À propos de la situation en Haïti : Ce n’est pas de la révolution, encore moins de l’anarchie !

Article issu du magazine de la CNT-AIT, « Anarchosyndicalisme ! », n°186(Mars-Avril 2024) )

 « Pourquoi nous parlons si peu d’Haïti, et ce, seulement quand ça va mal, très mal même ? » Cette question, tous les médias occidentaux se la posent, ou devraient le faire. Comme tentative de réponse : ce serait peut-être parce que les mauvaises nouvelles font plus facilement recette. Tant pis. Tant pis aussi si la République D’Haïti (son nom officiel, il faut le dire) a mauvaise presse.

Mais il n’y a que cela à rendre compte. Il y a aussi la joie de vivre de ce peuple, sa résilience face à tous ses déboires. C’est pourquoi l’objet de ce texte est de démontrer, ou du moins de démentir, une propagande médiatique qui sévit à l’international. Et il m’a paru que la France, à travers son système médiatique, n’a pas été épargnée. Ainsi à défaut de vous confirmer les fantasmes des uns et des autres, je parle d’un peuple qui souffre et qui cherche sans relâche les moyens de son émancipation. Il semblerait qu’il y aurait une certaine révolution à l’œuvre dans le pays avec à sa tête un chef de gang notoire. Certains le clament haut et fort. Le journaliste Jon Lee Anderson a même fait le déplacement depuis les États-Unis pour le New Yorker pour prendre son point de vue (1). Ainsi le chef de gang en question a eu une occasion en or pour se faire une image internationale. Il a eu toute la latitude pour tout exposé. Et le journaliste de clamer à la fin de cette intervention : « malgré son discours sur la construction de la Nation, il semble plus être un bandit qu’un révolutionnaire. ». Allez savoir, maintenant, pourquoi ceux qui dépouillent et tuent sans merci ont le droit et la possibilité de faire voyager leurs voix et mensonges dans des grands canaux internationaux et pas ceux qui en souffrent ou qui combattent ces malfrats et leurs patrons locaux et internationaux (2). D’un autre côté, certains en doutent, et essaient par-là, tant bien que mal de relativiser ce premier discours. Sans aucune information de premières mains, ils doutent quand même : « un révolutionnaire qui dirige d’une main de fer, terrorise etc. »… Néanmoins ce n’est pas suffisant.

De plus, ce ne serait pas le premier cas de figure de l’Histoire. Assez souvent ceux qu’on appelle « révolutionnaires » se prennent pour des sauveurs et se croient tout permis. Ils viennent avec leurs solutions (et théories) toutes faites et prennent les gens qui devaient être les acteurs pour leurs cobayes. Mais il n’en est rien pour ce qui est du cas d’Haïti. Et ce texte est précisément écrit pour convaincre le lecteur d’enlever purement et simplement cette idée ou possibilité de sa tête. Ce qui se passe en Haïti, là maintenant, n’a rien d’une révolution. Ni de politique, au sens où ceux qui commettent ces actes auraient une certaine volonté ou idéologie politiques. Rien de tout cela. Les actes peuvent être réduits à de la criminalité en vue de tirer profit, d’intimider, terroriser, et même des crimes gratuits. Si on peut les attribuer le rôle d’exécuteurs d’un plan macabre (une forme de « nécropolitique »; une formule inventée par l’État haïtien ou ses alliés pour réaménager la capitale du pays; pardonnez le cynisme, mais la réalité est encore pire), ceci ne peut être que secondaire. Je veux dire que ce vernis de politique a été fabriqué de toute pièce. Et ces alliés internationaux sont pour beaucoup. Et ce à deux niveaux. D’une part, par l’intermédiaire des médias, et d’autre part, parce qu’il semble qu’une certaine frange de ce groupe a le projet d’amnistier ces mêmes gangs qui détruisent tout sur leur passage. En guise de stratégie, ils se démènent pour leur attribuer un statut de groupe à caractère politique. Mais c’est bien compter, mal calculer. Puisque ce plan n’aboutira pas.

