Le nitrate d’ammonium, bien connu des toulousains suite l’explosion de l’usine AZF en septembre 2001 (la plus grosse catastrophe industrielle en Franc à ce jour … cf. 21 septembre 2001, TOULOUSE, AZF : UNE JOURNEE SOUS LA TERREUR) a de nouveau fait entendre la puissance de sa voix destructrice, cette fois ci à Beyrouth. L’explosion a été entendue jusqu’à Chypre, distante pourtant de 200kms des côtes libanaises. L’entrepôt n°12 contenait 2750 tonnes d’ammonite, soit une quantité neuf fois supérieure à la charge qui a sauté à Toulouse en 2001.
Bien que ce produit d’une dangerosité avérée ait déjà fait souvent parler de lui (en 1921 à Oppau en Allemagne : 561 morts, en 1947 à Brest explosion d’un cargo norvégien, en 2001 à Toulouse, en 2013 au Texas :15 morts dans la ville de West), il continue cependant d’être commercialisé et très utilisé dans le monde, soit comme engrais, soit comme explosif pour l’industrie minière. Ni son stockage, ni sa circulation ne font l’objet de mesures de surveillance réellement contraignantes (ni au Liban, ni ailleurs). Rappelons au passage que ce sont les marchands de canons internationaux qui à l’origine ont réussi à recycler en engrais agricoles leurs stocks de poudre invendus (au sortir de la Première et surtout de la Seconde guerre mondiale) : splendide exemple d’adaptabilité et de diversification d’un secteur industriel que la paix aurait pu gravement impacter.
L’explosion du 4 août a tué 180 personnes et en a blessé 6500 autres. On ignore encore le nombre des disparus, ensevelis sous les décombres ou réduits en bouillie par la déflagration. Beyrouth est encore une fois transformée en champ de ruines ; 300 000 personnes se retrouvent sans domicile, le port est en grande partie détruit. En 2014 un cargo géorgien dont la coque présente des voies d’eau, est contraint de faire escale à Beyrouth : il y décharge sa cargaison possiblement explosive avant de couler quelques semaines plus tard dans les eaux du port. Averties depuis 2016 par la direction du port de la présence de cet énorme stock de matière dangereuse, les autorités libanaises n’auraient donné aucune suite…
Nous avons ces dernières années, malheureusement souvent été obligés d’aborder dans notre journal Anarchosyndicalisme ! le thème des catastrophes « industrielles » ou « naturelles » et nous avons donc rappelé combien l’attitude de l’Etat (de n’importe quel Etat) en cas de crise grave, obéissait à un certain nombre de constantes : incurie totale quant à l’anticipation et la prévention des risques, absence criminelle de réactivité et impréparation face au déclenchement de la crise, communication mensongère cherchant à diluer les responsabilités. L’exemple Libanais vient encore une fois confirmer que les Etats n’ont en fait que bien peu de considération pour la sécurité et le bien-être des populations dont ils ont la charge. Dépassées par l’ampleur de la crise, les autorités s’inscrivent dans un premier temps aux abonnés absents, abandonnant les gens à leur triste sort : la solidarité se met alors en oeuvre au sein de la population cherchant à pallier aux carences de l’état.
Depuis 2018 , 2019 les libanais avaient déjà pris l’exacte mesure de ce qu’ils pouvaient attendre de leurs dirigeants : aux coupures récurrentes d’eau et d’électricité, à la montée vertigineuse des prix des denrées de première nécessité, au chômage en voie de généralisation, à la dévaluation de plus de 80% de la livre libanaise, à la pandémie de la Covid, voila que vient s’ajouter cette gigantesque destruction qui laisse une bonne partie des beyrouthins sans domicile, plongés d’un coup dans la misère la plus totale, frappés par le chagrin mais habités par une colère qui ne s’éteindra pas de sitôt.
Ce drame du 4 août survient donc à un moment bien particulier de l’histoire du Liban, alors que la crise est totale : une catastrophe qui peut apparaître comme l’étape ultime de la descente aux enfers d’une population, otage depuis près de cinquante années d’une clique de politiciens criminels, une catastrophe particulière dans un pays bien spécifique.
