UN IMPOSTEUR NOMME MARCOS

samedi 10 décembre 2005

UN IMPOSTEUR NOMME MARCOS

En avril 1978, un dénommé Enrique MARCOS accède à la fonction de Secrétaire général de la CNT espagnole. Quelques temps après, il en est exclu. Il devient par la suite un des principaux fondateurs de la CGT espagnole (scission réformiste de la CNT). Tout ceci se passe dans les quelques années qui suivent la mort de Franco et la fin de ses quarante années de dictature (1975). C’est un moment où des foules considérables découvrent la CNT. Un moment ou son audience est extraordinaire. Ainsi, quelques semaines à peine après la mort du dictateur, plus de 40 000 personnes étaient réunies au cours du premier grand meeting de la CNT -pas vraiment autorisé- dans la périphérie de Madrid (San Sébastian de los Reyes). Quelques mois après, c’était une foule de quelques 500 000 personnes qui saturait les remblas pour un meeting géant à Barcelone. C’était un moment où la CNT était en capacité de mener des luttes importantes, qui ont pu paralyser le pays (lutte des pompistes) et qui ont souvent été victorieuses. Un moment crucial pour la renaissance de l’anarchosyndicalisme. Il faudra toute une série de coups d’arrêts pour stopper ce développement. Enrique Marcos a été l’instrument de l’un d’entre eux. Depuis mai 2005, il est au centre d’un scandale retentissant dans tout le pays. Le parcours de Marcos, partiellement dévoilé aujourd’hui, contribue à éclairer l’histoire de l’anarchosyndicalisme dans l’ère post-franquiste d’une lumière plus crue.

La CNT, Enrique MARCOS y avait fait son apparition -qu’il présentait comme une réapparition- à la fin des années 70. Dans cette période de convulsion sociale, il exhibe un glorieux passé militant : il a combattu dans la colonne Durruti. Il est ensuite passé en France, où, comme tant d’autres anarchosyndicalistes, il s’est lancé dans la Résistance. Arrêté par la Gestapo, torturé, il est déporté vers les camps de la mort. Donnant plusieurs centaines de conférences sur le sujet chaque année, il devient ce que la presse espagnole appelle « le déporté espagnol le plus connu« . Il préside d’ailleurs la principale association de déportés. Enrique Marcos, qui entre-temps a catalanisé son identité en Enric Marco (une façon de brouiller les pistes) voit ses mérites reconnus. En 2001, la Generalitat (le gouvernement catalan) lui décerne la « Croix de Saint Jordi », sa plus haute distinction civile, pour, entre-autre, «  toute une vie de lutte antifranquiste et syndicaliste » [1]. Le 27 janvier 2005, c’est lui seul qui représente les déportés lors du premier hommage rendu aux victimes de l’holocauste par les Cortès (le Parlement espagnol). Le 8 mai dernier, il devait en présence du Premier ministre, José Luis Zapatero, être la vedette d’une commémoration officielle sur le site de Mauthausen, camp où plus de 5 000 antifascistes espagnols ont été exterminés. Mais ce jour là, Enric Marco, est « malade ». Il a été prévenu que le scandale va éclater : un historien a eu la curiosité de consulter les archives du Ministère espagnol des affaires étrangères. Il y a trouvé les pièces qui prouvent qu’en 1943 monsieur Enric Marco -ou Enrique Marcos, comme on voudra- était certes en Allemagne, mais volontairement, sous contrat avec l’entreprise Deutsche Werk.

Comme l’écrit la presse espagnole : « Jamais il n’est parti d’Espagne en tant qu’exilé. Jamais il n’a fait partie de la Résistance française. Jamais il n’a été en camp de concentration » (« Veinte Minutos« ). Ajoutons pour notre part que, probablement, il n’a été dans la colonne Durruti et que jamais, certainement, il n’a jamais été anarchosyndicaliste.