Et quand on ne parle pas de révolution ambiguë, on dit que c’est de l’anarchie. Et là encore ils ont tout faux. Et je ne vais pas m’éterniser sur la différence entre anarchie, chaos et anomie. Parce qu’en général les gens ont toutes sortes de blocage et croient ce qu’ils veulent à ce sujet, indépendamment de leur niveau de connaissance du Grec ancien. Une fois que le gouvernement perd ses moyens, on crie tout de suite d’anarchie. Comme quoi, puisqu’il doit toujours avoir un commandant et des commandés, peu importe ce qui existe en absence du gouvernement, surtout si cela permet de mieux relater l’idée du fantasme du gouvernement et la hiérarchie, est de l’anarchie. C’est un mot qui va et vient dans toute l’histoire d’Haïti. On dirait même que c’est un « État anarchique ». Curieux oxymoron. Le fait est que, si c’était de l’anarchie, ce serait plutôt les concernés eux- mêmes qui s’organiseraient pour gérer leur vie et ce qu’ils produisent. Sans hiérarchie et sans commandement. C’est cela l’anarchie, qui veut dire, entre autres, absence de commandement, sans fondement, au sens de l’anarchisme. Et ce que vit la société haïtienne dans sa globalité, c’est plutôt un chaos planifié et coordonné. Mais contrairement à un certain autre discours teinté de misérabilisme et de condescendance qui tente de naturaliser la situation, ces problèmes ne tombent pas du ciel.

On peut tenter de faire la genèse de cette criminalité qui fait rage dans le pays. Ses sources sont profondes et nombreuses, je ne peux que l’esquisser ici sans développer la thèse à proprement parler. Entre autres, on peut la faire remonter aux Politiques d’Ajustement Structurel des grands organismes internationaux, dont FMI et la Banque Mondiale. Par l’imposition de leurs politiques néolibérales, ils ont forcé des gouvernements à privatiser des entreprises publiques et réduire les dépenses publiques. De plus, ces mêmes politiques ont détruit l’agriculture du pays, et implanté des zones franches pour exploiter des ouvriers et ouvrières. Ces politiques ont été la cause d’une grande migration interne qui a abouti à la bidonvilisation.

On peut aussi lier cela au marché des stupéfiants et des armes entre les États-Unis et les pays de l’Amérique latine dont Haïti est une plaque tournante. La disponibilité de main d’œuvre de jeunes qui vivent dans de mauvaises conditions socio- économiques dans les bidonvilles, associée à la circulation ou la disponibilité des armes, ces deux conditions réunies offrent déjà l’occasion pour la formation des gangs de quartier.

Mais l’intervention des politiques, comme toujours, va empirer la situation. Et ce n’est pas uniquement le gouvernement ou l’opposition, mais les deux. Ces groupes sont utilisés pour gagner des élections et pour contrôler les quartiers qu’ils tiennent déjà en otage. Sans oublier des groupes gangs montés ad hoc par des politiciens.

La situation est plus qu’alarmante. Au-delà des médias qui en parlent comme s’il s’agissait d’une révolution mal nommée, au point qu’ils parviennent à camper à l’international un chef de gang comme un quelconque révolutionnaire ou figure politique, et qu’il jouit d’une grande popularité. Au-delà aussi des gens qui font comme s’il s’agissait d’un film, du déjà vu; certains en plaisantent même (serait-ce de l’humour blanc ?)… Il y a même un rappeur américain d’origine haïtienne (Jackboy) qui a mis récemment la photo de ce chef de gang sur son profil Instagram. Le mot révolution ou toute association d’une certaine volonté politique aux gangs doit être abandonné. Parce que cette propagande participe d’une volonté de banaliser la situation tout en désarmant de plus en plus les gens qui deviennent sa proie. Ce chaos planifié et coordonné comme dit tantôt menace de tout engloutir. Il devient difficile de réfléchir et de faire le point dans un tel contexte où on a l’impression à chaque fois que la réalité nous dépasse ou nous échappe. Il devient alors difficile de la saisir, même intellectuellement, encore moins d’agir sur elle. Ce n’est pas là l’aveu d’une défaite ou d’une fatalité.

Mais je crois que tous les acteurs ici en Haïti ou ailleurs qui font face à une situation similaire doivent savoir s’avouer qu’ils font face à une situation d’impuissance, même temporaire, pour pouvoir la surmonter. On doit se préparer, et continuer de lutter pour renverser la situation. Pour que les gens accèdent au pouvoir de mener leur vie, qu’ils s’organisent pour vivres libres, en égaux et solidairement. Ce serait là, même sans le nommer, de l’anarchie.

CECSO (Centre d’Études Culturelles et Sociales/Centro de Estudios Culturales y Sociales), Port-au Prince

(1) https://www.newyorker.com/magazine/2023/07/24/haiti-held-hostage

(2) Cet article ( https://nypost.com/2024/03/10/world-news/haitis-barbecue-gang-leader-behind-revolt-to-oust-prime-minister/amp ) du New York Post qui cite un autre du The Guardian présente le chef de gang en question comme l’homme le plus puissant du pays.

Laisser un commentaire