Etymologiquement « Lub nan » en arabe signifie la montagne blanche. Au cours des siècles la montagne libanaise va en fait servir de refuge à de multiples communautés religieuses (tant chrétiennes que musulmanes) qui cherchent à échapper à leurs ennemis en occupant des sites difficiles d’accès. Présenté dans la bible comme le « pays où coule le lait et le miel » le Liban a souvent attiré la convoitise de ses voisins en raison de ses richesses, de son climat, de ses ressources en eau facilitant le développement de l’agriculture.
Aprés la fin des phéniciens en -300 avant JC qui, marins commerçants, avaient fondé des comptoirs tout autour de la Méditerranée, le Liban va être occupé successivement par les Perses, les Assyriens, les Grecs, les Romains les Arabes, les Mamelouks, les Croisés qui fondent (Raymond IV de Toulouse) le comté de Tripoli, l’empire Ottoman (entre 1516 et 1918) et enfin par la France après 1918. L’histoire du Liban est donc riche en influences et au cours du XXème siècle la diversité de sa population va encore s’accroître puisque le pays va accueillir sur son territoire des flux importants de migrants et réfugiés : en 1922 les Arméniens fuient en masse les massacres perpétrés par l’armée turque, bientôt suivis par des milliers de kurdes. Après la création de l’état d’Israël en 1948, ce sont les Palestiniens qui arrivent en nombre (une seconde vague suivra dans les années 70) puis entre 58 et 75 arrivent des Syriens fuyant le régime; après le déclenchement de la guerre en 2012 pas moins de un million et demi de syriens trouveront refuge au Liban qui comptait alors à peine quatre millions d’habitants.
Ce melting-pot pot de populations diverses aurait pu constituer un atout pour le Liban mais le choix en 1943 d’une constitution fondée sur l’allégeance confessionnelle des citoyens avec répartition proportionnelle des responsabilités politiques et administratives selon le poids démographique des confessions va en fait faire le lit des tensions entre communautés. On ne peut s’empêcher de penser que ce choix plus ou moins téléguidé par la France, ex puissance protectrice, est encore une fois l’illustration du fameux principe, souvent appliqué lors des décolonisations : diviser pour mieux régner.
L’institution du confessionnalisme comme fondement de la société permet en plus aux diverses oligarchies de prévenir les luttes sociales en enfermant les citoyens dans leur communauté religieuse. Pourtant jusque dans les années 70, le Liban va connaître une réelle prospérité, ses banques sont alors florissantes et l’on parle du Liban comme de la « Suisse du Proche Orient » tandis que Beyrouth, ville cosmopolite et festive devient le « Paris de l’Orient ». Même si la prospérité n’est pas identique pour tous, le Liban vit ces années là en paix et en (relative) démocratie, exception notable dans le monde arabe qui est plutôt abonné aux dictatures ou aux monarchies autoritaires.
C’est avec les conflits israélo-arabe et israélo-palestinien que le fragile équilibre entre les diverses communautés vole en éclats. La guerre civile s’installe de 1975 à 1990 avec des périodes de tensions extrêmes, suivies de calmes relatifs. Au cours de ces quinze années de guerre où s’affrontent un camp conservateur chrétien et une coalition islamo-progressisto-palestinienne (avec en outre deux interventions militaires extérieures, l’une syrienne , l’autre israélienne). 130 000 personnes vont trouver la mort, 150 000 seront blessées (beaucoup resteront handicapés à vie) et 10 000 disparaîtront. Enlèvements, tortures, viols, massacres collectifs, bombardements d’habitations , snipers tirant sur des civils sont monnaie courante à Beyrouth et au Liban dans cette période.
