seulement très différente de celle qui adviendra. Elle était aussi conçue en opposition avec la République française timidement accouchée en septembre 1870 par Thiers, alors monarchiste, et plus encore avec celle qui s’affermit sur les cadavres des communards. Car ce massacre fut l’acte fondateur de la IIIe République, qui se consolida ensuite tandis que la bourgeoisie industrielle et les grands cultivateurs de province nouaient leur alliance historique, soudant pour la première fois la modernisation capitaliste à l’Etat républicain.
En France, le massacre marqua le début d’une séquence profondément conservatrice sur la question de l’identité nationale. Cette séquence devait se prolonger au moins jusqu’à Vichy, tandis que dans toute l’Europe les nations entraient dans la compétition coloniale et mettaient en œuvre les nouvelles formes de massacre à grande échelle nécessaires au contrôle et au maintien de l’ordre dans les empires.
A partir de l’amnistie des communards votée par le Parlement en 1880, on assiste à des tentatives d’intégrer la Commune à la fiction républicaine française, en l’assimilant à un mouvement patriotique ou à un combat pour les libertés républicaines — autrement dit, à une tentative réformiste de démocratiser l’Etat bourgeois plutôt que de le détruire. Mais il suffit de lire les Mémoires des survivants pour voir à quel point eux-mêmes se défendaient farouchement d’avoir agi pour sauver cette République : « La République de nos rêves n’était assurément pas celle que nous avons. Nous la voulions démocratique et sociale, et non ploutocratique », écrit l’un d’eux[14]. Gustave Lefrançais se montre plus radical encore : « Le prolétariat n’arrivera à s’émanciper réellement qu’à la condition de se débarrasser de la République, dernière forme, et non la moins malfaisante, des gouvernements autoritaires[15]. »
[1] Siège du gouvernement de défense nationale instauré après la défaite de Sedan et la capture de Napoléon III (septembre 1870).
[2] Eugène Pottier (1816-1887), membre de l’AIT et auteur de L’Internationale, qu’il dédia à Gustave Lefrançais.
[3] Monarchiste orléaniste, Adolphe Thiers (1797-1877) devient chef du pouvoir exécutif en février 1871, peu après la chute du Second Empire. La restauration monarchique se révélant impossible, il se rallie à la République en 1873.
[4] Cité dans La Revue blanche. 1871, enquête sur la Commune, Editions de l’Amateur, Paris, 2011 (1re éd. : 1897).
[5] Correspondance de Courbet, texte établi par Petra Ten-Doesschate Chu, Flammarion, Paris, 1996.
[6] Arthur Arnould (1833-1895), membre actif de l’AIT, anarchiste.
[7] Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Res Publica, Gémenos, 2009 (1re éd. : 1878).
[8] Cité dans Le Libertaire, Paris, 28 août-1er octobre 1925.
[9] Journal officiel de la République française sous la Commune, Ressouvenances, Villers-Cotterêts, 1995 (1re éd. : 1871).
[10] Anarchasis Cloots (1755-1794) : fait citoyen d’honneur de la France le 26 juin 1792, très favorable à la Révolution française et il était aussi un fervent partisan de l’athéisme.
[11] Eugène Pottier, « La Guerre », Chants révolutionnaires, Comité Pottier, Paris, 1908.
[12] Manifeste de la section parisienne de l’Association internationale des travailleurs publié dans Le Réveil, 12 juillet 1870.
[13] Louise Michel (1830-1905), blanquiste pendant la Commune, elle deviendra anarchiste après sa déportation en Nouvelle-Calédonie ; Paule Minck (1839-1901), d’origine polonaise, blanquiste pendant la Commune, elle évoluera vers l’anarchisme lors de son exil en Suisse ; Elisabeth Dmitrieff (1851 – 1910 ou 18 ?), d’origine russe, membre active de l’AIT dont elle représente le Conseil général à Paris. Elle adresse quelques rapports à Karl Marx puis bascule dans l’action, participant notamment à la création de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, section féminine de l’AIT. Cependant Élisabeth Dmitrieff partage avec Louise Michel la volonté de ne pas différencier ni séparer les femmes des hommes.
[14] Pascal Grousset, cité dans La Revue blanche..., op. cit.
[15] Gustave Lefrançais, cité dans La Revue blanche…, op. cit.
Extrait de la brochure « La Commune de Paris et la notion de l’Etat »