Mais alors comment expliquer le passage d’Enric Marco à la tête de la CNT renaissante de la fin des années 70 ? Juan Gomez Casas qui, lui, a réellement milité toute sa vie, a posé publiquement la question [2] : « Qui est Marcos ?” demandait-il alors, avant de conclure “cet individu une fois parvenu, à force de mensonges, à obtenir la confiance des anarchosyndicalites, n’a eu de cesse de les trahir« . Car là est bien le rôle qu’a joué Marco. Pour le comprendre, faisons un retour sur la « transition démocratique » espagnole. Elle débute dans un climat d’ébullition, une sorte de « Mai 68 » chronique. Une nouvelle génération surgit dans la vie politique espagnole et se lance à corps perdu dans la bataille. Malgré l’épée de Damoclès d’un coup d’État militaire, malgré la répression, les luttes se développent. Les classes dirigeantes, veulent se « démocratiser« , mais sans perdre une miette de pouvoir. Elles négocient alors avec les « forces de gauche » le « Pacte de la Moncloa » : en échange de la légalisation du Parti communiste, d’un retour à la « démocratie », d’une amnistie, d’élections et certainement de quelques prébendes, tout le monde se met d’accord pour accepter la monarchie et une politique d’austérité anti-ouvrière. Tout le monde sauf la CNT. Car si les deux autres syndicats (Commissions ouvrières et UGT) en bonnes courroies de transmission de leur parti respectif (communiste pour l’une, socialiste pour l’autre) acceptent le marché, la CNT le refuse.

La CNT, à qui la Révolution de 36 et sa résistance acharnée pendant les quarante années de dictature assure un prestige, une légitimité et une capacité d’action considérable, devient alors la bête à abattre. Tout est bon pour cela [3]. A côté des provocations, des assassinats de militants [4], l’exacerbation de tensions internes fournit une arme essentielle contre la CNT. C’est là, bien entendu, que nous retrouvons Enric Marco, lui qui déclare, par exemple, en septembre 1979, au cours d’une conférence de presse qu’il a convoqué en qualité de Secrétaire général de la CNT : « Le 8 décembre aura lieu le Vème congrès confédéral de la CNT, qui mettra fin à de longues années de sectarisme et de bureaucratie de l’exil…Il est nécessaire de mettre fin à toutes tentatives de contrôle de l’exil …Il faut) reconsidérer notre stratégie syndicale… Nous devons établir des relations avec les autres organisations de travailleurs« . « Etablir des relations avec les autres organisations de travailleurs« , c’est-à-dire avec les signataires du pacte de la Moncloa, on voit tout de suite à quoi cela pouvait mener. Quant au débat sur la place de l’exil [5] dans la CNT, il faut se souvenir que l’exil, avec toutes ses faiblesses, était à ce moment là garant d’une continuité historique et surtout d’une continuité révolutionnaire. Insulter les militants de l’exil, afficher qu’il fallait en finir avec eux, s’était clairement indiquer vouloir rompre avec une orientation révolutionnaire. Marco, avec quelques autres, s’est chargé de cette tâche.

Ce que nous apprenons aujourd’hui permet d’apporter une réponse à l’interrogation de Juan Gomez Casas. Qui est Marco, qui est cet homme qui, dans la période cruciale 75/80, était au premier plan en tant que porte-parole d’une organisation que l’État espagnol s’était juré d’abattre ? La première partie de la réponse est simple : un fieffé menteur. Quant à la seconde, que chacun se fasse son opinion. Pour notre part, nous soulignerons simplement que c’est dans des archives ministérielles qu’un historien a trouvé, rangé à sa place, le dossier sur la vie de Marco dans les années 40. Tous ceux qui ont eu une expérience minimale de la police franquiste et de la police post-franquiste (c’était d’ailleurs la même) savent avec quel soin méticuleux elle recueillait et analysait le moindre renseignement sur les militants. C’était même une obsession. Il est donc tout à fait impossible qu’à l’époque où Marcos était Secrétaire national de la CNT, le ministre de l’intérieur n’ait pas eu entre les mains les preuves qu’il mentait et que toute la biographie qu’il étalait déjà dans la presse était fausse. Il lui suffisait de lâcher cette information pour abattre médiatiquement le « N°1 » de la CNT et porter un coup à la crédibilité de cette organisation. Pourtant, la police, qui ne reculait devant rien a gardé soigneusement le secret. Soit qu’elle s’en soit servi comme « fil à la patte » pour obtenir de l’imposteur ce qu’elle voulait, soit que l’imposteur…à vous de conclure [6].