En 2006, alors que le pays commence à se remettre de ses blessures, une nouvelle guerre éclate avec le voisin israélien. Cette seconde guerre va modifier l’équilibre entre les forces confessionnelles. Le Hezbollah, (parti de dieu, parti milice chiite) se distingue par sa capacité à résister à l’armée israélienne et devient de fait la principale force politico-militaire du Liban. Survenant après 15 années de guerre civile, cette guerre va stopper le redémarrage du pays. Pourtant, Beyrouth, ville plusieurs fois détruite au cours de son histoire ancienne (séisme, incendie, bombardement de la marine anglaise en 1837) ou récente, se reconstruit cette fois encore, et ce dernier, comme les fois précédentes s’accompagne de scandales financiers. La classe politique ayant une fâcheuse tendance à puiser sans compter dans les caisses de l’Etat, l’endettement du pays va croissant. Un certain nombre de banque libanaises attirent des fonds étrangers avec des taux d’intérêts extrêmement avantageux ; intérêts qui sont en fait remboursés par prélèvements sur les dépôts confiés à la banque par ses nouveaux clients. Ce système apparenté à la «pyramide de Ponzi » ne peut durer très longtemps, la faillite et la banqueroute sont la fin inéluctable et logique de ces sortes de combines.
Des pratiques mafieuses et une conjoncture internationale instable précipitent le pays dans une crise économique et financière à partir de fin 2018. Juste avant le grand krach 6 milliards de dollars auraient quitté le pays pour des cieux plus sereins…. La livre libanaise perd 80% de sa valeur, 50% de la population passe en dessous du seuil de pauvreté ; même la classe moyenne voit ses revenus divisés par 3 ou 4 ; les gens n’ont plus qu’un accès très limité à leur compte bancaire, beaucoup sont ruinés. Excédés par l’incurie et l’incompétence de leurs politiciens les libanais descendent par dizaines de milliers dans la rue pour exiger le départ de leurs dirigeants : les libanais nomment cet épisode leur révolution du 17 octobre (par référence sans doute à une autre révolution d’octobre).
Il faut savoir que les actuels dirigeants sont pour la plupart d’anciens chefs de guerre qui veillent scrupuleusement sur leurs intérêts propres et sur ceux de la communauté qu’ils sont censés représenter. Le confessionnalisme, le communautarisme favorisent évidemment le clientélisme, renforcent le sentiment d’appartenance à un clan et contribuent à instituer le règne du patriarcat : pour obtenir un travail, un logement, une bourse, il faut s’adresser à la bonne personne à qui on sera redevable du service rendu. Le communautarisme religieux (5 églises chrétiennes différentes : maronite, grecs orthodoxes et catholiques, arméniens catholiques et protestants ; 3 communautés musulmanes : sunnites, chiites et druzes) pèse en fait comme un carcan sur la société libanaise. Au sein de la jeune génération nombreux sont ceux qui rejettent ces divisions , ces rivalités qui ne profitent qu’à une petite minorité dont le seul objectif reste le maintien du statu-quo et de leurs privilèges. Des observateurs de la scène libanaise parlent de « vétocratie », les chefs des différentes obédiences s’opposant systématiquement aux propositions qu’ils jugent défavorables à leur clan.
Une bonne partie de la population libanaise veut le départ de ces chefs de guerre (qui sont souvent entre autres choses les riches propriétaires d’entreprises de BTP, diversification oblige), mais après la catastrophe du 4 août , même si la colère populaire gronde, on peut craindre que les « généreux donateurs», les fournisseurs de l’aide internationale ne veuillent contrôler de très près l’évolution de la situation politique. Les réformes structurelles du Liban dont rêve Emmanuel Ier, roi des français ne sont sans doute pas à la hauteur du changement souhaité par les libanais en révolte. Il est malheureusement probable, que l’on dégottera au fond d’un placard des politiciens bien propre sur eux et qu’on renverra avec beaucoup d’égards les vilains corrompus. Mais très vite, à l’usage, les intègres se révéleront aussi corrompus que ceux qu’ils ont remplacés puisque comme l’a si bien formulé Louise Michel, « tout pouvoir corrompt ».
Le communautarisme a prouvé au Liban son extrême nocivité. Les courants, qui en France et ailleurs militent pour l’instauration d’une société fondée sur le communautarisme devraient se pencher sur ce malheureux exemple. Nous sommes tous des êtres humains, des citoyens du monde et la seule réelle identité que nous ayons, c’est la place que nous occupons dans la société, notre appartenance à la classe des exploités ou à celle des exploiteurs. L’exemple du Liban montre que la classe dominante sait parfaitement utiliser le communautarisme pour étouffer les luttes sociales et assurer sa suprématie.
Communiqué de nos compagnons du groupe anarchiste libanais KAFEH :