(Article paru initiallement dans le journal de la CNT-AIT de Toulouse en septembre 2003)
Après une longue absence, nous décidons, une amie et moi, d’aller faire un petit tour de l’autre côté de la Méditerranée. Nous arrivons donc par une belle journée d’hiver à l’aéroport d’Oran. Des amis nous attendent et nous embarquent faire un tour au centre ville et le long de la corniche.
Tard dans la nuit, on se retrouve dans une boite de nuit où les groupes de musique de raï battent leur plein. Moi qui avais pris bien soin de choisir mes vêtements pour là-bas, je n’en revenais pas de voir toutes ces filles en petites jupes (elles arrivaient avec de longs manteaux), ces garçons qui affichaient leur homosexualité et ces flots d’alcools qui coulaient ! Détail révélateur d’une société complètement schizophrène et hypocrite, où la vie n’est pas la même pour tous et où les gens ne sont pas tous des intégristes ou des mekla corrompus.
Le lendemain dans l’après-midi, ma copine et moi prenons la route pour aller rendre visite à sa famille. Il fallait se dépêcher pour éviter de rouler de nuit. Nous avions un trajet de 400 km à faire. La route est longue et surtout dangereuse car la ville natale de ma copine et pratiquement toutes les régions environnantes font partie de ce qu’on appelle le triangle de la mort. Après les plaines d’Oran, la route serpente à travers collines et montagnes. On était un vendredi, jour de prière, où les routes sont généralement peu fréquentées. Tout au long du parcours, il y avait des barrages de militaires ou de gendarmes. La vue de chacun d’eux me glaçait. Il pouvait s’agir d’un faux barrage, et même avec les vrais, on ne sait jamais ce qui peut nous arriver, surtout que nous étions deux rzalettes ! Il fallait, dans tous les cas, arrêter la musique, la cigarette, marquer un stop, dire notre destination, éviter tout mouvement, se faire tout petit… Il est 17h45, il fait déjà nuit et nous sommes à 30 mn de notre destination. La route devient de plus en plus étroite, de plus en plus sinueuse. On ne dit plus un mot. Et puis ma copine se met à me parler d’une voix très calme, monotone. Elle me dit qu’un des premiers attentats revendiqués par le GIA avait eu lieu juste au virage que nous venions de passer. Il s’agissait de l’assassinat d’une délégation de 19 personnes dont un préfet. Vers l’entrée de la ville, en chuchotant presque, elle m’indique l’endroit où deux de ses frères ont été victimes d’un attentat. L’un d’eux a trouvé la mort tandis que l’autre a été gravement blessé. Un peu plus loin, c’était au tour de son neveu de trouver la mort. Il a été tué par balle en plein centre ville. Comme les parents de ma copine habitent dans une petite ferme isolée, elle me propose de passer la nuit en ville chez une de ses belles-sœurs. Elle me précise que pas très loin de la ferme, 13 personnes ont été assassinées dont 5 membres de sa famille. Nous arrivons enfin à la maison. Il fait chaud, ça sent bon et ça me rassure !
Le soir, nous nous sommes tous assis autour d’une meïda garnie de café, de thé et de gâteaux. Ma copine me précise que je peux fumer. Nous échangeons des nouvelles de France et d’Algérie. Soudain, on frappe à la porte, tout le monde sursaute car la belle-sœur n’attendait personne. A travers la double porte en fer, le neveu reconnaît la voix de son oncle. Un homme d’une soixantaine d’années, d’une stature impressionnante, accompagné de sa petite fille, vient nous saluer. Il porte à l’épaule une kalachnikov. Il l’a adossée sur le mur, là, en face de nous, mais personne, même les enfants, n’avaient l’air d’y prêter attention, sauf moi. Je n’arrivais plus à détacher mon regard de cette chose. » C’est un Klach me dit-il, tu n’en as jamais vu ? Ici tout le monde a une arme. Nous ne sommes en sécurité nulle part et il faut bien se défendre « . Je n’osais pas répondre et puis je ne savais pas quoi lui dire. Ils se moquaient gentiment de ma peur. Petit à petit, chacun d’eux se mit à raconter des bribes de leur vie de ces dernières années. La famille, très nombreuse, vivait à 3 km de la ville dans un climat permanent de peur et d’angoisse. » Ça a commencé par des appels téléphoniques anonymes, annonçant la mort de chacun de nous. Ils nous récitaient des versets coraniques destinés aux veillées funèbre et nous demandaient de préparer le linceul de notre prochain enterrement. Nous allons enlever vos enfants disaient-ils, et vous n’aurez que les têtes ! Ensuite, c’était au tour des lettres de menaces, et puis toutes ces exécutions. Nous vivions avec la peur de mourir, la peur de ne pas arriver au travail, de ne plus rentrer chez nous, la peur d’être enlevés, torturés, violés. A la maison, nous nous organisions avec les moyens du bord. Nous faisions des gardes de nuit à tour de rôle pour surveiller la venue des terroristes et nous avions muré les fenêtres. Les enfants ne pouvaient plus aller à l’école, ni sortir jouer dehors. Ils étaient cloîtrés à la maison. Les adultes qui travaillaient à l’extérieur, ou qui allaient acheter du ravitaillement en nourriture et autres besoins, changeaient en permanence leurs horaires et leurs itinéraires pour ne pas être repérés. Ceux d’entre nous qui avaient reçu des lettres de menace, ne dormaient même plus à la maison et « nomadisaient » d’un endroit à un autre. On se demandait quel serait le prochain d’entre nous et nous n’avions même plus de larmes pour pleurer nos morts ! « .
Le lendemain dans l’après-midi, nous sortons faire un petit tour. Au bas d’un chemin, ma copine me montre un hameau de grabas. Ici, me dit-elle, 28 personnes ont trouvé la mort de façon atroce, et la rumeur dit que ce sont les militaires qui ont fait le coup. Toutes les familles assassinées étaient soupçonnées d’avoir des liens plus ou moins directs avec les groupes islamistes. Au retour, nous traversons le marché d’Oran. A côté d’étalages regorgeant de produits de tous genres, s’étalait la misère des gens : des enfants qui mendiaient ; d’autres proposant – vieille pratique coloniale – de porter nos sacs ; des vielles femmes assises sur des tabourets tentant de vendre tout ce qui pouvait l’être ; des cireurs de chaussures ; des « gareurs » de voitures.
Triste réalité.
Fadila
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