Francesito

Les « merdias » à l’œuvre

Si, quand il était à l’honneur, les médias n’ont jamais ressenti le besoin de rappeler que Marco avait été un des responsables de la CNT, une fois sa supercherie découverte, ils se sont précipités pour publier cette information. Par contre, ils ont tous, ou presque, oublié de mentionner qu’il avait été exclu de la CNT dès 1979 et qu’il avait créé la CGT en 1989. Deux « détails » certainement sans importance. La palme de la désinformation revient au Monde dont l’éditorial (13 mai) pouvait laisser entendre que Marco était toujours secrétaire national de la CNT.


Solidarité avec un imposteur …

Confrontée au mensonge d’un de ses fondateurs et manifestement toujours ami ou adhérent, la CGT n’y trouve rien à redire : elle le justifie même. Sous le titre « Moi non plus je n’étais pas à Mauthausen » -ce dont on se doutait d’ailleurs- Rafael Cid, affirme dans l’organe de la CGT(Rojo y Negro Dijital, 12.mai 05) que Marco mentait … »par solidarité avec les victimes ». Il fallait oser l’écrire.


[1] _1 : La contribution historique de cet imposteur à l’éclatement de la CNT et à la création de la CGT méritait bien la reconnaissance d’un gouvernement, fut-il régional.

[2] _2 : Voir son livre « Relanzamiento de la CNT, 1975/1979 », éditions CNT-AIT, 1984.

[3] _3 : En particulier les manipulations policières. Exemple historique, l’incendie de la « Scala » : Le 15 janvier 1978, alors que la CNT, seule, réunissait à Barcelone 15 000 manifestants contre le pacte de la Moncloa, des cocktails Molotov sont lancés contre une salle de spectacles, la Scala. Quatre salariés, dont deux adhérents de la CNT, meurent carbonisés. Aussitôt, une campagne médiatique ordurière se déclenche contre la CNT, accusée d’être assez folle pour brûler ses propres adhérents. La CNT n’avait pourtant rien à voir. Il est établi que c’est un nommé Joaquin Gambin, indicateur de police, qui est à la source de cet incendie criminel. Notre journal de l’époque (les pages en français d’ »Espoir« ) avait dénoncé les agissements de cet auxiliaire de police -et de quelques-uns autres qui infiltraient la CNT- avant même son incendie criminel.

[4] _4 : Ainsi, Agustin Rueda, était-il assassiné par des matons de la prison de Carabanchel, le 14 février 1978…

[5] L’exil, c’était les militants qui avaient fait la révolution et qui s’étaient réfugiés ensuite hors d’Espagne. Leur combat n’avait jamais cessé et ils ont servi de support à la CNT clandestine de l’intérieur pendant toute la dictature.

[6] Dernière curiosité dans ce dossier : C’est dans le camp de Flossenbürg que Marco prétendait avoir été interné. Vous n’aviez probablement jamais entendu parler de Flossenbürg. Moi non plus. Il faut être assez versé en histoire pour le connaître et encore plus pour savoir que pas un seul des Espagnols qui y sont passés n’a survécu. Ainsi, Marco ne risquait pas de rencontrer un témoin gênant. Mais comment Marco a-t-il eu accès à ces informations très confidentielles ?

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https://cnt-ait.info/2019/09/23/cgt-e-cia/

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